5. Une captivité en deux temps et en deux lieux

Plan du chapitre

Au cachot avec les fers

Il serait totalement faux de décrire le séjour de Dreyfus sur l’île du Diable de manière linéaire et uniforme. Les conditions de vie sur l’île ont considérablement varié au fil du temps et des fonctionnaires en place.

Vue d’ensemble de l’île du Diable depuis l’est

Parmi les mesures mises en place entre 1897 et 1898, on peut citer l’augmentation progressive du nombre de surveillants. Tout d’abord en 1897, avec la construction d’une caserne pour quatre surveillants supplémentaires (ainsi qu’une maison pour le surveillant-chef et une palissade divisant l’île en deux). Puis en 1898, avec au total onze puis treize surveillants (auxquels il convient d’ajouter le surveillant-chef) dédiés à la garde de l’unique déporté de l’île du Diable.

Vue de l’île du Diable depuis l’île Royale

Pour éviter les fuites d’informations et minimiser les risques d’évasion, ordre est donné en septembre 1897 de détruire tous les cahiers de service détaillant la vie sur l’île. De plus, le personnel a ordre de faire feu sur toute embarcation qui approcherait à moins de trois milles marins. Plusieurs navires, déroutés par le mauvais temps ou les courants, ou tout simplement non informés de ces mesures, en firent l’amère expérience (y compris le bateau du câble ou des navires de l’administration pénitentiaire eux-mêmes). Le capitaine Azernal, du vapeur Horten, fut quant à lui condamné à une amende et à de la prison pour avoir été poussé dans la zone interdite par le mauvais temps.

La seconde caserne de l’île du Diable construite en 1897

La surveillance du personnel de l’administration pénitentiaire est également renforcée. Les agents affectés en service sont contraints de rester six mois, sans communication libre avec l’extérieur. Leur courrier (envoyé et reçu) est examiné par un bureau spécial à Cayenne. Ce qui fera dire au journaliste J. Hess : « Dreyfus est gardé, mais ses gardiens ne le sont pas moins. ».

Plan et relevé de la façade de la seconde prison de Dreyfus

L’augmentation des contraintes se traduit dans les constructions et l’organisation spatiale de l’île. Le 25 août 1897, Dreyfus est transféré dans une nouvelle case. Il ne va pas partir très loin de son premier lieu de « résidence » puisqu’il reste dans le tiers sud de l’île. On y trouve en effet un léger plateau, long de 50 mètres et situé à 20 mètres d’altitude environ, qui permet un éloignement de la mer et une meilleure vue à la fois sur le prisonnier et sur les environs. L’ensemble était d’ailleurs pleinement visible depuis l’île Royale et en particulier depuis le logement du Commandant Deniel qui se serait installé un observatoire avec une lunette, pour pouvoir observer lui-même à toute heure la prison de Dreyfus dans les moindres détails.

Seconde case de Dreyfus et les installations périphériques

Sur ce dessin réalisé par un journaliste depuis son paquebot le menant à Cayenne, on distingue la palissade et son renfort côté sud ainsi que la caserne au second plan avec la tour ajoutée en 1898. Le plateau regroupe alors la caserne des surveillants, les communs et la nouvelle prison de Dreyfus. Cette dernière est formée d’une enceinte rectangulaire d'environ 12 mètres sur 6 mètres, formée de pieux serrés. Il s’agit de madriers massifs de plus de 2 mètres de hauteur. Sous l'extrémité sud de la palissade, un soubassement en pierres sèches en renforce la solidité.

Dessin réalisé par un journaliste depuis le paquebot l’amenant à Cayenne (1898)

Au milieu du côté nord de l'enceinte se trouve une case en pierre dont seul le toit blanc était visible depuis l’extérieur. Composée d’une seule pièce rectangulaire de 7 mètres par 4 mètres, elle donne côté est sur la « cour » par une grille fermée d’un cadenas. La pièce était divisée en deux parties par une grille avec d’un côté un espace de 4 mètres sur 5 mètres, réservé au prisonnier et, de l’autre côté, un espace de 4 mètres sur 2 mètres dans lequel le gardien de quart n'avait qu'une chaise pour tout mobilier afin de veiller constamment sur le prisonnier.

Croquis détaillé de la prison de Dreyfus

Détail supplémentaire : la case était pourvue d’une double fermeture (commandée par le gardien de l’intérieur et de l’extérieur), ce qui obligeait, pour toute tentative d’évasion ou d’intrusion, à bénéficier de la complicité d’au moins deux hommes. À l’intérieur de la case, l’univers de Dreyfus se réduit à une couchette de fer avec moustiquaire, deux escabeaux et une table de bois, un petit fourneau, quelques rayonnages et patères pour ranger ses provisions et ses effets personnels.

La caserne des surveillants de l’île du Diable

Entre janvier et mars 1898, le dispositif sera complété par la construction d’une tour en brique, adossée à la caserne, et sur laquelle on place une mitrailleuse de type Hotchkiss abritée dans un kiosque de fer couvert avec de la tôle ondulée. Enfin, une liaison téléphonique directe sera mise en place pour permettre au commandant de communiquer avec le surveillant placé en vigie dans ce mirador, mais aussi avec celui en poste dans la case de Dreyfus.

La tour en brique en 1994

On est bien loin du séjour idyllique qu’une certaine presse décrit encore. Cette nouvelle configuration prive Dreyfus de tout lien avec le monde extérieur et la nature, même avec la mer et sa contemplation. Il ne pourra plus que l’entendre, dans le silence assourdissant de cette surveillance rapprochée et sa vie deviendra encore plus monotone. À 6 heures du matin, les gardiens ouvrent la grille intérieure pour qu’il accède à son promenoir. Puis il doit retourner en cellule entre 10 heures et 11 heures pour son repas. De 11 heures à 5 heures, la porte de la cour reste ouverte mais Dreyfus sort peu car, sans ombre et coupée du vent, la chaleur est insupportable dans la cour. Tout est enfin prétexte à lui interdire complètement de sortir de sa case : l’arrivée d’un paquebot, une corvée de forçats sur l’île, un bateau qu’on estime trop proche…

Vue d’ensemble de la tour en brique et du mur-pignon nord-est de la caserne

Il est intéressant de comparer ici le régime imposé à Dreyfus avec les termes exacts de la loi du 8 juin 1850 qui définit la « déportation » : « La déportation dans une enceinte fortifiée consiste non pas à être renfermé dans une prison, mais à résider dans un lieu où la surveillance puisse s’exercer. ». L’article 4 de la loi du 23 mars 1872 stipule quant à lui que les déportés « jouissent sur leur lieu d’internement de toute la liberté compatible avec la nécessité d’assurer la garde de leur personne et le maintien de l’ordre ». Enfin, le décret du 10 mars 1877 réaffirme que la déportation est un « internement perpétuel dans une colonie lointaine » assorti, certes, d’une restriction des libertés, mais sans astreinte au travail, ni enfermement.

Mouillage d’un forçat aux îles du Salut

Le régime d’isolement, de silence et d’immobilité imposé à Dreyfus se rapproche de ce qu’ont dû subir les bagnards condamnés à purger une peine de « réclusion » sur l’île Saint-Joseph. Des conditions inhumaines et éprouvantes qui sont venues à bout de la santé d’hommes de tous âges et de toutes origines. Il faut pour y résister une force morale et une volonté hors du commun dont Dreyfus a su faire preuve, puisant dans sa soif de vérité et dans le soutien de ses proches l’énergie nécessaire pour lutter encore et toujours sans sombrer. Mais sa santé n’allait pas en s’améliorant et les médecins affectés à l’île Royale ont fréquemment alerté l’administration pénitentiaire sur les risques qu’il encourait à cause de ses conditions de détention.