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04. Une circulaire appelant les magistrats à la Résistance (1944)

- Présentation du thème


Les juges n’ont pas seulement le pouvoir d’interpréter la loi, leur jurisprudence étant une des sources essentielles du droit à l'élaboration duquel ils participent en rendant leurs décisions. Ils disposent également des ressources de la procédure pour orienter la marche des procès et peser sur leur issue dans un sens qui ne répond pas forcément aux intentions du législateur. Cela vaut surtout au pénal, le juge ayant un rôle plus modeste en matière civile jusqu’aux dernières décennies du 20e siècle. C’est particulièrement dans le contentieux politique que ce pouvoir des magistrats apparaît avec le plus de netteté. Ils peuvent être sollicités par les gouvernements en place pour réprimer des adversaires politiques ou pour étouffer des affaires dans lesquelles des hommes proches du pouvoir sont compromis. La période de l’Entre-deux-guerres donne des exemples dans les deux sens, avec à chaque fois un jeu subtil sur la procédure pour accélérer ou retarder le procès. La période de Vichy présente un cas d'école sur ce plan. Sans doute la magistrature a-t-elle dans son ensemble accepté et servi le régime du maréchal Pétain et participé à la répression de la Résistance dans les diverses juridictions spéciales créées à cet effet. Mais elle n’a pas non plus répondu complètement aux attentes de ce régime et s’est placée à partir de la fin de 1943 dans une prudente réserve, quelques magistrats participant même à la Résistance. Ils sont sans doute moins nombreux que les avocats - organisés principalement dans le Front national des juristes, organisation de la résistance communiste - mais ils témoignent bien des possibilités offertes au juge d’entraver l’application de la loi par l’usage de la procédure dont le formalisme justifié par la protection des libertés prend ici tout son sens.
Le document cité reproduit quelques extraits d’une “circulaire” de février 1944 rédigée par des magistrats appartenant à la Résistance non communiste et se présentant comme émanant du Gouvernement provisoire d’Alger. Elle appelle les “comités régionaux et locaux de la résistance judiciaire” à “manifester et répandre l’esprit de résistance” en demandant aux magistrats de démissionner des juridictions les répressives, de prononcer des jugements favorables aux patriotes et de contrôler prisons et policiers dans le même sens. Son principal intérêt est d'énumérer les différentes possibilités offertes par la procédure pour entraver les instructions et retarder les audiences afin de limiter les effets de la répression contre les adversaires du régime.

Le document

« Comités régionaux et locaux de résistance judiciaire... [...]
... La seconde tâche de ces Comités devra être de manifester et de répandre l’esprit de résistance.
Il se traduira de deux façons : en refusant d’agir et en agissant.
a) Il y aura lieu dans toute la mesure du possible d’entraver systématiquement l’application de toutes les mesures prises par Vichy qui apparaîtraient comme nuisibles à l’intérêt français; refus de fonction, lenteurs calculées, mises en liberté, aide à la défense, retards dans les poursuites, diminution des peines ou acquittements. L’arsenal judiciaire offre cent moyens en conservant toutes les apparences légales.
b) L’action se manifestera dans l’attitude à prendre dans l’examen des procès-verbaux et les enquêtes, dans les règlements des procédures et l’attitude à l’audience. Toute aide possible devra être apportée aux patriotes, toute la sévérité possible devra être dirigée contre les mauvais Français qui trahissent leur pays.
Enfin, deux points particuliers sont recommandés aux magistrats :
Comme leur devoir le leur commande et encore plus impérieusement dans les temps actuels, ils doivent exercer la surveillance la plus stricte sur le régime des prisons; l’alimentation, le traitement des détenus, trop souvent mauvais devront faire l’objet de leur examen. Ils ne devront pas hésiter, si cela est nécessaire à créer un incident, à dénoncer publiquement un scandale. Ils devront exiger l’application du minimum des règlements, et tenter de les faire améliorer. Ils s’efforceront de créer des Comités d’entraide aux familles des détenus politiques et des victimes de la répression.
D’autre part, comme le commande également leur rôle ils doivent réprimer sévèrement les abus d’une police qui fière de son pouvoir se laisse aller souvent à des excès. il convient de la rappeler aux réalités du patriotisme, à la nécessité de la solidarité entre Français, et si cela n’est pas suffisant dénoncer publiquement ses arrestations et perquisitions illégales, et ses violences et sévir contre elle avec la dernière rigueur....
Notice n° 1
L’enquête
A l’arrivée des procès-verbaux entraver la marche de l’enquête, d’accord si possible avec la police et la gendarmerie auxquelles leur devoir de patriotisme et de solidarité entre Français sera représenté.
Gagner le plus de temps possible.
Une mise à l’information contre X est obligatoire; elle aura lieu avec le plus de retard possible.
Entente avec le juge d’instruction pour éviter que l’enquête n’ait des effets funestes contre les patriotes.
Accord avec les experts dans le même but.
Accord avec le médecin légiste pour aboutir à des mises en liberté provisoire.
Accord avec le défenseur pour lui faciliter la tâche.
Tous les efforts possible seront faits pour aboutir au non lieu, après entente si possible avec la Cour.
A défaut de non lieu, s’efforcer de transformer l’affaire en affaire de droit commun...

Notice n° 2
L’audience
Tous les retards possibles doivent être apportés à l’examen de l’affaire : retard et nullités dans les citations, renvois d’accord avec la défense, renvoi de levée de certificats médicaux, exception d’incompétence.
Entente avec l’avocat pour que la peine soit réellement celle la moins grave pour l’inculpé; à l’heure actuelle, la solution préférable est l’acquittement ou la peine la plus basse à défaut. Cette situation peut changer. Il y a lieu de se tenir au courant par un accord avec le défenseur. Un avis sera donné si possible sous forme de notice.
Recours en grâce,
Retard dans l’exécution de la peine et transformation en délit politique. »

Source : Fonds Latrille, Archives nationales, 72 AJ 534


Suggestion de plan

“...manifester et répandre l’esprit de résistance”
Juridictions spéciales et “refus de fonction”
Juger en faveur des patriotes
Contrôler police et prisons
“L’arsenal judiciaire offre cent moyens en conservant toutes les apparences légales”
“Entraver la marche de l’enquête”
Retarder l’audience

 

Bibliographie

Bancaud (Alain). La magistrature face à la lutte armée, in Marcot (François) (dir.). La Résistance et les Français. Lutte armée et maquis, Besançon, Université de Franche-Comté, 1996, p. 183-192.
Bancaud (Alain). Une exception ordinaire. La magistrature en France 1930-1950, Paris, Gallimard, 2002, 514 p.
Israël (Liora). Robes noires, années sombres. Avocats et magistrats en résistance pendant la Seconde Guerre mondiale, Paris, Fayard, 2005, 547 p.