2. Justices en concurrence

Plan du chapitre

Un enchevêtrement de justices

Outre la justice royale, on distingue les justices seigneuriales, dont les justices urbaines, et les justices ecclésiastiques ou officialités.
Si le roi ne tarde pas à dominer l’ensemble à partir du XIIIe s., chacune d’entre elles campe sur ses droits et veille à les exercer dans les limites de sa juridiction.
De nombreux conflits les opposent : ils donnent lieu à des cérémonies ritualisées qui permettent à la juridiction lésée de « ressaisir » son droit. Celui qui a empiété sur le pouvoir de l’autre lui offre un objet symbolique, en général un gant, comme preuve de la réparation.
Les sanctions prises par ces différents tribunaux sont parfois complémentaires. Par exemple, les endettés peuvent être poursuivis devant les officialités et être excommuniés. Leur sanction est alors annoncée à la messe du dimanche.

Le roi, « fontaine de justice »

L’émiettement du droit de punir à l’époque féodale n’éclipse pas l’idée que le roi est le souverain juge, la « fontaine de justice ».
Cette mission est liée au serment qu’il a prêté lors du sacre, durant lequel lui sont remis le glaive et la main de justice, symboles de l’autorité judiciaire royale. L’emprise de la justice royale s’accroît lorsque les souverains agrandissent le domaine à partir du règne de Philippe Auguste (1180-1223).


Les délégués de la justice royale
D’abord rendue par des prévôts qui achètent leur charge pour un temps donné, la justice royale se transforme profondément au XIIIe s. Philippe Auguste institue les baillis au nord du royaume et les sénéchaux au sud. Ils sont nommés, gagés et révoqués par le roi et jurent de « faire justice tant au pauvre qu’au riche, sans acception de personne ».
Sous le règne de saint Louis (1226-1270), ils administrent une circonscription, le bailliage et la sénéchaussée. Recrutés parmi les nobles et souvent absents pour aller à la guerre ou à la cour, ils sont bientôt aidés de lieutenants sédentaires, bien formés au droit.


Saint Louis, roi et justicier
Saint Louis condamne les preuves ordaliques (jugement divin ordonné en dernier recours), y compris le duel judiciaire. Il impose le recours aux témoins et à l’enquête. Il envoie des enquêteurs dans le royaume pour réparer les excès de ses officiers et restituer les biens mal acquis.
Il multiplie les tribunaux royaux qui, jusqu’alors itinérants, deviennent des plaids permanents dans les principales villes.
S’il n’a pas rendu la justice sous un chêne comme le prétend la tradition, il a laissé le souvenir d’un modèle d’équité. On raconte qu’un Vendredi saint, il a refusé de gracier un noble dont on lui vantait la renommée, mais qui avait commis un crime. S’étant enquis de la gravité de son cas, il l’envoya immédiatement au gibet, « sans avoir égard à la solennité que l’on célébrait ».

Le Parlement, tribunal d’appel

Vers 1250, Saint Louis crée le parlement de Paris pour que les justiciables de l’ensemble du royaume puissent appeler en dernier recours à la justice du roi.
Installé à côté du Palais royal et de la Sainte-Chapelle, le Parlement s’organise autour de trois chambres : « Grant’ Chambre » où peut se tenir le lit de justice du roi, « Chambre des Enquêtes » et « Chambre des Requêtes ».
Le souverain n’assiste plus aux jugements que lors des lits de justice, qui lui permettent d’intervenir sur les décisions du Parlement. Le reste du temps, ses droits sont défendus par le procureur du roi, sorte de ministère public. Le roi continue cependant à exercer directement la justice quand il le veut, après avoir écouté les requêtes de ses sujets.

L’organisation de la justice

Certains seigneurs, peu puissants, ne possèdent que la basse justice, qui impose des amendes inférieures à 60 sous.
Il peut s’agir d’amendes pour insulte : « Taxée est l’amende faicte par Jehanin le Piquart, pour ce qu’il avoit desmenti Jehanin le Charon parmi sa sanglente de gorge, à X sols parisis, dont il a demandé l’amendement, presens les dessus diz ».
La pratique de jeux de dés peut être également sanctionnée : « Taxée est l’amende faicte par Guillemin de Gomez pour le jeu des dez, à XL sols tournois ».
La basse justice est en général rendue dans le cadre du village, sous un arbre, souvent un orme, dit « arbre de justice », voire même à la taverne !


Haute justice
À partir du Xe s., un certain nombre de seigneurs exercent le droit de punir et recourent à la peine capitale : ils possèdent la haute justice. Pour le faire savoir à tous, ils font construire des gibets à la limite de leurs juridictions.
Cependant, à Paris, seul le roi possède un gibet, situé à Montfaucon. Ainsi, l’évêque et les clercs gestionnaires de grands monastères comme Saint-Germain-des-Prés ou Saint-Martin-des-Champs, qui exercent également la haute justice, font pendre les criminels dans les villages proches, dépendant de leur seigneurie.


La professionnalisation de la justice
Au XIIe s., les bourgeois des villes obtiennent des chartes de franchises qui donnent le droit de juger à des échevins au nord du royaume ou à des consuls dans le Midi. De nombreux conflits opposent ces bourgeois, jaloux de leurs droits, aux seigneurs locaux, clercs ou laïcs. Les justiciables savent très vite utiliser les rouages de la justice et jouer de ces rivalités.
Être juge devient un métier. Le juge, souvent un prévôt, tient des assises plus ou moins régulières annoncées par des crieurs. Il peut disposer d’un auditoire (maison de justice) et être aidé par des sergents, à pied ou à cheval, d’un greffier, voire d’un geôlier, chargé de la prison.
Mais quelle différence entre la justice locale où les juges ne sont que « frottés de droit » et celle rendue par le parlement de Paris composé de spécialistes en droit civil et canon ! Aussi le Parlement devient-il un donneur de leçons pour les juges de première instance.

« Clergie ! Clergie ! »

« L’officialité »

À partir du XIIIe s., chaque diocèse se dote d’au moins un tribunal spécial,  l’officialité, sous la direction de l’évêque.
Ces tribunaux ecclésiastiques jugent les clercs dont « la lettre de tonsure » garantit les privilèges de juridiction. Ils jugent aussi de certains cas touchant les personnes : mariage, séparation des époux, adultère… L’Église cherche en effet à imposer que le mariage se déroule dans l’église de la paroisse, avec le curé du lieu, et que les bans soient publiés. Elle tente ainsi d’éviter les mariages clandestins et de surveiller les degrés de parenté interdits par les conciles.
Elle juge aussi des crimes relatifs à la foi, au blasphème et en principe à l’hérésie.

« Les prélats sont négligents »

Les officialités sont réputées laxistes. L’Église ne condamne pas à mort mais à des amendes et à l’excommunication. Dans les cas les plus graves, elle ordonne la prison « au pain de douleur et à l’eau de tristesse » ; mais les coupables sont vite relâchés. La pénitence l’emporte sur la rigueur de justice.
Bien des criminels se disent clercs pour bénéficier de ces privilèges et vont chez le barbier se faire tonsurer.
À Saint-Quentin, la femme du geôlier a même conseillé à un condamné à mort de crier « Clergie ! Clergie ! », si bien que « se trouvèrent bien mil personnes qui crièrent qu’on n’amenât point le prisonnier et coururent sus au prévôt et à la justice [au gibet] ».
Quant aux moines, ils sont jugés par leur abbé. Ils subissent le plus souvent la correction fraternelle devant la communauté et, au pire, sont transportés dans un autre monastère. À la fin du Moyen Âge, les tribunaux royaux luttent contre ces abus. Les juges laïcs prétendent juger les faux clercs et dégrader les clercs coupables de crimes énormes.


L’Inquisition
Pour lutter contre l’hérésie, en particulier l’hérésie cathare, de nouveaux tribunaux apparaissent, tenus en général par des Dominicains : c’est l’Inquisition, officiellement instituée par Grégoire IX en 1231. Les juges procèdent d’office, isolent les prévenus et les interrogent en secret. La sanction peut être la prison (« le mur ») et la peine de mort par le feu si le coupable est livré à la justice laïque (le bras séculier).

Jeanne d’Arc face à la justice

Une justice en trois épisodes

Jeanne d’Arc a connu trois longs procès
Le premier se déroule à Poitiers, après sa rencontre avec le roi Charles VII à Chinon le 23 février 1429. Sans doute sous la direction de l’archevêque de Reims, Regnault de Chartres, des théologiens l’ont interrogée pendant trois semaines sur sa foi ; mais les archives de ce procès ont disparu.
Le second procès, qui se termine par sa condamnation au bûcher le 30 mai 1431, s’est déroulé à Rouen : c’est un procès d’inquisition.
Le troisième, enfin, engagé par la papauté à la demande de la mère de Jeanne, Isabelle Romée, est un procès en nullité dont la sentence est prononcée à Rouen le 7 juillet 1456. Il restaure l’honneur de Jeanne et de sa parenté, mais aussi, par voie de conséquence, celui de Charles VII.

Jeanne face aux experts
Le procès de condamnation est un procès de foi, confié à Pierre Cauchon, évêque de Beauvais, le diocèse dont dépend Compiègne où Jeanne a été prise. Devant l’avance française, l’évêque s’est réfugié à Rouen, tenue par les Anglais. Le vice-inquisiteur, le dominicain Jean Le Maire, est à ses côtés selon la procédure définie au concile de Vienne en 1312, qui règle les procès d’inquisition en laissant de larges initiatives aux évêques.
Jeanne comparaît seule, comme elle l’a souhaité, et pendant trois mois, du 21 février au 30 mai 1431, sans avoir subi la torture, elle répond aux questions devant cent-vingt experts, théologiens et spécialistes en droit canonique, qui se succèdent.

« Va hardiment ! »
Les questions portent sur la nature des voix, anges ou démons, l’arbre aux fées, la fontaine miraculeuse, la mandragore, les anneaux et l’étendard. Elles portent aussi sur l’obéissance à l’église militante et sur le signe qu’elle a montré à Charles VII pour qu’il devienne vrai roi de France. Jeanne répond « hardiment » et ne craint pas de tenir tête à Pierre Cauchon : « Vous dites que vous êtes mon juge. Avisez-vous bien de ce que vous faites : car en vérité, je suis envoyée de par Dieu, et vous vous mettez en grand danger ! » En vain !


Les sentences
Une première sentence la livre à la justice laïque, donc au bûcher qui était prêt, ce que souhaitaient les Anglais. Elle renie ses aveux. Tombe alors une deuxième sentence : ce sera la prison à perpétuité pour se repentir de ses feintes mensongères. Reconduite au château de Rouen, donc illégalement en prison laïque, elle subit peut-être une tentative de viol et reprend ses habits d’homme.
La sentence finale la livre au bras séculier et la condamne comme « hérétique, relapse, apostate, idolâtre ».
Mais Jeanne connaît ensuite une longue postérité…

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