4. La pétroleuse

Plan du chapitre

Une sélection de documents transcrits est proposée à la fin de ce chapitre.

Introduction

L’année 1871 est marquée en France par une série de soulèvements populaires dont le plus connu est sans conteste la Commune de Paris, du mois de mars à la Semaine sanglante de mai qui signe son écrasement dans le sang. À l’issue de cet épisode insurrectionnel, femmes et hommes sont traduits devant le Conseil de guerre. 1 051 Communardes – sur les 33 000 individus jugés – doivent ainsi répondre de leurs actes devant un tribunal militaire. Avant même d’être confrontées à la justice, ces femmes sont précédées par une sulfureuse réputation : au-delà d’un engagement pour des idées, elles apparaissent comme le symbole du désordre socio-politique qui a marqué le printemps 1871 et sont soupçonnées d’avoir incendié la capitale. Au lendemain de la Commune, Paris est en effet exsangue et la rumeur court : ce sont des femmes qui ont mis le feu, des pétroleuses, dénommées ainsi en raison de leur supposé usage du pétrole. Aucune ne reconnaît son rôle d’incendiaire et le Conseil de guerre, pourtant peu réputé pour sa clémence, ne condamne finalement aucune femme pour incendie : aux yeux de la justice, il n’y a donc pas eu de pétroleuses. Mais le mythe de ces femmes incendiaires et engagées à la vie dure. Partisans et détracteurs de la Commune s’accordent sur un point : les pétroleuses symbolisent une détermination toute féminine au service d’un idéal révolutionnaire, de la part de femmes dépourvues de droits politiques. Conjuguant la morale et le politique, l’imaginaire prend alors le pas pour représenter plus largement les femmes révolutionnaires sous les traits d’êtres incontrôlables, violents et dangereux.

Femmes en révolution

Avec la fin de l’Ancien Régime, la période révolutionnaire remet en cause l’ordre socio-politique et valorise la figure féminine. Qu’il s’agisse des partisans de la Révolution ou de ses opposants, la République naissante est représentée sous les traits d’une femme : Marianne et la Gueuse. L’allégorie tranche avec l’exclusion des femmes de l’espace politique, décrétée par la Convention en 1793. Cela n’empêche pas des femmes de s’engager dans les rangs de la Révolution ou de la Contre-Révolution, et d’être ainsi représentées dans nombre de gravures, dessins et peintures. Cet engagement vaut à certaines d’entre elles de monter à l’échafaud, telle Olympe de Gouges ou Charlotte Corday. S’y ajoutent des figures collectives et fantasmées de femmes revendiquant l’accès au pouvoir, à l’image des mythes de bataillons féminins lors des révolutions de 1830 et 1848.

Les Communards devant la justice

La fin du mois de mai 1871 sonne l’écrasement de la Commune et l’arrestation de milliers de Communards dans l’attente de leurs procès. Certaines Communardes sont l’objet d’exécutions sommaires dans les rues de Paris, d’autres sont incarcérées à Saint-Lazare et Versailles avant d’être jugées. L’iconographie de ces femmes défaites est abondante, qu’il s’agisse des photomontages de Communardes emprisonnées ou des dessins et gravures les représentant devant leurs juges. Les 1 051 femmes traduites devant le Conseil de guerre sont exposées aux mêmes peines que les hommes, bien que n’étant pas pourvues des mêmes droits. Après le temps du procès vient celui de la condamnation et de la déportation, signant ainsi le retour à l’ordre affirmé par la Troisième République naissante.

Les mots de la pétroleuse

Au cours des interrogatoires, les Communardes sont questionnées sur leur participation à la Commune, sur leur engagement politique ou militaire, sur les bâtiments incendiés près desquels elles se trouvaient, sur leur maniement des armes, sur leur tenue vestimentaire. Mais elles sont aussi interrogées – et peut-être plus encore – sur leur moralité, leur famille, leur consommation d’alcool et leurs rapports aux hommes. Pour la première fois dans l’histoire, les juges disposent des portraits photographiques de celles qu’ils jugent : porteuses du drapeau rouge, vêtues d’un pantalon de la garde nationale, d’un béret de marin, etc. Femmes représentées comme se posant en égales des hommes, les Communardes jugées reflètent ainsi l’angoisse du désordre social et les fantasmes de confusion des sexes.

Louise Michel

Née en 1830 en Haute-Marne, Louise Michel, fille naturelle d’une domestique, devient institutrice. Fréquentant les milieux révolutionnaires, éprise de justice sociale, elle s’engage dans la Commune de Paris, en particulier dans l’Union des femmes. Propagandiste et ambulancière, elle participe aux barricades et combat face aux Versaillais, revêtant de temps à autres l’habit militaire. Le 24 mai 1871, elle se constitue prisonnière après l’arrestation de sa mère. Longuement interrogée sur sa participation aux combats, elle doit aussi évoquer son rôle d’auteur de nombreux textes politiques. À l’instar de ses compagnes de captivité, elle est aussi questionnée sur ses relations amoureuses. Déportée en 1873 en Nouvelle-Calédonie, elle revient à Paris en 1880, animée par la passion de la Révolution jusqu’à sa mort en 1905.

Sélection de documents transcrits

Interrogatoire de Joséphine Marchais (ou Marché), 32 ans, Versailles, 17 août 1871

Née à Blois en 1840, célibataire, journalière vivant dans le quartier de Charonne, Joséphine Marchais participe à la Commune comme vivandière au bataillon des enfants perdus. Elle y côtoie son compagnon, Jean Guy, garçon boucher. Le 22 mai 1871, avec le 135e bataillon fédéré de Belleville, elle occupe les rues de Solférino, de Lille et le bâtiment de la Légion d’honneur. Accusée d’avoir incendié plusieurs bâtiments, elle est condamnée à mort. Sa peine est commuée en travaux forcés à perpétuité au bagne de Cayenne.

 

"Dans un rapport qui figure à votre dossier, le nommé Stehlin, concierge rue de Lille, numéro 71 déclare que […] vous vous seriez écrié “ Il n’y a plus rien à nous ici, mes amis, mettez le feu ! ”

Cela est faux ; je n’étais pas présente rue de Lille."

Interrogatoires de Florence Vanderval, Versailles, 16 octobre 1871 et 4 avril 1872

Je n’ai pas vu mettre le feu ; je suis toujours restée à la barricade du ministère de la Marine ou sous le portail de ce ministère, du côté de la rue Saint-Florentin. J’ai été blessée dans l’après-midi du mardi, devant l’église de la Magdeleine. Je répète n’avoir vu aucun préparatif d’incendie, ni mettre le feu aux endroits que vous venez de citer.

Interrogatoire de Marie-Clémence Ledoux à propos d’Anne-Marie Ménand, 34 ans, Versailles, 11 mars 1872

Née en 1837 à Saint-Séglin (Ille-et-Vilaine), Anne-Marie Ménand est cuisinière. Elle est cantinière pendant la Commune et participe aux barricades lors de la Semaine sanglante. Condamnée à mort par le Conseil de guerre, elle voit sa peine commuée en travaux forcés à perpétuité en Guyane. Elle forme un recours en grâce en 1872.

 

Le jour où l’on a pillé la Madeleine, elle m’a dit “ C'est bien fait qu'on pille cette église, ils l'ont bien mérité ! On devrait foutre le feu là dedans ”

Interrogatoire d’Elisabeth Rétiffe à propos d’Eulalie Papavoine et de Léontine Suétens, Versailles, 26 juin 1871

Eulalie Papavoine est née à Auxerre (Yonne) en 1846. Célibataire et mère d’un enfant, elle est couturière de métier. Elle sert comme ambulancière au 135e bataillon fédéré de Belleville où est engagé son compagnon, Ernest Balthazar. Elle participe aux combats de Neuilly, Issy, Vanves et à ceux qui se déroulent dans le quartier du palais de la Légion d’honneur. Accusée d’avoir incendié ce bâtiment, elle est condamnée à mort pour sa participation aux combats. Sa peine est commuée à la déportation en Guyane. Léontine Suétens, née à Beauvais en 1846, est blanchisseuse. Elle a été, par le passé, condamnée pour vol. Comme Eulalie Papavoine, elle fréquente un soldat du 135e bataillon de Belleville, participe aux même combats et est également déportée à Cayenne.

 

Nous étions cinq et parmi elles, les nommées Léontine, blonde de vingt-quatre à vingt-cinq ans, de taille moyenne, ayant un peu d’embonpoint […] ;

Quant à Eulalie Papavoine, elle était en jupon d’Orléans gris, caraco noir en étoffe pluchée […].

Ni l’une ni l’autre de nous ne portait aucune arme.

Interrogatoire de Jeanne, femme Durivault, Versailles, 27 juillet 1871

Je reconnais avoir tiré quelques coups de fusil par les créneaux d'un mur derrière lequel se trouvaient les gardes nationaux mais je suis à peu près certaine que je n’ai fait aucun mal. Je me servais du fusil du commandant Ravault et je visais les soldats qui passaient en courant aux endroits découverts des tranchés.

La guerre a pour moi un grand attrait, et c'était afin de voir une bataille que je suis partie avec les fédérés.

Interrogatoires d’Hortense David, dite Machu, 36 ans, Versailles, 6 mars et 4 avril 1872

Pointeuse de métier, Hortense David est condamnée à perpétuité par le Conseil de guerre pour avoir participé aux combats au sein de l’artillerie.

 

Comment expliquez-vous qu’immédiatement après votre mise en liberté, les femmes détenues en même temps que vous à Clermont, vous aient dénoncée comme ayant tiré le canon, vêtue en marin, contre la troupe ?

C’était de la jalousie, voilà tout.

Interrogatoire d’Eulalie Papavoine, Versailles, 3 août 1871

Il y avait aussi avec nous une nommée Masson dont le mari était sergent au 13e bataillon. Cette personne avait une jupe marron, caraco noir, bonnet de linge, tablier noir, écharpe de la Commune à large franges d’or, petit sac-aumônière sur le côté, brassard. Elle portait constamment une carabine. Le mardi, elle s’habilla en garde national et, à ce que dirent des fédérés, elle fit le coup de feu ce jour-là et tua un concierge.

Procès-verbal d’interrogatoire de Coralie Chérelle, 27 ans, Versailles, 7 octobre 1871

Coralie Chérelle, originaire du Loiret, est fabricante de casquettes et cantinière à la Garde nationale. Vivant en concubinage avec un communard, enceinte de quatre mois, elle nie toute participation aux incendies et aux combats.

 

J’avais un pantalon de garde national, jupon noir bordé de rouge, veste noire également bordée de rouge, chapeau de marin avec carton rouge et plume noire, je ne portais point d’armes.

Interrogatoire de Marie-Jeanne Moussu, 42 ans, Versailles, 19 août 1871

Marie-Jeanne Moussu, 42 ans, blanchisseuse, est condamnée à mort par le Conseil de guerre ; sa peine est commuée en travaux forcés à perpétuité aux îles du Salut (Guyane). La police a trouvé chez elle des « papiers, journaux et chansons contenant des écrits communistes ».

 

Je reconnais que j’ai le caractère emporté et qu’il m’est arrivé quelques fois de boire outre mesure, mais je ne me livrais pas à la prostitution.

Procès-verbal d’interrogatoire de Louise Michel au 4e conseil de guerre permanent de la 1re division militaire séant à Versailles, le 3 décembre 1871, à 8 heures du matin.

Qu’entendiez-vous dire au sujet du feu de joie que vous proposiez dans un projet d’article intitulé “ l’ombre ” ?

Cet article a été fait dans un moment d’indignation et je n’ai parlé que pour moi personnellement ; je voulais dire que je préfère la destruction d’une ville à l’opprobre.

N’avez-vous pas proposé aux membres de la Commune d’incendier ou de détruire les quartiers de Paris, au fur et à mesure que les troupes les occuperaient ?

J’ai proposé de s’enfermer dans Paris et d’y combattre jusqu’à la mort. ”

 

Procès-verbal d’interrogatoire de Louise Michel, 28 juin 1871

N’aviez vous pas des relations intimes avec un homme ?

Non je n’avais qu’une passion, celle de la Révolution.

[…]

Je portais toujours une robe noire et une ceinture rouge à la taille ; une fois ou deux, pendant le siège de Paris par les Prussiens, je m’habillais en homme pour aller à une réunion traiter une question de travail.

Procès-verbal d’interrogatoire d’Henriette Pompon, Versailles, 12 novembre 1871

[…] elle ne restait jamais en place et on ne pouvait songer à avoir une conversation avec elle.

[…]

Je ne sais si elle avait des habitudes d’intempérance ; cependant, je dois dire qu’elle buvait constamment du café noir. Quant à ses relations, elle ne voyait que les parents de ses élèves et j’ignore si elle était liée avec M. Ferré.

Germaine Berton

En décembre 1923, Germaine Berton comparaît devant la Cour d’assises de la Seine pour l’assassinat de Marius Plateau, personnalité royaliste. Onze mois plus tôt, la militante anarchiste s’est en effet présentée, seule, dans les locaux parisiens de l’Action française, armée d’un pistolet. À défaut d’avoir pu atteindre son directeur Léon Daudet, elle abat cet autre responsable royaliste. Arrêtée le jour-même, elle explique avoir voulu venger la mort de Jaurès, dont l’assassin, le nationaliste Raoul Villain, a été acquitté en 1919. Germaine Berton n’est pas une inconnue : déjà condamnée pour outrages et violences sur un policier, elle incarne les classes dangereuses du début du XXe siècle. Au terme d’un procès très suivi au cours duquel elle reçoit de larges soutiens, elle est acquittée. Elle poursuit quelque temps son activité de militante, puis vit plus discrètement. Atteinte de troubles mentaux, elle fait plusieurs tentatives de suicide et finit par se donner la mort en 1942.

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