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03. Un procès-verbal d'institution de la magistrature

- Présentation du thème


Extraits du discours prononcé à la Cour d’appel de Paris par le premier avocat général Berville, 5 novembre 1849.

« Deux ans sont bientôt écoulés, depuis qu’une révolution, consacrant pour la France de nouvelles formes de gouvernement, a soumis à un nouvel examen tout ce vaste ensemble d’institutions et de pouvoirs divers, dont se composait la Constitution de notre pays. Sanctionnés avant ce jour, par le temps et par l’expérience, elles ont dû subir une fois encore l'épreuve de la discussion. Ainsi, pour ne parler que de ce qui nous rassemble, l’administration entière de la justice, son personnel, son organisation, le mode d’institution des magistrats, tout, jusqu'à cet antique et tutélaire principe de l’inamovibilité judiciaire, tout s’est trouvé à la fois ébranlé.
Grâce au ciel, cette épreuve n’a fait que mettre dans un jour plus grand et la dignité de la Magistrature française et la solidarité de son institution. Dans cette longue suspension de toutes vos garanties personnelles, votre justice est restée ce qu’elle a toujours été, ferme, active, consciencieuse, indépendante. Dans cette inquiète révision de notre établissement judiciaire, les principes sur lesquels il repose ont prévalu avec éclat sur des tentatives trop peu réfléchies.
La loi même de l’inamovibilité, qu’en un jour d’entraînement l’esprit novateur avait déclarée incompatible avec la Constitution républicaine, mieux examinée, mieux comprise, a paru ce qu’elle fut dans tous les temps, et même sous la monarchie absolue, un principe éminemment républicain. L’institution des juges, que, par une confusion d’idées et de langage, on avait voulu attribuer au souverain politique, au comice électoral, est restée avec raison dans le domaine de la puissance exécutive.
Qu’est-ce en effet que l’inamovibilité judiciaire ? c’est pour le juge, la liberté de conscience, assurée à la fois contre les influences du pouvoir et contre celles de la passion ou de l’intérêt privé.
C’est, pour l’homme digne de le devenir, une invitation à ne pas se détourner d’une carrière qui ne promet ni la célébrité ni la fortune, mais qui donne, avec la considération, la sécurité et l’assurance de l’avenir.
C’est pour tous les citoyens, un avertissement d’honorer nos fonctions modestes, silencieuses, intérieures, mais saintes, mais ni inviolables, qui voient passer et tomber les plus hauts pouvoirs sans être entraînées dans leur mobilité... »

Source : Procès-verbal de l’institution de la magistrature de la Cour d’appel de Paris, 5 novembre 1849. Extraits du discours du premier avocat général, Berville (Gazette des tribunaux, 6 novembre 1849).


Commentaire


Le renversement de la monarchie de Louis-Philippe lors des journées de février 1848 a pour conséquence immédiate la proclamation de la République. Seconde de nom, elle rappelle la première République de la période révolutionnaire. Comme tout changement de régime politique, celui de 1848 pose la question d’une nouvelle organisation des pouvoirs avec l'élaboration d’une Constitution et donc celle d’une réforme de la justice. Va-t-on s’inspirer des principes révolutionnaires ou conserver les structures mises en place par Napoléon Bonaparte ? Dans l’atmosphère fraternelle du printemps 1848, la magistrature s’est ralliée à la République, mais s’est vite inquiétée des projets de réforme et des mesures portant atteinte à son indépendance. Le régime devenant de plus en plus conservateur après la répression de l’insurrection ouvrière de juin 1848, les magistrats, satisfaits du résultat des élections donnant la victoire aux conservateurs partisans de l’ordre social, participent à la répression des démocrates-socialistes. Ils se retrouvent rapidement aux côtés du “parti de l’ordre” pour combattre les forces du “socialisme”. Ce faisant, leur influence auprès du pouvoir politique devient suffisante pour remettre en cause les quelques réformes de l’année 1848 qui les avaient affecté, particulièrement en matière de nomination et de statut personnel.
La reprise de la cérémonie de l’audience solennelle des cours d’appel en 1849 est significative de ce cours nouveau, alors qu’elle avait été supprimée l’année précédente. Renouant avec la tradition, le premier avocat général Berville, est chargé de prononcer, 5 novembre 1849, le discours de rentrée. Les extraits cités témoignent à la fois des inquiétudes qui ont affecté la magistrature aux débuts du nouveau régime quand était mis en chantier une nouvelle organisation judiciaire et la satisfaction de voir consacré à nouveau le principe de l’inamovibilité, justement confirmé par l’investiture accordée par le gouvernement lors de cette rentrée judiciaire, et considéré comme la pierre angulaire de l’indépendance des juges.

Un “nouvel examen” de la justice au lendemain de la Révolution de 1848

Une semaine après la proclamation de la République, le nouveau ministre de la Justice, Adolphe Crémieux nomme, le 2 mars 1848, une Commission chargée d'élaborer une réforme de l’organisation judiciaire affectant “l’administration entière de la justice”, les tribunaux comme le personnel judiciaire.

Une nouvelle organisation des tribunaux

Sous la présidence de Martin (de Strasbourg), la Commission, composée de jeunes juristes, en majorité d’opinion républicaine modérée remet son projet au gouvernement le 10 juillet 1848. Il porte l’empreinte du climat politique du moment propice à reprendre l’expérience de la Révolution de 1789, avec la même méfiance à l'égard de la puissance des juges et la faveur accordée à une justice plus proche du peuple, exercée au besoin par lui. Cela apparaît nettement dans les trois aspects les plus importants de la réforme projetée : l’allègement de l’organisation judiciaire, l’extension de la compétence des juges de paix et la promotion du jury.
Au premier chef, la réforme de la carte judiciaire, ayant pour objectif de diminuer le nombre des juridictions et des magistrats, devrait à la fois diminuer le nombre des procès en réduisant l’offre (moins de tribunaux) et permettre de réaliser des économies budgétaires. Les solutions proposées sont radicales : suppression de tous les tribunaux de première instance pour ne conserver qu’un tribunal dans chaque département - un juge délégué, un suppléant et un substitut rendant la justice au niveau des arrondissements - et suppression d’un tiers du nombre des cours d’appel.
Pour maintenir la proximité de la justice tout en réduisant les procès, cette réforme radicale de la carte judiciaire s’accompagne d’une forte extension de la compétence du juge de paix, ce qui va là encore dans le sens du modèle révolutionnaire. Ce juge aurait connaissance, en dernier ressort, de toutes les causes dont la valeur n’excéderait pas 150 francs (contre 100 depuis la réforme de 1838) et, à charge d’appel, de celles allant jusqu'à un montant de 1 500 francs (contre 200 francs). Une grande part du contentieux traité jusqu’alors dans les tribunaux d’arrondissement passerait ainsi entre les mains d’un juge réputé populaire, susceptible par ailleurs d'éviter les procès par la conciliation. Son pouvoir serait également en matière pénale, puisque sa compétence porterait, outre les contraventions (simple police), sur les petits délits passibles de 3 jours à mois de prison et d’une amende de 16 à 100 francs.

Le caractère démocratique de la réforme est encore plus marqué dans l’extension projetée du jury. Certes son application en matière civile, évoquée dans le premier projet de Constitution de juin 1848 est abandonnée. Mais sa compétence est étendue aux délits avec la création d’assises correctionnelles, composées de huit jurés, se tenant une fois par mois dans chaque chef-lieu d’arrondissement, sous la présidence du juge délégué du tribunal départemental. Ensuite, le jury d’accusation est restauré, entraînant la suppression des chambres d’accusation des cours d’appel. Le jury de jugement, composé de 12 jurés tirés au sort parmi les électeurs - voit son pouvoir nettement renforcé, décidant seul de la culpabilité et de la peine, la cour se réduisant à un magistrat unique chargé seulement de diriger les débats et de prononcer la sentence, ne disposant même pas du droit de poser les questions aux jurés. L’inspiration libérale du projet, favorable aux accusés, apparaît également dans la possibilité pour le jury d’accorder les circonstances atténuantes à la majorité simple et dans la fixation d’une majorité de sept voix pour décider d’une condamnation.

Le personnel judiciaire

La commission Crémieux, toutefois, ne reprend pas le principe révolutionnaire de l'élection des magistrats, sauf pour ceux composant le Tribunal de cassation qui seraient désignés par l’Assemblée nationale, alors que les premiers projets de Constitution envisageaient de l’appliquer pour les juges de paix. L’article 80 du projet de la Commission s’en tient à la nomination des magistrats par le pouvoir exécutif et consacre l’inamovibilité, toute révocation des magistrats du siège étant exclue avant 70 ans. Un système complexe de tableaux de candidatures, mettant l’accent sur les conditions de capacité des candidats, vise à restreindre l’arbitraire du ministère dans le choix des juges. Sur ce plan, la magistrature ne peut qu’accueillir avec une certaine satisfaction ces dispositions qui sont à l’opposé de la pratique gouvernementale qui a suivi les journées de février.
En effet, le gouvernement provisoire porte atteinte à l’inamovibilité. Dès le 12 mars, une circulaire de Ledru-Rollin, en charge du ministère de l’Intérieur, permet aux commissaires du gouvernement envoyés en mission dans les départements pour réorganiser les administrations d’user de leur “droit de suspension” à l'égard des magistrats du siège qui feraient preuve d’hostilité à la République. Sous la pression du mouvement populaire parisien, fortement influencé par les clubs et mouvements se réclamant du “socialisme” et celles résultant des luttes d’influences locales ayant pour objet le contrôle des places en vue de préparer au mieux les élections, le gouvernement provisoire prend le décret du 17 avril 1848 déclarant “le principe de l’inamovibilité de la magistrature incompatible avec le Gouvernement républicain”.
Le décret, illustrant “l’esprit novateur” du printemps 1848, vise en fait à justifier l'épuration conduite au lendemain de la Révolution. Comme lors des changements précédents de régime, les procureurs généraux ont été pratiquement tous changés dans les quelques semaines suivant les journées de Février 1848, et, dans leur sillage, nombre de leurs substituts dans les tribunaux de première instance. Les juges de paix, amovibles comme les magistrats du parquet, font également l’objet d’un renouvellement important, autant pour raisons d’hostilité au nouveau régime que pour satisfaire aux demandes de place des républicains de la “veille”. Quelques magistrats de la Cour de cassation des cours d’appel se voient exiger leur démission, d’autres magistrats du siège furent suspendus par les commissaires du gouvernement, mais l'épuration du printemps 1848, fut, au regard des précédentes (1815, 1830) ou de celle qui aura eu lieu aux débuts de la Troisième République, relativement modérée, atteignant surtout le parquet et les juges de paix.

Seulement tant que le décret du 17 avril 1848 n’est pas abrogé, et même si la Constitution de novembre 1848 proclame l’inamovibilité des magistrats du siège (en son article 87), la magistrature réclame, par mesure de réparation, une proclamation solennelle la remettant en place. C’est chose faite par le vote de la loi du 8 août 1849 dont l’article premier maintient en place “les cours et tribunaux actuellement existants et les magistrats qui les composent”. L’article 2 précise qu’aucune réduction de personnel ne pourra à l’avenir s’opérer autrement que par voie d’extinction. La loi ne faisait que se conformer à la Constitution. Son article 3 prévoit qu’une “institution” nouvelle - une confirmation par le gouvernement de la composition actuelle des tribunaux - allait être donnée. Elle s’opère lors de la rentrée des tribunaux au début de novembre 1849, ce qui explique alors la célébration de l’inamovibilité retrouvée, comme on le voit dans le discours de Berville.

La défense de cet “antique et tutélaire principe de l’inamovibilité judiciaire”

À l'égal de ses collègues des chefs du parquet des autres cours d’appel, le premier avocat général de la cour de Paris, critique, mais en termes mesurés, proximité du pouvoir oblige, les premiers “entraînements” et “les tentatives trop peu réfléchies” des premiers temps de la Seconde République. Il s’attache surtout à justifier, par la tradition, l’inamovibilité des magistrats, en considérant que c’est le moyen d’assurer l’indépendance de la justice et la dignité de son personnel.

Des “garanties personnelles” sanctionnées par “le temps et l’expérience”

Que l’inamovibilité soit ancienne - il parle de principe “antique et tutélaire” est un constat que l’histoire de la magistrature vérifie si l’on considère à la période antérieure à la Révolution. Le recrutement des juges de l'époque moderne reposait en effet sur la vénalité des offices. Propriétaire d’une charge achetée à l'État, le magistrat exerçait ainsi une part de la puissance publique - celle de juger - que le monarque lui confiait moyennait finances. Il était donc maître d’exercer pour la durée qu’il voulait la fonction attachée à son office. La Révolution, par l'élection des magistrats met dès ses débuts un terme à une inamovibilité perçue par les Constituants comme facteur de routine, d’inégalité dans la jurisprudence et surtout de maintien de “corporations judiciaires” attachées à leur privilèges et risquant de porter atteinte à la souveraineté nouvelle de la nation. L'élection, affaiblie par les épurations successives du Directoire, est récusée par la réforme du Consulat.

La Constitution de l’an VIII définit un statut du magistrat qui va rester en place jusqu'à nos jours. D’une part, le pouvoir exécutif (Premier consul) nomme tous les juges, selon son article 41 qui excepte les juges de paix, lesquels seront élus pour la dernière fois en l’an X. D’autre part, de l’article 68 qui précise que les juges “conservent leurs fonctions toute leur vie à moins qu’ils ne soient condamnés pour forfaiture” se déduit l’inamovibilité, contrepartie en quelque sorte de la nomination par le pouvoir politique.
La restauration de la monarchie après 1814 voit ce principe confirmé par les deux Chartes constitutionnelles de 1814 (article 58) et 1830 (article 49). En ce sens, en 1848, Berville peut à bon droit considérer que l’inamovibilité remonte à un lointain passé, puisqu’elle n’a, de fait, été supprimée que pendant la période révolutionnaire. Mais de là y voir un “principe éminemment républicain” établit sous la monarchie absolue, il y un pas à franchir. Ce raisonnement est acceptable seulement au sens où l’inamovibilité préserve la liberté (valeur républicaine) du juge, présenté comme totalement indépendant du pouvoir qui ne peut le révoquer. Mais l’exemple de la monarchie censitaire montre que chaque changement de régime met à mal ce principe. Les magistrats qui se sont ralliés en grand nombre à Napoléon pendant les Cent-Jours sont très nombreux à être révoqués l’année suivante, et il faudra attendre trois années pour que Charles X nomme à tous les postes devenus vacants, période pendant laquelle la magistrature demande “l’institution royale” (de chaque tribunal concerné) alors même qu’on débat dans les Chambres du maintien ou non de l’inamovibilité. Le serment de fidélité au roi qui est imposé n’offre donc de garantie que pour la durée du régime. La révolution de juillet 1830 allait ainsi interrompre la carrière des juges partisans de la monarchie déchue, estimée seule légitime. À nouveau, le parquet est renouvelé, et une partie de la magistrature du siège remplacée. Le même scénario se joue après les journées de Février 1848 : l’inamovibilité ne dure que le temps d’un régime, elle est “suspendue” de fait ou droit à chaque révolution.

Le moyen d’assurer l’indépendance de la justice

Elle ne manque pas, pourtant, de justification comme moyen d’assurer l’indépendance de la justice en apportant des “garanties personnelles” à son personnel.
L’indépendance a un double visage dans le cadre de l’organisation et de l'équilibre des pouvoirs. Pour Berville, les juges ne peuvent dépendre du “souverain politique”, c’est-à-dire de la volonté populaire exprimée lors des élections législatives qui se font désormais au suffrage universel depuis 1849. Confier la nomination des magistrats au “comice électoral” cela revient à mettre les juges à la merci des luttes de partis, à rendre instables leurs fonctions (avec les renouvellements périodiques que les élections impliquent) et risque d’entraîner leur partialité par la tentation de rendre des jugements en faveur de leurs électeurs. Les passions de “l’intérêt privé” risquent de déboucher sur une justice partiale, versatile, la jurisprudence variant au gré des situations locales et des luttes politiques. Le soupçon d’une justice politisée est, pour la magistrature, à écarter afin de maintenir la dignité qui sied au juge.
D’où la satisfaction de Berville se félicitant que l’institution des juges reste “avec raison dans le domaine de la puissance exécutive”. Toutefois ce dernier est également instable, surtout en régime parlementaire, quand les gouvernements sont, plus ou moins selon les époques, responsables devant les chambres. L’inamovibilité assure là encore l’indépendance par rapport aux fluctuations politiques. Dans une période troublée comme celle de la Seconde République, pendant laquelle le mouvement populaire semble menacer le pouvoir en place par des manifestations et émeutes, la magistrature fait figure d’institution stable alors que “les plus hauts pouvoirs” sont “entraînés dans leur mobilité”. Elle peut assurer une répression “ferme” des troubles. Ce thème est constamment développé au lendemain des révolutions, la magistrature mettant ainsi en valeur son rôle de défenseur de l’ordre social au milieu de l’instabilité politique. Plus généralement, les orateurs des discours de rentrée de cours d’appel voient la force du pouvoir judiciaire dans sa stabilité alors que le législatif comme l’exécutif sont, par nature, mobiles, dépendant de l'évolution des forces politiques. C’est une constante du discours des magistrats - qui sera repris aux débuts de la Troisième République - et qui justifie le maintien de l’inamovibilité.

Une condition de la “dignité de la magistrature”

Cette stabilité garantit la “dignité” du magistrat, soumis à aucun pouvoir, à la conscience libre. Elle renforce son autorité et son prestige aux yeux des justiciables. Si la République participe au mouvement de désacralisation largement développé depuis la Révolution française, les magistrats, dans leurs représentations, restent attachés à la “sainteté” de leur fonction qu’ils situent à part des autres fonctions relevant de la puissance publique. Juger, pour eux, participe, pour une part, de la souveraineté. Spiritualistes, pour la plupart catholiques, ils ne sont pas loin de considérer que, dans le temple de la justice, ils exercent une fonction qui les apparente à la puissance divine.
Ne doivent-ils pas vivre dans le détachement des préoccupations matérielles, et se contenter d’un fonction “modeste” aux traitements peu importants, et qui ont été amputés au début de la Seconde République, comme pour les autres fonctionnaires, pour remédier à la crise budgétaire ? Sans doute ils ne peuvent espérer la “fortune” au terme de leur carrière. Mais, en fait, les magistrats de cette époque sont des notables vivant des revenus, souvent élevés, de leurs propriétés foncières. Mais l’argument est facile pour justifier une nouvelle fois le maintien de l’inamovibilité : si l’exercice de la justice ne donne pas de traitements élevés, qu’au moins il apporte “considération” et sécurité de l’emploi.

Conclusion

Toute une conception de la magistrature, partagée pendant une bonne partie du 19e siècle, apparaît dans cette défense de l’inamovibilité des juges par l’avocat général Berville. L’inamovibilité garantit l’indépendance du magistrat tant à l'égard du pouvoir exécutif qui le nomme que du pouvoir législatif soumis aux fluctuations électorales. D’ailleurs, en 1848, l'élection des juges a été à peine évoquée dans la réforme de la justice esquissée au lendemain de la Révolution de février. Si la Commission Crémieux modifie en profondeur la carte judiciaire en diminuant le nombre des juridictions, étend la compétence du juge de paix et celle du jury tout en démocratisant ce dernier, son travail est resté en grande partie lettre morte, relevant de “tentative trop peu réfléchies” aux yeux d’une magistrature inquiète et victime d’une nouvelle épuration réalisée dans le cadre d’une suspension de l’inamovibilité qui ne sera rétablie qu’en août 1849, quand le parti de l’ordre oriente la politique d’une République devenue conservatrice.
À cette date, le discours de Berville témoigne d’un “retour à la normale” pour la magistrature. Prononcé à la rentrée de la cour d’appel de Paris, il reste relativement modéré dans son expression, alors que dans les cours de province, quelques procureurs généraux militants manifestent plus ouvertement un esprit de revanche contre les “ardeurs révolutionnaires” des débuts de la République, appelant à la mobilisation pour la défense de l’ordre social qu’ils estiment menacé par le socialisme.

Jean-Claude FARCY

Bibliographie

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