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01. Un discours de rentrée de cour d'appel

- Présentation du thème




Discours de Maurice Vergoin sur le pouvoir judiciaire en démocratie, Dijon, 1883


Présentation du document

Quand, en janvier 1879, le Sénat devient majoritairement républicain et que Mac-Mahon démissionne, la conquête républicaine du pouvoir est complète. Commence alors une période de “révolution judiciaire” - pour reprendre la formule de Jean-Pierre Royer - qui va poser avec acuité les rapports entre pouvoir et justice, esquisser une réforme radicale de l’institution, pour finalement déboucher sur une vaste épuration de son personnel, comme il est de règle à chaque changement de régime depuis le premier Empire. Dès 1879 le parquet, composé de magistrats amovibles, est républicanisé. Le projet d'élection des juges échoue et sert d’alibi à une suspension provisoire de l’inamovibilité par la loi du 30 août 1883, ce qui donne au gouvernement républicain l’occasion, en réduisant les effectifs des cours et tribunaux, d'éliminer plusieurs centaines de magistrats du siège. C’est dans ce contexte que les avocats et procureurs généraux sont amenés à prendre la parole lors des audiences solennelles de rentrée des cours d’appel. Traditionnellement, la cérémonie de rentrée est un temps fort de la vie judiciaire, réunissant le personnel judiciaire et les élites des villes concernées. Le ministère public de la cour y prononce un discours sur des thèmes laissés à sa discrétion : en fonction de sa sensibilité, de sa formation et de l’actualité l’orateur y traite de sujets historiques - la célébration des Parlements ou des grandes figures de la magistrature du passé est un classique du genre - ou, dans les périodes de tension politique, développe des thèmes en rapport direct avec l’actualité. Défenseur de la société, magistrat amovible, le représentant du ministère public, très dépendant de la Chancellerie et de l’exécutif, se fait militant en fustigeant, jusqu'à la période de l’Ordre moral, les adversaires du régime en place assimilés à des ennemis de l’ordre social, ou commente favorablement les projets législatifs du pouvoir. Maurice Vergoin est avocat général au parquet de la cour d’appel de Dijon depuis le 3 décembre 1882, ayant commencé sa carrière directement à un poste de procureur seulement depuis juillet 1880 : autant dire qu’il est entièrement dévoué aux nouveaux gouvernants et qu’il doit sa promotion rapide autant à ses convictions politiques qu'à ses compétences juridiques. C’est un fervent républicain, de tendance très radicale, comme le montre le discours qu’il prononce à la rentrée de la cour de Dijon le 3 novembre 1883. En ce début des années 1880, le modèle révolutionnaire est d’actualité, avec la même foi dans le progrès qu’en 1789, et l’avocat général peut aisément le mobiliser pour dénoncer la centralisation napoléonienne qui a fait de la magistrature un instrument politique, “un rouage de la machine administrative”. Il se fait fort de démontrer que seule la République fera du pouvoir judiciaire l'égal du législatif et de l’exécutif dans un même partage de souveraineté. En le qualifiant de “palladium de la cité démocratique”, parce que garant de stabilité au milieu des fluctuations de la vie sociale et politique - argument qui était déjà utilisé par les conservateurs lors des crises politiques antérieures - il masque à peine l’atteinte portée à son indépendance par l'épuration réalisée quelques mois auparavant.

Le document

« Sous l’impulsion de l’effort révolutionnaire, la société française entre résolûment dans la voie démocratique où l’appelle l’expérience des temps. Aussitôt, et dans une série de lois, dont l’audace presciente a parfois devancé le siècle, nos aïeux, victimes et témoins d’institutions dont ils savent les vices, proclament et appliquent le principe de la séparation des pouvoirs, cette base essentielle et trop peu respectée de nos libertés modernes. Ils tracent les grandes lignes de ce plan d’ensemble, dont aujourd’hui encore nous constatons l’excellence; et de tous leurs travaux, pleins d’une prévoyance inspirée, se dégage cette pensée, que l’organisation intégrale de l’indépendance judiciaire est la seule et vraie sauvegarde de la République. Vient une heure sombre : l'œuvre grandiose de la Révolution est éclipsée après un règne éphémère, et les institutions faites pour la liberté vont servir d’instrument au plus astucieux despotisme. Un soldat, dont, après un demi-siècle, l'œuvre de fer pèse encore douloureusement sur nous, l’Empereur, transforme cet organisme à peine créé et lui impose l’empreinte de son égoïsme ombrageux. Dans sa main, la magistrature n’est plus qu’un instrument politique, un rouage de la machine administrative qui lui asservit le pays; et si habile est l’appropriation de cette organisation aux besoins de l’ambition sans scrupules qui l’a conçue, que, depuis soixante ans, aucun des gouvernements qui se sont succédé n’a osé y porter la main; que des oligarchies qui, tour à tour, ont détenu le pouvoir, nulle ne s’est sentie assez indépendante pour entamer la lutte avec les multiples intérêts, si habilement compromis par l’Empereur dans son œuvre fatale, assez forte pour renoncer à l’utile appui de cette centralisation judiciaire si favorable à la tyrannie... Ainsi, depuis le premier Empire, et sous les diverses réactions qui ont successivement dominé la France, le progrès des institutions judiciaires s’est arrêté avec celui des libertés publiques... Mais, après ce long arrêt, la France a repris enfin sa marche interrompue dans la voie du progrès ... N’est-il pas juste dès lors de dire, que le pouvoir judiciaire ne saurait obtenir son entier développement et l’aveu de son absolue indépendance, que dans une démocratie normalement organisée, la seule forme de gouvernement qui, loin de redouter le plein exercice de tous les droits et de toutes les libertés, ne vit et ne prospère que par leur pacifique et harmonieuse expansion. Au contraire, en effet, de l’esprit monarchique, qui s’efforçait, par tous moyens de maintenir le Pouvoir législatif et le Judiciaire dans une situation d'écrasante infériorité, vis-à-vis de l’Exécutif, et d’assurer au représentant de celui-ci le prestige de cet isolement qui en faisait pour les peuples une sorte de demi-dieu, l’esprit démocratique suppose un partage entièrement égal de la Souveraineté entre les trois grands pouvoirs de l'État. De cette égalité même, le Judiciaire reçoit un éclat et un honneur plus grands. Dans notre société, où tout change, où les sommités du pouvoir sont les plus exposées aux fluctuations les plus imprévues de l’opinion ; dans ce conflit permanent des intérêts et des partis ; dans cette évolution violente des hommes et des choses, où nous nous sentons emportés, où l’esprit populaire irait-il chercher ce centre de stabilité, ce foyer de traditions dont l’existence est indispensable à toute société policée, et que la Monarchie demandait au principe de l’hérédité et de l’omnipotence royales ? Sur qui portera-t-il son besoin inné de respect pour quelque chose, homme ou principe qui ait reçu la consécration du temps ? Quelle institution arrêtera ses regards ? Est-ce le Législatif, mandataire du peuple, qui, nommé directement par lui, participant à ses erreurs et à ses passions, est soumis au retour, au moins périodique, des vicissitudes parfois les plus imprévues ? Est-ce l’Exécutif, œuvre révocable du Législatif, destiné par nature à être le but des animosités des enthousiasmes populaires ? Non ! ce sera le Pouvoir judiciaire, gardien de la Constitution, ce palladium de la cité démocratique, dépositaire du trésor héréditaire des lois ; chargé d’assurer, dans le bouleversement incessant des fortunes publiques et privées, dans l’infinie multiplication des rapports sociaux, les droits de chacun et la liberté de tous, et d'éclairer les voies nouvelles par lesquelles l’humanité s’achemine, vers des conditions meilleures d’existence matérielle et morale. Ce sera cette magistrature, vraiment démocratique, qui, puisant dans son origine à la fois populaire et sélective une autorité plus grande, indépendante de l’Exécutif, et vivant parallèlement à lui, échappant par la collaboration constante du jury aux dangers, aux erreurs et aux impopularités des décisions de fait, placée ainsi au-dessus des passions dans l’atmosphère sereine du droit, devenue par la même l’arbitre inviolable et respecté de la paix sociale, semblera allier en elle l’immuabilité majestueuse de l’hérédité monarchique, à la flexibilité toute moderne qu’elle tiendra de son origine ».

Source : Maurice Vergoin, Considérations sur le pouvoir judiciaire en démocratie, discours prononcé à l’audience solennelle de rentrée de la cour d’appel de Dijon, 3 novembre 1883, Dijon, Darantière, 1883, 80 p. [Extraits, p. 30-35]


Suggestion de plan

Le modèle révolutionnaire
La critique de la centralisation impériale
Renouer avec les principes révolutionnaires
“Le pouvoir judiciaire, palladium de la cité démocratique”<br/> Un partage égal de souveraineté entre les trois pouvoirs
La force du pouvoir judiciaire : sa stabilité


Bibliographie

Farcy (Jean-Claude). Magistrats en majesté. Les discours de rentrée aux audiences solennelles des cours d’appel (XIXe-XXe siècles), Paris, CNRS Éditions, 1998, 798 p.
Farcy (Jean-Claude). Grandeur et limites de la fonction judiciaire en démocratie (1880-1883), in Chauvaud (Frédéric) (dir.). Le sanglot judiciaire, Grâne, Éditions Créaphis, 1999, p. 179-205.
Marongiu (Antonio). La place du pouvoir judiciaire dans les constitutions françaises du XVIIIe et du XIXe siècle, in Études d’Histoire du Droit à l’Epoque contemporaine XIXe-XXe siècles, Journées internationales de la Société d’histoire du droit, Poitiers-La Rochelle 1983, Paris, P. U. F., 1985, p. 179-189.