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04. Un arrêt de la cour de cassation. Chambre civile (1920)

- Présentation du thème




L'évolution de la jurisprudence en matière de responsabilité civile

« (Compagnie française des tramways électriques et omnibus de Bordeaux / Compagnie des Chemins de fer du Midi).
Le 2 juillet 1906, un incendie a éclaté dans la gare de Brienne, à Bordeaux, dépendant des chemins de fer du Midi, où se trouvaient une quantité considérable de fûts de brai. La résine enflammée s’est répandue sur le quai de la Paludate, et a détruit ou détérioré les poteaux et les rails de la Comp. des tramways électriques et omnibus de Bordeaux. Cette compagnie a formé contre celle des chemins de fer du Midi une demande en dommages-intérêts, qui a été accueillie par un jugement du tribunal civil de Bordeaux, du 20 janvier 1908. Ce jugement a été confirmé par un arrêt de la Cour de Bordeaux du 27 juillet 1908. Mais sur le pourvoi de la Comp. des chemins de fer du Midi, la décision de la Cour de Bordeaux a été cassée, par un arrêt du 10 mars 1912... comme ayant statué sur des choses non demandées, en faisant application de l’art. 1384, C. civ., au lieu des art. 1382 et 1383, visés par la demanderesse. Devant la Cour de Pau, saisie du renvoi, la Comp. des tramways de Bordeaux a invoqué l’art. 1384. Mais la Cour de Pau l’a déboutée par un arrêt du 17 mars 1914, portant que la demande, basée sur le § 1er de l’art. 1384, constituait une demande nouvelle, et était dès lors irrecevable.
La Comp. des tramways de Bordeaux a acquiescé à l’arrêt de la Cour de Pau, puis a introduit une nouvelle instance contre la Comp. des chemins de fer du Midi. Le 19 avril 1915, le tribunal civil de Bordeaux a rendu un jugement déboutant la Comp. des tramways. Et cette décision a été confirmée par un arrêt de la Cour de Bordeaux du 16 juill. 1917, dont nous extrayons ce qui suit : “La Cour: - Attendu que le principe posé dans l’art. 1384, C. civ., s'étend à tout objet, toute matière pouvant préjudicier à autrui, notamment en matière d’incendie, pourvu qu’on puisse juridiquement considérer la chose comme étant sous la garde de celui qui est appelé à en répondre; - Attendu que la Comp. des chemins de fer du Midi avait sous sa garde les brais ou résines qui ont causé le dommage incriminé; qu’aucune contestation ne saurait être soulevée à cet égard; - Mais attendu que l’art. 1384, C. civ., n’est applicable qu’autant que la cause du dommage réside dans la chose même qu’on a sous sa garde; qu’elle lui est intrinsèque et provient d’un vice propre de cette chose; - Or, attendu que, dans l’espèce soumise à la Cour, il s’agit de brai ou résine que la Comp. du Midi avait sous sa garde, et qui n’a été qu’un simple agent de transmission; que ce brai n’est pas dangereux par lui-même; que l’intervention fautive de l’homme est nécessaire pour en amener la combustion; que, dans l’incendie du 2 juill. 1906, la cause du dommage réside, non dans le brai en ignition, mais dans l’incendie lui-même, le brai ne pouvant par lui-même communiquer le feu, ce qui supposerait que le brai peut spontanément entrer en combustion, comme le phosphore, les foins ou les grains en fermentation; - Attendu, dans ces conditions, qu’on ne saurait trouver une présomption de faute génératrice de la responsabilité édictée par l’art. 1384, C. civ., dans le fait, par la Comp. des chemins de fer du Midi, d’avoir eu sous sa garde du brai, qui n’est pas susceptible de s’enflammer par suite d’un vice inhérent à sa nature et de causer un dommage par son fait; - Par ces motifs : - Confirme, etc.”
Pourvoi en cassation par la Comp. française des tramways électriques et omnibus de Bordeaux. - Moyen unique. Violation et fausse application de l’art. 1384, C. civ; violation de l’art. 7 de la loi du 20 avril 1810, en ce que l’arrêt attaqué refuse de déclarer la Comp. du Midi responsable du dommage causé par le brai ou résine qu’elle avait sous sa garde, et qui s’est répandu au dehors, sous le seul prétexte que la cause du dommage résiderait, “non dans le brai en ignition, mais dans l’incendie lui-même”, sans relever aucun fait de force majeure, cas fortuit ou fait d’autrui, qui pût décharger la Comp. du Midi de la responsabilité du dommage causé par la chose qu’elle avait sous sa garde.


Arrêt

LA COUR: - Sur le moyen unique : - Vu l’art. 1384, § 1er, C.civ.; - Attendu que la présomption de faute édictée par cet article à l’encontre de celui qui a sous sa garde la chose inanimée qui a causé le dommage ne peut être détruite que par la preuve d’un cas fortuit ou de force majeure ou d’une cause étrangère qui ne lui soit pas imputable; qu’il ne suffit pas de prouver qu’il n’a commis aucune faute, ni que la cause du dommage est demeurée inconnue; qu’il n’est pas nécessaire que la chose ait un vice inhérent à sa nature, susceptible de causer le dommage, l’article rattachant la responsabilité à la garde de la chose, et non à la chose elle-même; - Attendu que, le 2 juill. 1906, un incendie a éclaté à Bordeaux dans la gare maritime de Brienne, dont la Compagnie des chemins de fer du Midi est concessionnaire; qu’alimenté par de nombreux fûts de résine (ou brai), entreposés dans cette gare, le feu gagna la voie publique contiguë et détruisit les rails, poteaux et appareils de transmission de la Comp. française des tramways électriques et omnibus de Bordeaux; - Attendu que l’arrêt attaqué reconnaît que les fûts de résine étaient sous la garde de la Comp. des chemins de fer du Midi, mais déclare que la cause du dommage doit résider dans la chose qu’on a sous garde, lui être intrinsèque, que le brai n’est pas susceptible de s’enflammer par suite d’un vice inhérent à sa nature, et, en conséquence, par confirmation du jugement, rejette la demande en dommages-intérêts formée par la Comp. des tramways; qu’en statuant ainsi, il a violé le texte susvisé; - Casse, etc.
Du 16 nov. 1920 - Ch. civ. »

Source : Recueil général des lois et des arrêts en matière civile, criminelle, administrative et de droit public, fondé par J.-B. Sirey, 1922, Première partie. Jurisprudence de la Cour de cassation, Cass. civ., 16 novembre 1920, p. 97-100.


Commentaire



Les juges doivent appliquer la loi et s’y soumettre, sans s’immiscer dans l’exercice du pouvoir législatif, prohibition étant faite depuis 1790 des “arrêts de règlement” - décision de justice à valeur générale rendue à l’occasion d’un litige particulier - que prenaient les Parlements sous l’Ancien régime. Mais ils ont aussi le devoir de juger, même dans le cas “du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi” sous peine d'être “poursuivi comme coupable de déni de justice” (Code civil, art. 4). L’interprétation de la loi donne un large pouvoir au juge. En précisant le sens et la portée de la loi, il peut combler ses lacunes et de l’adapter à l'évolution sociale. La jurisprudence, c’est-à-dire l’ensemble des décisions de justice sur un point de droit, présente alors un intérêt capital pour mesurer l'évolution du pouvoir des juges. Très tôt, dans les premières décennies du 19e siècle, des recueils de publications des arrêts et jugements ont publié cette jurisprudence (éditions Dalloz, Sirey notamment). Parmi ces dispositions, on prête une plus grande attention à celles rendues par la Cour de cassation qui a la charge d’unifier l’application du droit, en annulant les arrêts et jugements qui n’ont pas ou mal interprété la loi. Les arrêts de la Cour de cassation ont donc une grande importance quant à l’interprétation que les juges font de la loi, particulièrement depuis 1837 avec l’abandon du référé législatif qui contraignait la Cour à en référer au pouvoir législatif lorsqu’elle était saisie d’une question d’interprétation délicate. Par opposition à l’application pure et simple de la loi, la Cour de cassation et les juges ont pu, en certaines matières, élaborer une jurisprudence prétorienne, allant au-delà de la loi.

L’arrêt de la chambre civile de la Cour de cassation du 16 novembre 1920 que présente le document, arrêt publié dans le Recueil Sirey en 1922 et relatif à l’affaire dite des résines, en donne un exemple en matière de responsabilité civile. Sa lecture permet de retracer la procédure de cassation et de voir comment la jurisprudence a utilisé une ligne d’un article du Code civil (article 1384 § 1) pour établir un principe général de responsabilité du fait des choses.

La procédure de cassation

La Cour de cassation

La Cour de cassation, siégeant à Paris, a pour mission de maintenir l’uniformité dans l’application de la loi, en annulant tous les jugements et arrêts des tribunaux inférieurs qui n’ont pas respecté les formes prescrites ou ont fait une fausse application de la loi. Elle n’entre pas dans l’examen du fond de la décision contestée qui lui est soumise, elle se limite à examiner sa conformité ou non à la loi. Si elle ne juge pas les faits, elle juge les jugements. Si l’un d’eux n’est pas conforme à la loi, elle le casse et renvoie l’affaire devant les juges du même degré que ceux dont la sentence a été annulée : une autre cour d’appel si c’est un arrêt de cour d’appel qui a été cassé, par exemple.
Héritière du Conseil des parties de l’Ancien régime, elle est composée de magistrats inamovibles : un premier président, trois présidents de chambre et des conseillers, les fonctions du ministère public étant remplies par un procureur général et des avocats généraux. Nommés par le Chef de l'État, les membres de la cour sont choisis parmi les magistrats et juristes ayant une grande expérience des affaires et une connaissance étendue du droit. Les avocats aux conseils - les avocats au Conseil d'État et à la Cour de cassation sont des officiers ministériels - ont le monopole de la procédure et de la plaidoirie devant la Cour.
La Cour de cassation comporte alors, en 1920, trois chambres : la chambre des requêtes, la chambre civile et la chambre criminelle. La première fait un premier examen des pourvois (demandes en cassation) en matière civile, en rejetant ceux qui ne paraissent pas fondés. Elle filtre donc les recours. La seconde statue sur les pourvois civils admis par la chambre des requêtes. La chambre criminelle examine, sans admission préalable par la chambre des requêtes, tous les recours en matière pénale qu’ils portent sur les arrêts criminels ou les jugements correctionnels et de simple police.

Le pourvoi en cassation

Le pourvoi en cassation en matière civile n’est ouvert que contre les décisions de justice rendues en dernier ressort, ce qui est le cas, dans l’exemple donné, aussi bien pour la première cassation (l’arrêt du 10 mars 1912 examinant un arrêt de la cour d’appel de Bordeaux) que pour la seconde (examen du second arrêt de la cour d’appel de Bordeaux du 16 juillet 1917). Une partie peut renoncer à son droit de se pourvoir en cassation par acquiescement, comme le fait la Compagnie des tramways de Bordeaux en acceptant ainsi l’arrêt de la cour d’appel de Pau qui l’a déboutée par son arrêt du 17 mars 1914.
Les parties disposent d’un délai de trois mois pour se pourvoir en matière civile, à partir de la signification de la décision attaquée. Aucun pourvoi n’est recevable sans consignation préalable d’une amende, l’objectif étant de restreindre l’usage des recours en cassation, de décourager les plaideurs qui pourraient considérer ce recours comme un troisième degré de juridiction après l’appel. Obligation ancienne, déjà présente dans le règlement élaboré en 1738 par le chancelier d’Aguesseau pour le Conseil des parties, elle oblige le demandeur à consigner une somme (150 francs au 19e siècle) qui est restituée dans le cas où, après avoir franchi le filtre de la chambre des requêtes, la décision est cassée par la chambre civile. Dans le cas contraire, l’amende est acquise au Trésor si le pourvoi n’est pas admis par la chambre des requêtes et doublée s’il est rejeté par la chambre civile. Devant la chambre criminelle, la consignation n’existe que pour les parties civiles.
Quant au déroulement de la procédure, la partie demanderesse, après avoir fait une déclaration de pourvoi auprès du tribunal qui a prononcé le jugement ou l’arrêt, dépose sa requête signée d’un avocat aux conseils au greffe de la Cour, avec la quittance de la consignation de l’amende et la copie de la décision attaquée. L’avocat du demandeur produit ensuite un mémoire ampliatif qui retrace la procédure et développe les moyens de cassation. La partie adverse répond de la même façon par un mémoire en défense. Un conseiller fait le rapport de l’affaire, en exposant les faits et les moyens présentés de part et d’autre. La chambre écoute les plaidoiries des avocats et les conclusions du ministère public, puis rend son arrêt motivé. Le jugement cassé, la cour ne statue pas sur le fond mais renvoie les parties devant une autre juridiction du même ordre que celle dont la décision a été annulée.

Les moyens de cassation

En vertu du principe de séparation du fait et du droit qui caractérise la fonction de la Cour de cassation, le pourvoi n’a de chance d'être accueilli que s’il avance un moyen (une justification) correspondant à une ouverture à cassation. D’une manière générale, tous les cas d’ouverture se rattachent à une violation de la loi au sens large. Il peut s’agir de non respect des formes prescrites dans les actes de procédure ou les jugements, d’un excès de pouvoir du juge - qui s’arroge des droits qu’il n’a pas ou refuse de statuer dans les cas où la loi lui en fait un devoir -, de l’incompétence du tribunal, d’une erreur de droit (erreur sur l’existence ou la portée d’un droit) ou erreur de fait (erreur sur l’existence d’un fait ou d’une situation), d’une violation de la loi au sens de fausse interprétation d’un texte, d’une motivation inexistante ou insuffisante de la décision. On trouve ces deux derniers motifs dans les pourvois évoqués dans l’arrêt de 1920. Celui de la compagnie des chemins de fer du Midi aboutissant à la cassation du 10 mars 1912 était fondé sur une fausse application de la loi, la cour de Bordeaux “ayant statué sur des choses non demandées”, en faisant application de l’article 1384 au lieu des articles 1382 et 1383 du Code civil. Dans le second pourvoi, celui de la compagnie des tramways de Bordeaux, le moyen unique porte également sur “la violation et fausse application de l’article 1384 du Code civil”, avec un vice de motivation fondé sur l’article 7 de la loi du 20 avril 1810 (qui déclare nuls les jugements qui ne contiennent pas de motifs ou dont les motifs manquent de base légale), la compagnie considérant que l’arrêt de la cour d’appel de Bordeaux, en imputant les dommages à “l’incendie lui-même” n’aurait pu décharger la responsabilité de la compagnie du Midi qu'à la condition de justifier d’un “fait de force majeure” ou de d’un “cas fortuit” pour écarter toute faute de sa part. Les motifs de l’arrêt sont donc considérés comme insuffisants. Le moyen du pourvoi nous fait entrer au coeur du débat sur l'évolution de jurisprudence autour de la notion de responsabilité civile du fait des choses.

La jurisprudence fait de l’article 1384 § 1 un principe général de responsabilité du fait des choses

Le parcours judiciaire de l’affaire des résines

Comme l’indique bien l’arrêt de la Cour de cassation, le point de départ de cette affaire réside dans l’incendie qui éclate le 2 juillet 1906 à la gare maritime de Bordeaux (gare de Brienne) dont la compagnie des chemins de fer du Midi est concessionnaire. Parmi les marchandises qu’elle y avait entreposée figuraient plusieurs centaines de fûts de résine (ou brai) qui prirent feu, l’incendie gagnant les propriétés contiguës en causant d’importants dommages aux installations (poteaux et rails) de la compagnie des tramways électriques et omnibus de Bordeaux.
Cette dernière a intenté une action en justice devant le tribunal de première instance de Bordeaux pour obtenir le versement de dommages-intérêts par la compagnie des chemins de fer du Midi qu’elle estimait responsable des dégâts commis à ses installations. Elle fonde sa demande sur l’application des articles 1382 (“Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer.”) et 1383 (“Chacun est responsable du dommage qu’il a causé non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence.”) du Code civil.
Le tribunal civil de Bordeaux accueille favorablement cette demande par son jugement du 20 janvier 1908. La partie perdante faisant appel de ce jugement, la cour de Bordeaux le confirme par son arrêt du 27 juillet de la même année.
La compagnie des chemins de fer du Midi se pourvoit alors en cassation, et obtient gain de cause, la Cour de cassation cassant l’arrêt de la cour de Bordeaux pour avoir “statué sur des choses non demandées” en faisant application de l’article 1384 du Code civil au lieu des articles 1382 et 1383 visés dans la demande de la compagnie des tramways de Bordeaux. Après cette cassation, l’affaire est renvoyée devant la cour d’appel de Pau qui, par son arrêt du 17 mars 1914, rejette la demande de cette compagnie au motif que, basée cette fois “sur le 1er § de l’art. 1384”, elle constitue une demande nouvelle. La cour a simplement appliqué la règle de procédure qui veut que la partie dont la prétention modifie la réclamation initiale ne peut pas être soumise au juge d’appel. La compagnie des tramways ne peut donc que s’incliner devant cet arrêt et y acquiescer.
Pour obtenir satisfaction, elle doit introduire une nouvelle instance, basée cette fois sur l’article 1384 § 1er, mais cette fois le tribunal civil de Bordeaux rejette sa demande dans son jugement du 19 avril 1915. La cour d’appel de Bordeaux confirme ce jugement le 16 juillet 1917, avec les attendus reproduits dans l’arrêt de la cour de cassation qui casse cet arrêt le 16 novembre 1920. Leur confrontation à ceux de l’arrêt de cassation montre l’enjeu de la discussion autour de l’article du code civil invoqué.

De la présomption de faute à la responsabilité sans faute

Cet article (“On est responsable non seulement du dommage que l’on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l’on a sous sa garde”) avait jusqu'à la fin du 19e siècle, peu suscité d’intérêt dans la doctrine comme dans la jurisprudence. Il était considéré comme une ligne de transition entre les articles précédents (1382 et 1383), énonçant le principe de la responsabilité attachée à la faute de l’homme et les responsabilités plus particulières développées dans le reste de l’article 1384 (parents, maîtres, instituteurs responsables du dommage causé par leurs enfants, leurs domestiques et leurs élèves). Pendant la majeure partie du 19e siècle, quand un accident survenait dans un atelier, l’ouvrier qui ne pouvait établir la faute de son patron n’avait aucun recours. Il en était de même pour les victimes de tout dommage causé par un accident si aucune faute ne pouvait être établie.
La jurisprudence commence à la fin du siècle à prendre en considération cette situation qui laisse les victimes démunies. À partir de l’article 1384 elle développe l’idée que la responsabilité du gardien de la chose est engagée si le dommage commis résulte d’un vice inhérent à cette chose. Dans ce cas, la présomption de faute du gardien de la chose est retenue. Des arrêts relatifs à l’explosion d’une chaudière, à la fuite d’une canalisation de gaz d'éclairage, à l’incendie causé par une machine à battre, à l’explosion de grenades vont en ce sens. L’arrêt de la cour de Bordeaux du 16 juillet 1817 rappelle cette jurisprudence nouvelle pour la contester en discutant du “vice propre de la chose”, qui “réside dans la chose même”. Or selon les magistrats de Bordeaux la résine n’est pas en elle-même à l’origine de l’incendie, il faut “l’intervention fautive de l’homme” pour qu’elle prenne feu, donc la responsabilité de la compagnie des chemins de fer du Midi, dans les locaux desquels cette matière est entreposée, n’est pas responsable du dommage causé par l’incendie du 2 juillet 1906. Mais en estimant que la cause du dommage “réside dans l’incendie lui-même”, sans relever de cas fortuit, force majeure ou fait d’un tiers qui pourraient écarter toute responsabilité de la compagnie, l’arrêt offre un moyen de pourvoi à la partie adverse.
La Cour de cassation, par son arrêt de 1920, va étendre “la présomption de faute” dans le sens d’une responsabilité objective pour tout gardien de chose causant dommage. Elle commence par rappeler que l’article 1384 § 1 édicte une responsabilité générale du fait des choses inanimées qui suppose une faute présumée. La présomption de faute ne peut être détruite que par la preuve d’un cas fortuit, force majeure, cause étrangère qui ne soit pas imputable à celui qui a la garde de la chose. Que le gardien prouve qu’il n’a commis aucune faute, que la cause du dommage soit restée inconnue, que la chose n’ait pas un vice intrinsèque ne saurait suffire à l’exonérer de sa responsabilité. Pour cela il doit établir la cause précise du dommage, extérieure à la chose, qui exclurait sa responsabilité. La cour de cassation franchit un pas supplémentaire en affirmant que la responsabilité est attachée “à la garde de la chose et non à la chose elle-même”. La compagnie des chemins de fer du Midi est déclarée responsable en tant que gardienne de marchandises. Sans doute l’arrêt se réfère-t-il encore à la “présomption de faute” au début de son premier attendu, mais l’essentiel est dans l’affirmation d’une responsabilité indépendante de la faute, fondée sur l’idée de risque.

Évolution économique, jurisprudence et législation

Les circonstances de l’affaire ont sans doute incité la cour à élargir la responsabilité du fait des choses inanimées dont on a la garde. Il était difficile de ne pas voir que le matériau en cause était particulièrement inflammable, ce qui est proche du vice inhérent évoqué dans des affaires antérieures. La présence de plusieurs centaines de fûts de résine présentait donc un risque important pour les voisins. De plus les compagnies ferroviaires, à l’origine d’accidents spectaculaires causant de nombreuses victimes, ont attiré la sévérité des tribunaux. Mais l’arrêt de 1920 ne peut être réduit à un cas d’espèce, il a valeur de principe et s’inscrit dans un mouvement amorcé à la fin des années 1890. C’est en 1896 qu’un patron est déclaré responsable, indépendamment de toute faute de sa part, de l’accident causé par l’explosion d’une chaudière, sur le fondement de cet article 1394 § 1. Cet arrêt est très favorablement commenté par des juristes comme Raymond Saleilles et Louis Josserand, sensibles aux problèmes sociaux, et qui tous publient l’année suivante des ouvrages sur cette question des accidents du travail en lien avec la responsabilité civile. Louis Josserand, notamment, fait porter la responsabilité du dommage à celui qui tire profit des choses qu’il utilise. L’industrialisation et le développement du machinisme ne pouvaient que poser en termes nouveaux la question de la responsabilité patronale. Les accidents causés par l’outillage industriel laissaient les ouvriers démunis, sans réparation, étant dans l’incapacité de prouver la faute de l’employeur. Mais l’arrêt de 1896 n’a guère le temps de faire jurisprudence, dans la mesure où le législateur, en adoptant la loi du 9 avril 1898 consacre la théorie du risque professionnel.
Cette jurisprudence va être reprise en matière d’accidents en dehors du travail et, de ce point de vue, l’arrêt de 1920 marque un tournant car beaucoup l’interprètent, vu le cas d’espèce, comme une extension de la responsabilité, des choses mobilières à celle des immeubles. On en déduit que désormais le propriétaire de l’immeuble où a pris naissance un incendie pouvait être rendu responsable des dommages causés aux immeubles voisins, puisque tout gardien d’une chose était présumé responsable du dommage causé par elle. Jusqu’alors, en cas d’incendie, les demandes de réparation étaient fondées sur les articles 1382 et 1383, mais ce recours était rare car il était difficile de prouver la faute ou la négligence du propriétaire de l’immeuble voisin. L’arrêt de 1920 en offrant la solution de l’article 1384 pouvait entraîner la multiplication des recours en cas d’incendie se communiquant aux propriétés voisines. Les compagnies d’assurances amenées à couvrir des risques beaucoup plus importants protestèrent et suscitèrent les craintes dans l’opinion en développant la perspective d’une forte hausse des primes. Là encore, devant les conséquences d’une jurisprudence nouvelle, le législateur intervint et par la loi du 7 novembre 1922 modifia l’article 1384 en y ajoutant un second alinéa qui supprima la responsabilité en cas de communication d’incendie, sauf à prouver que la faute du détenteur de l’immeuble est à l’origine de l’incendie.

Conclusion

Comme lors de l’arrêt de 1896 rendant un patron responsable d’un accident du travail en dehors de toute faute de sa part, la réaction du législateur a été rapide après l’arrêt du 16 novembre 1920. Si la jurisprudence, adaptant la loi aux nécessités d’une société en pleine évolution, permet de pallier les insuffisances d’une législation ancienne et incite le législateur à modifier celle-ci, elle peut aussi être contournée, corrigée et limitée par le pouvoir législatif. Du point de vue de l’histoire de la jurisprudence, l’arrêt de 1920 marque sans aucun doute un tournant important et on ne peut qu'être impressionné par la construction élaborée en matière de responsabilité civile à partir d’une ligne de l’article 1384. Aussi ce cas est-il souvent donné pour illustrer la puissance du juge au niveau de l’interprétation de la loi, d’autant plus que l’histoire continue, après 1920, avec l’application de cet article du Code civil aux dommages causés par les accidents d’automobiles. On notera cependant qu’il a fallu attendre le tournant des 19e-20e siècle pour que naisse une jurisprudence plus favorable aux victimes des accidents alors que ces derniers ont été très nombreux depuis la révolution industrielle commencée un demi-siècle auparavant. L'évolution de la jurisprudence est donc à situer dans un contexte historique plus large pour comprendre à la fois sa hardiesse et ses limites.



Jean-Claude FARCY

Bibliographie

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