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Chapitre 3. Le transporté. Sept mois au bagne (1931)

Sept mois au bagne. Chap. 3
(p. 32) Lorsque le lecteur lit dans son quotidien l’épilogue d’une grande affaire d’assises, il ne s’étonne pas de voir le ou les coupables frappés de la peine des travaux forcés à temps ou à perpétuité. La masse ignore totalement en quoi consiste réellement cette peine. Interrogez un brave citoyen, il vous dira : « Les forçats sont envoyés à Cayenne en Guyane ». Et si voulant se documenter, il feuillette le dictionnaire, il trouvera cette brève notice : « Guyane, pays malsain et humide, colonie pénitentiaire ».

Prenons donc le criminel dès sa condamnation. Dès que la cour de cassation a rejeté le pourvoi formé contre l’arrêt de la cour d’assises, le condamné est transférable et bientôt le wagon cellulaire l’emporte vers le dépôt de l’île de Ré.

Le départ des forçats à l’île de Ré est aménagé dans les vieux bâtiments de l’ancienne citadelle. Le régime de cette maison de force est conforme à celui de n’importe qu’elle maison centrale. Les détenus sont astreints (p. 33) au travail dans des ateliers.

Quinze jours avant l’arrivée du « La Martinière » les travaux cessent pour les hommes qui vont partir. Les rations sont augmentées et les dépenses à la cantine sont illimitées, un quart de vin leur est distribué chaque jour. C’est en somme un régime réconfortant en prévision de la longue et pénible traversée qu’ils ont à faire.

Le jour du départ, les condamnés sont rassemblés dans la cour du départ et perçoivent individuellement un sac en toile plombé contenant leur triste garde robe et leur literie tout à la fois, ce qu’il y a de plus sommaire : un complet de drap, un bonnet, un treillis de toile bise, une paire de galoches et une couverture. Et puis, c’est l’interminable et lugubre défilé de tous ces misérables qui déambulent la tête basse jusqu’au lieu d’embarquement que les journaux ont bien souvent publié au départ de certains criminels notoires.

Sur le transport, les condamnés sont séparés dans des bagnes, immenses cales garnies de barreaux tout comme les cages de nos ménageries foraines, ne laissant au centre qu’un long couloir où circulent les surveillants de service. C’est dans ces cages, serrés les uns contre les autres que les condamnés font la traversée de France en Guyane. Qu’on s’imagine l’intérieur de ces bagnes par mauvais temps. Tous ces hommes incommodés par la chaleur et les mauvaises odeurs qui règnent dans ces lieux sans air, ont pour la plus grande part tous le mal de mer et vomissent n’importe où ajoutant à l’atmosphère déjà empestée un relent à ne pouvoir y tenir. Chaque jour quand le temps le permet, et à des heures fixées, les condamnés ont droit à une demie heure de promenade sur le ponton du bâtiment, si on peut appeler cela une promenade. Elle consiste à faire aligner les hommes tout le long des bastingages, face à la mer. Chaque individu est tenu de garder l’immobilité la plus complète avec défense expresse de converser avec le voisin. A la moindre infraction, c’est le retour dans la cale nauséabonde. Aussi on ne trouve jamais un amateur qui aurait la fantaisie (p. 34) saugrenue de commettre une désobéissance contre le règlement. Tous sont heureux de respirer un peu d’air de la brise du large.

Il arrive bien souvent que le « La Martinière » s’en va compléter sa triste cargaison en Algérie, ce qui allonge la durée de la traversée, à la grande désolation des condamnés qui ont hâte d’être à destination.

Quant aux révoltes à bord, elles sont impossibles. Aux heures des promenades, les hommes ne sortent des bagnes que par petits paquets et les agents de l’administration pénitentiaire possèdent des moyens de répression qui à la rigueur ne resteraient pas sans effets pour les récalcitrants, tels que les fers et certains réduits situés au-dessus des chaudières où la mauvaise tête n’a pour s’étendre que la tôle brûlante, il est certain qu’au bout de vingt quatre heures de séjour dans ces étuves, l’homme le plus obstiné est obligé de se soumettre.

Et puis enfin, c’est le Maroni. Après de nombreuses courbes sinueuses sur le grand fleuve aux eaux couleurs de boue, le navire accoste lentement à l’appontement vermoulu de Saint-Laurent.

Après les formalités d’usage commence le débarquement du lamentable troupeau. Sur l’étroite échelle qui relie le « La Martinière » au Warf, les condamnés en file indienne, l’allure lasse et déjà déprimés par la longue traversée descendent gauchement les étroites marches de bois en titubant comme des hommes ivres. Sur l’appontement, des surveillants les comptent au fur et à mesure comme du bétail. Ils sont ensuite alignés par file de quatre et cette fois on fait l’appel nominatif. Et puis, toute la colonne s’ébranle dans la direction du camp et pour la première fois tous ces misérables foulent de leurs pieds la terre inhospitalière de la Guyane. La terre au châtiment où tant de leurs prédécesseurs ont souffert, expié et trouvé la mort dans ce pays qui ne passionne (p. 35) jamais ceux qui y viennent en exil.

Enfin le camp. La colonne disparaît comme aspirée entre les deux vantaux ouverts en tôle peints en noir du triste porche qui se referme tout aussitôt que la dernière file en a franchi le seuil comme la gueule d’un monstre hideux.

Des cases vides sont réservées aux arrivants qui y restent enfermés pendant une quinzaine de jours de façon à permettre aux différents bureaux, l’un de les immatriculer, l’autre de former les dossiers pénaux et médicaux. Puis, c’est au tour du service anthropométrique à les voir défiler dans son local où l’on prend sur des fiches spéciales leurs empreintes digitales. Ils sont ensuite répartis dans les différents camps des environs et aux îles du Salut. Ceux dont la profession est établie et constitue une spécialité sont réservés pour les différents services : boulangerie, abattoir, travaux, magasins, etc.

Les camps tous établis dans les endroits défrichés, entourés de forêts vierges ou de savanes bourbeuses et immondes n’offrent aux condamnés aucun moyen possible d’évasion. Où iraient-ils ? Dans la brousse épaisse ou bien dans les savanes vaseuses ? La plupart des travaux dans les camps consistent à abattre des arbres pour en faire du bois à brûler. On ne peut s’imaginer ce qu’on consomme de bois à la « tentiaire ».

Le camp est une agglomération de cases en torchis recouvertes en feuilles de bananier. Elles sont alignées en bordure d’un chemin central à un certain endroit s’élèvent le pavillon des surveillants et la cuisine des transportés. Chaque camp a sa petite administration hiérarchique : un surveillant-chef, trois ou quatre autres surveillants de grade inférieur, immanquablement un comptable et un infirmier pris dans l’élément pénal qui complète le personnel. Si le camp est important, il est dirigé par un commandant qui en somme fait fonction de directeur auquel il est adjoint un médecin suppléé de son personnel médical pris également dans l’élément pénal tout comme à Saint-Jean-du-Maroni et aux îles du Salut. (p. 36) Dans les camps, les condamnés sont astreints à des travaux de damnés.

Bien avant l’aube, les forçats sont rassemblés devant les cases et on fait l’appel pendant qu’un porte-clef distribue une cognée à chaque individu et puis, c’est le départ dans la nuit pâlissante vers la forêt proche. Alors les hommes disparaissent dans le chaos des lianes entrelacées sous les frondaisons humides et épaisses d’où émane une sorte de brouillard chaud et malsain. Ils piétinent nus pieds dans l’humus qui donne les fièvres. A coups de hache, ils se frayent un passage à travers cette végétation sauvage et monstrueuse.

Les condamnés, le torse nu où ruisselle la sueur s’arrêtent parfois découragés comme vaincus par cette forêt obstinée à ne pas vouloir se laisser pénétrer comme pour les avertir que c’est la mort qu’ils viennent chercher dans ces sous-bois vénéneux aux miasmes dangereux et mortels. Mais l’homme est un bagnard, il lui faut un arbre à abattre pour faire son stère de bois qui est sa tâche quotidienne. Et alors, de plus bel avec rage, il tranche de son outil tous les tentacules de ces pieuvres végétales qui essaient de l’emprisonner et de l’étouffer pour lui faire expier d’un coup les crimes dont il s’est rendu coupable devant la société humaine.

Si l’homme est vigoureux, notamment les arabes, il a vite fait de se débrouiller et de faire son stère. Mais combien d’autres y laissent chaque jour un peu de leur existence à ce labeur de forcené sous un pareil climat, les malingres à qui la cognée trop lourde échappe des mains fébriles après avoir rebondi sur le bois dur de l’arbre exotique. J’ai vu de ces malheureux rentrés au camp très tard dans la soirée et n’ayant pu achever leur tâche, le treillis en loque, le torse couvert de plaies saignantes, les pieds meurtris par les rejets épineux des ronces exotiques, las et fourbus à un tel point de s’affaler sur les hamacs et y rester étendus comme des cadavres, les yeux hagards sans vie, les traits creusés et empreints de désespoir. Qu’on s’imagine le nouveau venu au bagne auquel échoue une telle tâche dans un camp. Beaucoup ne peuvent y résister. Alors ils s’évadent, là-bas vers Saint-Laurent où on les arrête et les emprisonne. Combien doivent leur sembler douces les longues journées de cellule en comparaison de la vie de (p. 37) camp où chaque jour les hommes sont astreints sans trêve ni repos au même supplice, aux mêmes souffrances que rien ne vient calmer.

Les arbres abattus sont débités sur place. Bien souvent les hommes s’associent à deux ou trois, alors ils abattent un arbre plus gros. Certains ont le coup d’œil et savent approximativement d’après la grosseur du tronc que ce dernier une fois débité donnera ses deux stères de bois, la tâche est alors simplifiée et la journée est alors employée à l’abattage et le lendemain, ils procèdent au débitage. Ils connaissent aussi les écorces au bois tendre facile à fendre avec la cognée. Chaque homme a son chantier particulier. Deux pieux fichés en terre indiquent les dimensions du stère en longueur et en hauteur, et les bûches coupées de la longueur de un mètre en garnissent toute la largeur. Chaque semaine les surveillants passent sur le chantier pour compter les stères de bois qui s’alignent les uns à côtés des autres. S’il y a sept tas de bûches, l’homme a fait sa tâche journalière et ma fois si le nombre de stères n’est pas au complet, l’homme se voit puni de cellule ou bien privé des gratifications allouées. Quelques uns essaient parfois de tricher en empilant les bûches entre les pieux d’une telle façon que les stères paraissent complets. Mais les surveillants qui sont au courant de la combinaison ordonnent à l’homme malgré ses dénégations de démolir les piles de bois et de reconfectionner les stères en rangeant les bûches convenablement et il arrive toujours qu’il manque un stère alors l’homme est doublement puni et repéré, si la chose se renouvelle par trop fréquente, il passera devant la commission disciplinaire avec le motif « Mauvaise volonté au travail » et il récoltera un grand nombre de jours de cellule.

Certains camps possèdent aussi une briqueterie. Les transportés employés là ont un travail bien moins pénible que leurs congénères, les bûcherons. Ils piétinent la glaise avec leurs pieds et confectionnent des briques dans des moules en bois et aussi des fours pour la cuisson de ces derniers qu’ils chauffent avec les branchages inaptes à faire des bûches que leur apportent les corvées.

D’autres enfin sont employés au continuel débroussaillement tout autour du camp. L’échine pliée, serpe en main, ils restent ainsi exposés des heures entières sous le formidable soleil. Autour d’eux, la savane se dépeuple peu à peu des grandes herbes folles et des arbustes aquatiques qui poussent innombrables dans la vase dont les racines noueuses s’accrochent tenaces dans ce sol fangeux où grouillent des (p. 38) serpents et des crapauds ignobles.

Les hommes sortent de là le dos et les reins brûlés par le soleil, les jambes et les pieds enduits d’une boue gluante et tenace qui chaque jour absorbe un peu de leur santé, car ses bourbiers tout comme la forêt, renferment des miasmes qui donnent les fièvres et la mort.

Une fois par semaine, les camps reçoivent la visite d’un médecin. Ce jour-là, le local qui sert de salle de visite regorge de malades.

Dans la case badigeonnée à la chaux, meublée de deux tables, l’une chargée de fioles de médicaments divers, de bocaux de pommade, de bandes à pansement et de tout un attirail d’instruments de petite chirurgie, et l’autre qui sert de bureau est recouverte d’un couvre pieds crasseux sur lequel figurent un vieux sous-main, un encrier et une plume ébréchée voisinent avec le cahier de visite, non moins crasseux que le couvre-pieds. Les pages couvertes de taches d’encre et autres sont garnies d’une écriture illisible qui représente des noms et des matricules, une chaise complète ce mobilier sommaire.

Dans le fond du local les malades tout nus attendent l’arrivée du toubib. Les uns accroupis sur leurs talons gémissent, d’autres accolés aux montants de la baraque grelottent de fièvre. Tous sont bien malades, rien qu’à les voir on ressent un peu de pitié pour ces hommes qui souffrent. On a là, sous les yeux, les victimes de la brousse guyanaise qui, comme le vampire hideux pompe le sang de l’homme endormi et lui prend la vie mais tout au moins sans le fait souffrir, elle aussi, elle pompe la santé de tous ces êtres mais lentement sous toutes sortes de formes plus ou moins atroces. Elle s’insinue dans tous ces corps comme le poison. Ah ! le châtiment est bien choisi. Quelle est la chose la plus horrible que de se voir mourir un peu tous les jours dans les bras de cette gueuse sans pitié qu’est la brousse.

Le surveillant-chef et ses sous-ordres qui paradent à cette mise en scène de la misère, ne cessent pas de railler cette poignée de misérables tout pantelants.

«  Attention ! P… tu es là parce que tu n’as pas (p. 39) abattu tes stères, fainéant ! Si jamais tu es reconnu malade, je perds mon nom ? ». Et l’autre implore :

-  Je vous assure chef, que je suis malade ». L’homme tremble, sa maigre échine frissonne de fièvre, ses yeux sont hagards et il n’a même plus la force de parler. Ses lèvres pâles et son visage couleur de cire indiquent nettement que l’homme est sérieusement anémié.

 Tout à côté un pauvre bougre maigre à effrayer, ses os saillants pointent de partout, ses côtes dessinent des arabesques macabres sur lesquelles se moule la peau tannée par les brûlures incessantes de l’ardent soleil. Il flageole sur ses jambes étriquées, son corps est affreusement labouré de plaies suppurantes. A certains endroits, des boursouflures sous lesquelles des vers « macaques » rongent les chairs, achèvent de donner à ce corps décharné l’aspect d’une pourriture. Son visage est exsangue, les joues creuses et ses dents s’entrechoquent avec un bruit de castagnettes. Devant lui, un autre accroupi gémit doucement. Il a le pied droit bandé dans un pansement sale qu’il a commencé à dérouler. La bande immonde est souillée de pus jaunâtre. Il a le pied pourri par les chiques et semble souffrir atrocement.

Tout à coup, un homme s’effondre dans le tas de ces miséreux. Il n’a plus la force de se tenir debout, il est là par terre râlant, il se contorsionne, c’est une crise de bilieuse. Il vomit sur sa poitrine des glaires verdâtres, ses yeux roulent hagards et convulsés dans leurs orbites. On dirait qu’il va mourir là. Alors le surveillant-chef, un corse, s’exclame : « Regardez donc ! V… qui nous la fait au chiqué » !  Et un des surveillants ajoute : Il ne crèvera pas cette charogne là ! ». L’infirmier qui roule des bandes, assis une fesse sur un coin de la table aux médicaments regarde d’un oeil indifférent l’homme affalé sur le sol.

Dans le lointain, tout là-bas, au tournant de la voie Decauville qui va se perdre dans la brousse, éclatent des coups de feu. C’est le toubib. Confortablement assis sur la banquette d’un lorry en bras de chemise, casqué, un fusil en main, il s’adonne aux plaisirs de la chasse. Derrière lui, deux hommes, deux arabes, montés sur les rebords de la petite plate-forme poussent le léger véhicule au moyen de deux grandes perches qu’il manipulent avec dextérité en les plantant tour à tour dans le sol rocailleux ce qui donne une propulsion régulière au lorry qui roule en tanguant d’une façon vertigineuse sur les rails qui gémissent. A quelques (p. 40) mètres de l’infirmerie, les deux hommes sautent de la plate-forme sur le sol pour arrêter le véhicule emballé. Le toubib saute à son tour, il s’éponge car il a chaud. Des poignées de main s’échangent, et puis on parle chasse immanquablement, on monte se rafraîchir chez le chef et enfin on songe à la visite. Le toubib est vite renseigné avant d’avoir vu les hommes malades. Evidemment, il n’y a pas de malades au camp, et ceux qui attendent là, en bas ce sont des simulateurs, toujours les mêmes.

Assis devant la table au couvre-pieds crasseux le toubib consulte le cahier de visite qu’il épluche minutieusement. A côté de lui l’infirmier obséquieux tourne les pages au fur et à mesure ou montre du doigt certaines annotations soulignées que le toubib parcourt en hochant la tête. Il appelle un nom. C’est P… l’homme aux stères, le fainéant selon l’épitaphe saugrenue du surveillant de tout à l’heure. L’homme s’approche titubant, il tremble davantage sa voix entrecoupée de hoquets. Le toubib qui lui tourne le dos ne le voit même pas : « C’est bon, on ne voit que toi à la visite. Tu prendras de la quinine et tu retourneras à ton chantier demain matin. A un autre ». Et l’homme tout grelottant balbutie quelques paroles inintelligibles courbant davantage sa maigre échine et s’en va se rhabiller sous l’œil narquois du surveillant qui jubile.

L’autre, c’est l’homme au pied pourri. Il a complètement dégagé son pied de la lamentable loque qui constituait son pansement. Le dessous des orteils est en putréfaction. Après avoir jeté un regard oblique le toubib déclare que çà va mieux et ordonne à l’infirmier de lui faire un pansement humide. C’est tout. L’homme se retire en sautillant sur un pied. Et puis c’est le tour à V… celui qui est tombé tout à l’heure en proie à une crise de bilieuse. L’homme est toujours allongé sur le sol, ses camarades se baissent, le relèvent et l’amènent devant le toubib, tout pantelant les lèvres baveuses, sa tête pâle roule sur ses épaules comme celle d’un cadavre. Il a la force d’articuler quand même quelques paroles. Il implore qu’on l’envoie à l’hôpital à Saint-Laurent. Après lui avoir ordonné un calmant, le toubib lui accorde tout de même un jour de repos à la case. Après lui, c’est l’homme à la maigreur squelettique, au corps couvert de plaies et bourrelé de vers « macaques ». Il en est quitte pour un cachet de quinine, un pansement (p. 41) et quelques coups de bistouri pour extraire les vers « macaques ». Cette petite opération est à la disposition de l’infirmier bénévole, qui accroupi maintenant sur le sol confectionne un pansement compliqué à l’homme aux orteils pourris qui geint lamentablement.

Défilent encore des fiévreux grelottant les dents claquant, et chacun se voit octroyer le traditionnel cachet de quinine sans autre remède. Point de repos, puisque ce sont tous des fumistes.

La visite est terminée, le toubib se lave les mains, il n’a palpé aucun malade, seulement le cahier est si crasseux… ?

Dehors les hommes s’en vont vers leurs cases, la tête basse, grelottants, seulement un cachet de quinine dans le creux de la main. Deux hommes soutiennent sous les aisselles le bilieux dont les jambes flageolent comme celles d’un pantin, la tête branlante. De temps en temps, il est secoué par des hoquets alors il vomit de la bile jaune et gluante. Triste spectacle.

La nourriture dans les camps ne diffère en rien avec celle de la portion centrale sauf que les condamnés qui travaillent, perçoivent tout de même quelques gratifications alimentaires telles que : un supplément de viande de 50 grammes une fois la semaine et un quart de vin le jeudi et le dimanche. Ils perçoivent aussi chaque matin, avant d’aller aux chantiers un quart de café. Mais en réalité, la nourriture normale et les gratifications allouées restent insuffisantes pour entretenir la vigueur chez tous ces individus anémiés et affaiblis par le climat débilitant de la colonie. Les camps perçoivent chaque matin des magasins de Saint-Laurent pour chaque rationnaire, sept cent cinquante grammes de pain, cent vingt cinq grammes de viande ou à défaut soixante grammes de lard en conserve, cent grammes de légumes, haricots ou lentilles, quatre vingt dix grammes de riz, 0,012 de café et 0,015 de sucre. Il va sans dire que le pain est épouvantablement mal cuit et indigeste confectionné avec de la farine de qualité inférieure. La viande est bouillie, elle perd donc toute sa valeur nutritive. Les légumes secs sont des fonds de magasins (p. 42) achetés on ne sait où. Quant au café, il ne fait pas de mal, il n’est jamais sucré d’ailleurs sauf bien entendu celui réservé aux cuisiniers et parfois même aux surveillants.

Comme on peut le constater, le régime alimentaire est des plus réduit et ne peut rendre compte du rendement du travail qu’extrait la « Tentiaire » de tous ces condamnés pareillement nourris.

Le condamné perçoit en sus de son alimentation, une allocation de cinquante centimes par jour. Tous les trois mois, il est autorisé à adresser une demande au directeur du pénitencier à effet de soustraire de son pécule quelques francs pour s’acheter du tabac ou autre car en principe ils ne doivent pas avoir d’argent sur eux et ils en ont tous. Quel est le transporté qui après un aussi long séjour au bagne n’a pas son magot ? Tous possèdent un plan.

Le plan est une sorte de tube de fer ayant la forme d’un étui à aiguille dont se servent les couturières mais d’un diamètre un peu plus gros. Dans cet étui les billets de banque sont soigneusement roulés avec une patience infinie. Ainsi enfermés les billets disparaissent avec l’étui dans l’anus du propriétaire qui à son gré le fait parvenir jusqu’à l’intérieur du gros intestin. C’est le porte-monnaie du forçat. Quand il veut s’en servir, il s’accroupit tout bonnement. Dans ce milieu, la confiance ne règne pas toujours entre ces individus plus ou moins rassurants. On a trouvé un matin aux îles du Salut, sur une roche tout au bord de la mer, un interné le ventre ouvert, son ou ses agresseurs l’avaient assassiné et troué le ventre pour lui voler son plan.

Le transporté débrouillard, en général, ils le sont tous, trafique en tout  temps et en tout lieu. Pour eux, leur seul espoir, c’est l’évasion. Tous ont cette idée fixe. Partir. Partir. L’intérieur du pays n’offre aucun moyen d’évasion pareil, il n’y a que le fleuve et la mer. Ceux que la mer effraye remontent le Maroni. Ils vont se perdre dans la haute brousse inhospitalière dans l’espoir de découvrir des mines d’or. Beaucoup n’en reviennent pas.

On en a vu s’évader au moyen d’un radeau confectionné avec une échelle et deux tonneaux qui servaient de flotteurs. Pour s’évader par mer, il faut une bonne et solide embarcation capable de résister aux rouleaux, car la mer sur la (p. 43) côte de la Guyane est perpétuellement très agitée. Il faut au surplus des vivres et de l’eau douce. Une pareille expédition est longuement étudiée pendant des mois entiers avant de la mettre à exécution. Les vivres sont barbotés par petites quantités dans les magasins de la « Tentiaire » où les futurs évadés ont des complices. Quant au canot, c’est une autre affaire. Il faut choisir une occasion exceptionnelle pour s’en emparer. Ceux de la « Tentiaire » sont farouchement gardés et il n’y a que ceux des particuliers.

 Et un beau matin, une plainte est déposée par un commerçant à la gendarmerie au sujet du vol d’une embarcation. Immédiatement, une évasion est envisagée, et c’est vrai. Le bateau volé est bien souvent camouflé en quelques criques au bord du Maroni. Il attend là l’époque des hautes marées qui sans cela, dirigé par des hommes inexpérimentés, risquerait d’échouer sur quelques bancs de sables cachés traîtreusement sous une couche d’eau peu profonde à l’embouchure du Maroni. Il y a aussi les dangers de la mer où les lames du large ont vite fait de retourner la frêle embarcation, à la grande joie des requins qui pullulent dans cette région marine. Alors, c’en est fait des occupants et de leurs beaux rêves de liberté.

D’autres plus pressés d’en finir avec la vie du bagne profitent du stationnement du Biskra à son retour de Cayenne pour la Martinique. Ils s’introduisent à bord sans être vus et vont se dissimuler dans les canots de sauvetage sous les bâches tendues. Combien d’évadés ont été surpris dans ces cachettes juste au moment où le navire levait l’ancre. Combien aussi, y en a-t-il qui ont réussi à regagner la Martinique illicitement malgré les fouilles minutieuses des surveillants avant le départ du Biskra.

Un nommé C… interné aux îles depuis son évasion s’était échappé lui aussi du bagne en empruntant les canots hospitaliers du Biskra. Le malheureux avait compté sur les vivres du canot de sauvetage, mais le hasard parfois narquois avait voulu qu’il échoue dans l’une des embarcations où il n’y avait rien, pas même une goutte d’eau douce dans le tonnelet qui était vide. Après huit jours, le malheureux C… privé de nourriture fut exhumé de son canot sans connaissance arrivé à destination. Admis à l’hôpital de Fort de France, on le soigna jusqu’à son rétablissement complet, après quoi, il dut réintégrer l’enfer. Pour une fois, il avait pu croire à la liberté.

(p. 44) Entre toutes les évasions, il en est une qui est restée inexpliquée du fait qu’elle s’est exécutée d’une façon rapide et mystérieuse : celle du fameux docteur Bougrat. Personne ne sait au bagne de quelle façon il s’est évadé, ce n’est pourtant pas en aéroplane. Ce grand criminel s’est volatilisé comme un jeu de cartes dans le chapeau d’un prestidigitateur. Y a-t-il eu des complaisances de certains fonctionnaires alléchés par la forte prime ? Mystère ? On n’en saura jamais rien, car là-bas, les choses se passent un peu en famille. En attendant Bougrat se fait une autre vie au pays de cocagne. Et il se moque à l’heure actuelle pas mal de la « tentiaire » qui peut-être lui a rendu service.

Les évadés, dès qu’ils sont repris regagnent la cellule en qualité de prévenus car une évasion est sévèrement réprimée par le code pénal. L’évadé est donc passible du tribunal maritime spécial qui lui inflige plusieurs mois d’emprisonnement, cela est variable selon le cas, car bien souvent il y a vol au préjudice de l’administration. Au surplus, l’évadé se voit octroyer l’internement aux îles du Salut, ce qui ne sourit guère aux transportés. Sur ces îlots rocheux toute évasion est impossible. Malgré cela, l’évadé qui a loupé son coup se promet bien de remettre ça à la prochaine occasion, devra-t-il attendre des années tant l’idée de partir est ancrée dans leur esprit. Qu’importe les dangers et les longues privations, c’est la liberté qui leur faut, il leur faut absolument fuir.

Il existe pour les condamnés qui ont une bonne conduite, des remises de peine qui consistent à diminuer la condamnation de une ou deux années mais elles sont rares. Ils sont aussi selon leur conduite promus à des classes de troisième, deuxième et première. Un homme qui passera à la première classe est proposable par la suite à une remise de peine selon aussi le genre de la condamnation. Par exemple, celui qui est là à perpétuité n’espère rien tout en étant de première classe. Il en est un peu mieux considéré voilà tout. On leur donne de préférence des emplois cadrant avec leurs aptitudes ou leur métier s’ils en ont un. Les bureaux fourmillent de comptables, d’écrivains et de (p. 45) plantons. L’hôpital aussi a tout son personnel infirmier et bureaucrate choisi parmi l’élément pénal ainsi que les magasins et les cuisines. Leur tenue est aussi plus soignée. L’employé de bureau est reconnaissable à son complet de treillis qui est en toile plus finie, à son chapeau mieux tressé. Il porte bien souvent des chaussettes et des souliers blancs. Aussi, ils sont quelqu’un vis-à-vis des autres transportés. Leur existence est moins monotone et ils parlent souvent avec les hauts fonctionnaires de la « tentiaire » dont certains les traitent un peu trop en copains. Et aussi, ils sont plus à même de s’occuper de camelote parfois dans les grandes largeurs notamment dans les magasins à vivres où tout se passe à l’amiable, pour ainsi dire en famille entre certains agents quelques fois peu scrupuleux de la bonne « tentiaire » et de ses employés bénévoles.

Le transporté qui a une bonne conduite et qui ne veut pas faire un bureaucrate peut aspirer au grade de porte-clef. Mais au bagne, ce genre d’emploi est peu envié. Ce sont généralement des arabes qui remplissent ces fonctions. Le porte-clefs, c’est le mouchard. C’est en somme l’adjoint du surveillant. Le porte-clefs, on le voit partout, sur le seuil des cellules, aux corvées et en course. Lui aussi sa tenue est plus soignée et il porte une sorte de brassard en toile bleue autour du bras gauche sur lequel est brodé en blanc deux clefs croisées. C’est lui qui détient toutes les clefs des cellules et des blockhaus, c’est lui-même qui les ouvre et les ferme en présence du surveillant bien entendu. Le porte-clefs loge dans une cellule attenante au service qui lui est affecté ou bien dans une case spéciale réservée tout exprès pour eux. La cellule du porte-clefs est garnie comme la coquette chambrette d’un célibataire. Aux murs pendent des effigies de femmes nues et d’innombrables cartes postales placées en éventail achèvent de décorer les parois peintes à la chaux de l’étroit local. Le bas flanc rigide est remplacé par un hamac plus confortable, une petite table achève, elle aussi de meubler cet espace restreint et de jour comme de nuit, il a le privilège d’avoir sa porte constamment ouverte. Il jouit de la liberté de sortir du camp pendant le jour quand il n’est pas de service. C’est en somme l’homme à tout faire. Pendant ses heures de liberté, il s’en va dans les familles de surveillants laver le linge et faire toutes les commissions ménagères, voire même la cuisine à la rigueur. C’est lui aussi qui pose les fers aux récalcitrants sur l’ordre du surveillant, c’est lui aussi qui malaxe à coups de poings les fortes têtes. Ce que le surveillant ne peut faire lui-même, c’est le (p. 46) porte-clefs qui l’exécute à sa place.

Les règlements exigent pourtant à ce qu’on ne frappe pas les condamnés mais ils sont bien souvent inobservés, et si l’homme fait une réclamation au surveillant-chef, ce dernier donne entièrement raison à son subordonné.

Il y a aussi l’assigné qu’on appelle là-bas « le garçon de famille ». L’assigné, c’est un condamné de conduite exemplaire et en cours de peine. L’employeur est responsable vis-à-vis de l’administration pénitentiaire de l’individu qu’il prend à son service. Il doit le nourrir, le vêtir et le loger, si l’homme tombe malade de le faire hospitaliser à ses frais. Son salaire est fixé à soixante francs mensuellement dont une partie doit être versée au pécule du transporté. Et si l’employeur change de poste comme cela arrive souvent, il emmène avec lui son assigné mais il est obligé d’en avertir l’administration pénitentiaire de façon à ce qu’elle sache où est passé l’homme.

Ce mode d’engagement attire bien des ennuis à ceux qui les emploient. Il arrive fréquemment que l’homme une fois remis en contact avec la vie normale, reprenne peu à peu ses anciens penchants, il devient alors paresseux, ivrogne ou voleur. Tandis que d’autres moins tarés se plaisent à cette vie qui leur donne un certain bien être et s’efforcent de leur mieux à satisfaire leur patron par leur travail assidu, leur bonne conduite et leur relèvement moral. Aussi, ils sont rares. Prendre un assigné, c’est tirer à une loterie où on peut sortir un bon comme un mauvais numéro. Il est donc préférable dans ce cas de prendre un porte-clef à la journée ou bien encore un libéré qui rendra absolument les mêmes services et avec lequel on est en plein droit de débattre le prix du salaire et le jour où l’individu ne fait plus l’affaire de le renvoyer tout bonnement sans plus de préambule administratif toujours ennuyant.

Comme je le citais plus haut, le plus à plaindre au bagne, c’est le libéré astreint au doublage.

Le jour de la libération commence un autre enfer. En quittant le camp l’administration (p. 47) pénitentiaire lui délivre un complet neuf et un chapeau mou. Il perçoit également le montant de son pécule et voilà notre homme déambulant dans les rues de Saint-Laurent les mains dans les poches, libre. Il est évident que la première chose qui l’attire c’est l’infecte cabaret du nègre où il dépensera une bonne partie de son pécule en d’innombrables tournées de punch offertes à des copains de rencontre qui eux ont plaisir la bonne aubaine de se faire rincer la dalle à l’œil. Et le lendemain notre libéré est dans les rues avec comme toute fortune un complet neuf sur le dos et un chapeau mou sur la tête. Alors pour lui commence la vie de misère. A la longue, le complet devient une loque et le chapeau mou informe, ce n’est plus un libéré qu’on a sous les yeux mais un être décharné par la privation de nourriture et la mine patibulaire d’un individu prêt à faire un mauvais coup pour réintégrer le bagne qui lui paraît être un paradis.

Il faut les voir à Saint-Laurent quand accoste un cargo de marchandises venant d’Europe. L’appontement grouille de ces affamés qui se battent presque pour arriver les premiers sur le pont du navire à seule fin d’avoir du travail, travail bien éphémère, car le déchargement du cargo est bien vite fait. Ils gagnent là quelques francs à manipuler sur leurs maigres échines des caisses lourdes et des sacs de farine non moins pesants, le ventre vide sous le soleil de plomb qui darde dur. Et le soir, on peut les voir dans les sombres boutiques sordides du quartier chinois, attablés où ils s’abreuvent d’alcool jusqu’à l’ivresse. Alors quelques fois des disputes éclatent entre ces hommes qui sont des bêtes, tant par la misère que par la boisson, les couteaux sortent et quand arrive la police, elle n’a plus parfois qu’à ramener un moribond ou un cadavre.

L’administration pénitentiaire accorde aux libérés, à ceux qui en font la demande, une concession de terrain. Elle cède alors à l’homme une partie de terre d’étendue variable. Elle lui accorde en outre une allocation de vivres en nature pendant six mois afin de lui permettre de vivre avec la mise en valeur de la concession. Les terrains concédés sont plus ou moins propres à la (p. 48) culture, il faut aux libérés le temps nécessaire de débroussailler, de se construire une case et enfin d’ensemencer. C’est là aussi un rude labeur qui ne nourrit pas son homme. Aussi, il arrive fréquemment que le libéré découragé abandonne sa terre pour venir crever de faim à Saint-Laurent car la « tentiaire » ne fait absolument rien pour les encourager. Son but, c’est de les enfoncer tous dans la fange de laquelle ils cherchent à se soustraire.

Pourtant, dans le nombre quelques uns arrivent avec beaucoup de peine à cultiver la canne à sucre que la commune de Saint-Laurent leur achète à vil prix pour fabriquer du rhum, des bananes et tous les autres fruits exotiques qu’ils vendent au marché. Certains élèvent du bétail, ce qui leur fait avoir de la fumure pour leur terrain, et de la volaille en grande quantité. Les arabes, sous ce rapport sont beaucoup plus débrouillards que les européens. Il est vrai que l’arabe est habitué au bled et cela ne le change en rien. Il a vite fait lui, de monter sa case, de défricher sa terre et d’ensemencer. Ils ont aussi toute une organisation, ils s’associent entre eux, se prêtent de l’argent et du bétail. Leurs concessions se trouvent groupées ensemble ne formant ainsi dire qu’un village où trône remarquablement un marabout quelconque qui dirige les affaires.

Rien n’est plus curieux quand on s’aventure sur ce chemin des concessionnaires, situé dans une région vallonnée là-bas derrière le camp de Saint-Maurice. Le décor de ce lieu champêtre est pittoresque, on y respire le calme. On ne se croirait pas au bagne et pourtant on y est bien.

 En bordure d’une petite vallée où un minuscule ruisseau d’eau claire serpente en gazouillant sous les frondaisons exotiques, le chemin aux méandres multiples se déroule en lacets entre des cultures de canne à sucre d’où émergent ci et là les toitures des petites cases en bois à l’aspect misérable des concessionnaires. Certains ont agrémenté l’entrée de leur propriété d’entourages aux plantes variées ou bien de barricades en bois. A l’intérieur de ces enclos, des chiens jappent à l’approche de l’étranger et dans les hautes herbes folles, des bœufs rachitiques lèvent la tête le regard étonné. Et là-bas, dans un sillon fraîchement retourné, un homme courbé, le torse nu, une houe en main travaille le sol ingrat. Tout à côté, des planches bien entretenues où mûrissent des courges énormes, et là une oasis de bananiers chargés de (p. 49) beaux régimes abritent de son ombre bienfaisante la cabane du propriétaire autour de laquelle s’ébattent d’innombrables poules voraces. Sur le chemin défilent des troupeaux de chèvres aux mamelles gonflées de lait. On croise des arabes au tient halé qui vous regardent sournoisement en passant. Des poules picotent dans l’humus des fossés et des chevaux en liberté gambadent follement dans les terrains herbeux. Si c’est le matin de très bonne heure, on croise alors des hommes juchés sur des petites guimbardes traînées par des ânes minuscules. Ils s’en vont cahin caha au marché de Saint-Laurent vendre leurs maigres légumes et leurs volailles qu’on est tout heureux de leur acheter. Plus loin après un coude, à l’ombre d’un fouillis de cocotiers, une longue cahute, sous la charmille des hommes dépenaillés sont attablés là devant des gobelets remplis de café fumant, c’est la cantine car les concessionnaires ont leur cabaret tout comme les villages qui se respectent. Et tout là-bas, sur un mamelon s’élève la case administrative où loge le surveillant chargé des concessions. Ces lieux vraiment paisibles ressemblent un peu au décor de la campagne algérienne.

Il n’en est pas de même pour le relégué. Le relégué, c’est un individu chargé déjà de plusieurs condamnations encourues dans la métropole, ce sont les récidivistes du crime et du vol. Le relégué a aussi une mentalité toute spéciale, d’ailleurs un transporté ne peut pas souffrir un relégué.

 Les relégués sont astreints à la résidence perpétuelle à la colonie où ils sont parqués dans un camp spécial à Saint-Jean-du-Maroni. Le camp est vaste et comporte un certain nombre suffisant de surveillants nécessaires à la garde de cette basse pègre. Le camp de Saint-Jean a ses prisons et ses lieux de répression, c’est en somme un bagne spécial pour la relégation. Les relégués qui ont une peine en cours sont astreints aux travaux tout comme les transportés. Les autres, ceux qui sont libres travaillent pour eux mais ne doivent sous aucun prétexte dépasser les limites du camp. Les fonctionnaires obligés de séjourner parmi cette pègre dénuée de tout scrupule (p. 50) doivent constamment prendre des précautions afin d’éviter de se faire voler car c’est la spécialité du lieu. Les relégués libérés sur le camp ne vivent que de rapine. Quelques uns s’adonnent à la confection d’un tas d’objets d’art en bois plus ou moins bien exécutés et qu’ils vendent à ceux qui veulent bien les leur acheter à un prix exorbitant. D’autres, c’est la chasse aux papillons dont ils confectionnent parfois de jolies collections.

Combien en voit-on à Saint-Laurent notamment les jours qui suivent les séances du tribunal maritime spécial ? Enchaînés deux par deux, on les enferme sur les plates-formes du « taco » qui les emmènent vers leur camp où avant d’être remis en liberté, ils auront de longs jours de cellule à purger. Presque tous condamnés pour infraction au règlement qui leur interdit le territoire de Saint-Laurent et aussi pour vol qualifié à certains.

Il est pénible de voir défiler ce triste cortège d’hommes enchaînés, vêtus de haillons et couverts parfois de plaies ulcéreuses provoquées par les longs séjours dans la brousse. Les faces sont pâles et parcheminées et les yeux fiévreux, au milieu de ces visages émaciés reflètent le crime et la luxure. Certains loustics lancent des bobards en passant pour se rendre intéressants comme fiers de leur situation sociale. Ceux-là, ne se relèveront jamais au-dessus du niveau où ils sont tombés, ils s’enlisent chaque jour davantage jusqu’à la mort qui les relèvera du triste héritage qu’ils ont reçu de la nature.

Le bagne est bien loin comme on le prétend, d’être un lieu de relèvement moral, lieu de perdition plutôt. L’homme qui est venu là, échoue dans cette géhenne pour un crime passionnel, car il y en a qui ont tué dans un moment d’emportement et de jalousie. Combien y a-t-il d’idylles amoureuses dont l’épilogue se termine au bagne. Ceux là peuvent être relevés, il est encore temps quand ils arrivent de les sortir du gouffre où ils se sont enfoncés. Ceux-là ne sont pas tarés. Leur esprit qui a été un moment en défaillance est encore intact. Mais au bagne dans ce milieu pervers, il a vite fait de devenir comme tous les autres. C’est tout comme un malade sans médecin. (p. 51) Peu à peu ce qui lui reste de sain dans l’esprit se gangrène et finalement, c’est la chute finale et immédiate, il est voué dès lors à toutes les bassesses les plus obscures de ce que l’on peut imaginer dans l’humanité. Le contact dans la case de tous ces êtres de races différentes aux multiples vices a vite fait de dégrader un homme et de lui enlever ce qui lui reste de dignité. Ce n’est pas dans la case qu’il trouvera les bienfaits du relèvement moral encore bien moins auprès des agents de la « tentiaire » qui, la plupart corses et presque illettrés n’ont aucune idée de ce que c’est que le relèvement moral, c’est pour eux le problème complexe d’une équation. Le seul remède qu’ils apportent, c’est le désordre et la confusion.

On fait en France actuellement suffisamment de battage pour le relèvement moral de la jeunesse. Mais il est vrai que le bagne est loin, là-bas, à la Guyane et ma fois, on oublie qu’il y a là-bas des hommes qui eux aussi auraient besoin d’un peu de battage.

Dans les cases, la pédérastie règne en maîtresse. Gare aux jeunes transportés prochainement débarqués. Sa jeunesse émoustille bien vite les sentiments ignobles de ses voisins qui ont vite fait de le mettre à la page, et le malheureux se laisse glisser sur la pente, il devient le môme attitré de l’un de ses congénères. Il est tout naturel dans les cases, la nuit de voir les couples s’enlacer sous la même couverture. Celui qui est habitué et qui est au courant de cette chose ignoble, remarque immédiatement dès qu’il rentre dans une case pendant l’absence des hommes, rien qu’aux hamacs qui sont côte à côte comme intimement liés, que là couche un couple. Les rires éclatent toujours à la suite de ces histoires de mômes.

Le transporté qui a une liaison de ce genre travaille pour son môme. C’est lui qui lui procure du tabac, de l’argent et des douceurs. Il le défend quand celui-ci à un différent à régler avec un autre. S’il attrape de la cellule pour une raison quelconque, il imaginera toutes sortes de procédés variables pour lui faire parvenir du tabac et des billets doux. Et inversement, si par hasard lui-même se trouve enfermé, le môme usera des mêmes stratagèmes vis-à-vis de son amant. J’en ai vu qui s’embrassaient sur les rangs sans honte aucune. Si en France pareils mœurs sont réprimés, là-bas, c’est toléré ouvertement, c’est ce que l’on appelle le relèvement moral du bagne.

Beaucoup se déclarent innocents. Certes, il peut y avoir dans la masse de ces condamnés, (p. 52) des innocents, la justice n’est pas infaillible. On en a la preuve dans certains procès ou un malheureux sur lequel pesait toute la responsabilité était condamné à la place du vrai coupable, il est évident que c’est rare bien heureusement. Mais aussi, beaucoup d’autres qui n’ont commis qu’un meurtre comme je le disais plus haut dans un moment d’égarement, se voient exiler sur cette terre d’expiation tandis que certains pour le même délit se trouvent acquittés, cela se voit tous les jours, ce qui prouve que les cours d’assises ne sont pas toujours impartiales. Je cite ici, le cas d’un nommé D…. qui pourrit au bagne depuis 1923. Le lecteur jugera de lui-même s’il y avait lieu d’envoyer le malheureux D… dans cet enfer.

D… est originaire du Cher, mécanicien de son état. Or un jour, comme cela arrive à tout le monde, D… a eu une altercation avec un camarade dans un café. La discussion s’envenime. D… s’emporte ce qui fit son malheur. Il avait à ce moment-là entre les mains un léger marteau dont se servent les mécaniciens ajusteurs. Dans sa colère, sans plus réfléchir aux conséquences de son acte, il en porte un coup sur la tête de son ami et le sang coule. D… est alors arrêté et traduit ensuite en cours d’assises pour coups et blessures non pas mortels puisque le surlendemain de la dispute le blessé reprenait son travail. La cour d’assisses du Cher n’en condamna pas moins le malheureux D… aux travaux forcés à perpétuité. C’est monstrueux. Pourtant, c’est l’exacte vérité.

Aujourd’hui, D… qui est fort comme mécanicien a trouvé l’invention d’un moteur à explosion sans cylindres dont il a construit lui-même une maquette qui fonctionne d’ailleurs admirablement bien et qui est exposée au palais du gouverneur à Cayenne. D… est actuellement en relation avec le syndicat des inventeurs qui parait-il essaie de faire l’impossible pour la révision de son procès ridicule et d’arracher le malheureux D… de sa triste situation. Hélas ! Il est à perpétuité et là-bas quand les terribles griffes de l’oiseau de proie qu’est la « tentiaire » se sont refermées sur un homme, rien plus ne les fait lâcher prise. D… a toujours eu une bonne conduite au bagne, ce qui lui avait valu d’être transféré à Cayenne où on l’employait comme mécanicien du gouvernement. Mais un beau jour, D… s’est laissé entraîner soit par corruption ou par menace, car il faut connaître ce milieu, à aller ravitailler des évadés et à faciliter leur évasion. Le complot ayant été découvert, D… et ses acolytes (p. 53) ont réintégré le camp de Saint-Laurent, c’est là que j’ai connu D… qui travaillait alors dans sa cellule à dresser les plans de son invention, il jouissait de quelques privilèges accordés par la bienveillance du directeur du pénitencier. Il a été par la suite condamné par le tribunal maritime spécial à six mois de réclusion et interné aux îles du Salut à Saint-Joseph et je ne l’ai jamais plus revu depuis.

Combien en ai-je interrogé à la corvée, qui se compose le plus souvent d’individus de tout les acabits et de toutes les races, voire des italiens, des russes, des polonais et des arabes en grande quantité qui sont en somme la majeure partie de la population du bagne. On ne peut s’imaginer ce qu’il y a de criminels parmi cette race qui a le sang chaud.

 « Qu’est ce que tu as fait toi ?  L’homme interpellé abandonne son outil d’un geste las.

- Ce que j’ai fait chef ! J’ai tué une femme.

- Pourquoi ? »

A cette question l’homme cherche dans sa mémoire, il reste un moment perplexe. Dame, il y a longtemps de cela et l’homme est vieux déjà, sa poitrine est creuse, son dos bombé, il semble fléchi par le fardeau de sa faute. Les traits du visage sont creusés comme dans de la cire pâle. Seuls ses yeux pétillent encore d’un peu d’intelligence et donne un tant soit peu de vie à ce visage émacié, et c’est d’une voix lente et sourde comme lointaine qu’il répond.

« Je l’aimais chef et elle me trompait.

- Y a-t-il longtemps que tu es ici ?

- Depuis 1908. Ah ! ce que j’en ai vu. Et il secoue sa tête branlante, ses yeux s’éclairent d’une lueur d’épouvante : - C’est effrayant ! Vous ne pouvez pas vous imaginer ce que c’est ! C’est impossible. J’ai été au camp Charvein. A cette époque, j’étais jeune et j’avais ma tête mais depuis… » Et il fait un geste, comme pour dire : « Regardez moi, voyez ce que je suis devenu. »

- « Tu n’as jamais essayé de t’évader ?

-  Oh ! si. On a tous cette idée ici, s’en aller. Moi, je suis parti deux fois, mais je n’ai jamais eu de chance. La première fois la barque a coulé là bas, je ne sais plus où … De sa main décharnée, il désigne l’horizon du côté de la mer : - Et si je suis ici, c’est un miracle.

- Et la seconde fois ?

- J’étais parti dans la brousse comme un fou. Je (p. 54) souffrais tant là bas dans le camp que c’était intenable, je préférais la mort.

- Tu es là à perpétuité ?

- A « perpète » chef ! Ma vie est bien finie, allez ! »

 Et comme un automate, il reprend son outil pour gratter la terre ingrate du bagne qui un jour pourtant le prendra à son tour.

 - « Et toi ? »

L’homme redresse le torse. Celui-là est encore costaud. Son allure est plutôt celle de l’homme des champs. Sa face est basanée, le nez est busqué et ses yeux reflètent la malice. Son front bas barré de grosses rides lui donne un peu l’air bestial. Sa bouche est grande et quand il l’ouvre pour répondre il montre une mâchoire édentée. Tout en souriant et en caressant le manche de sa pelle, il avoue cyniquement avoir brûlé un gendarme.

« J’étais braconnier, chef. C’était mon seul gagne pain. Qu’est ce que vous voulez, il est venu m’embêter, je l’ai tiré comme un lapin !

- Quelle est la peine que tu as à faire ?

- Perpète !

- Voyons ! Et si c’était à recommencer ?

- Ah ! je vous jure que je recommencerais. Qu’est ce que vous voulez, mettez vous à ma place ? Il m’a cherché, il a eu son compte. Et puis je préfère vous le dire, je n’ai jamais aimé les gendarmes.

- Il y a longtemps que tu es ici ?

- Dame oui ! ça va faire huit ans chef !

- Comment un gaillard comme toi ! Tu n’as pas réussi à trouver une embusque ?

- Hein ! …j’ai horreur de çà…. Il se gratte la tête. Evidemment, il aime mieux la case où il a un môme. D’ailleurs le petit jeune qui travaille là, tout à côté de lui, ne lui a-t-il pas tout à l’heure, aidé à faire sa tâche, il ne le quitte pas d’une semelle.

- Tu connais ce jeune là ?

- Oui ! c’est mon voisin de case. C’est mon bon copain, aussi nous avons mis tous nos intérêts en commun. Dans notre milieu les bonnes relations sont rares. Ah ! il ne faut pas s’en faire, allez ! …. » et il reprend sa pelle tout en sifflotant en philosophe l’air de la « Madelon ». Celui là ne s’en fait pas et son malheur, c’est de ne pas avoir eu le plaisir de brûler tous les gendarmes de France et de Navarre.

- « Voyons ! Et toi ? » Le môme lève la tête, se voyant (p. 55) interpellé, il redresse le torse.

- « Chef ? »

Celui-là est jeune. Le visage est pâle et il baisse les yeux comme par prudence. L’ensemble de la physionomie est plutôt empreinte de naïveté qui révèle un caractère simple sans intelligence. Ses cheveux sont roux et il porte une profonde cicatrice sur la joue gauche. Son allure est débile, on devine un corps fluet sous son accoutrement de bagnard beaucoup trop large pour sa maigre corpulence et il s’exprime avec un fort accent alsacien.

« Pourquoi es-tu là ?

- Comment ?

- Oui, enfin, qu’est ce que tu as fait ?

- Un assassinat.

- Tu as tué ta poule au moins ?

- Non, mon père. Ainsi, ce gringalet a tué son père, on ne le dirait pas à le voir.

- Pourquoi ?

- C’est ma mère qui m’a poussé à faire çà.

- Et ta mère où est-elle ?

- Au bagne aussi ?

- Qu’est ce que tu faisais de ton état ?

- Je travaillais dans une ferme.

- Te plais-tu ici ? Il hausse ses épaules maigres, ses mains taquinent le manche de son outil et enfin il lève les yeux qui sont bleus faïence, sans reflets comme vagues. Il reste là, la bouche entrouverte comme prêt à articuler une parole. Ses yeux regardent là-bas quelque chose, peut-être le spectre de son père.

- Qu’est-ce que tu regardes là-bas ?

- Rien chef ! » et sans plus, il reprend son outil pour continuer sa tâche. C’est un simple d’esprit. Se rend-il compte seulement de son horrible forfait ? Sait-il qu’il est là à perpétuité et qu’il a été condamné à mort, peine commuée en celle des travaux en raison de son jeune âge, car ce parricide n’a que vingt ans. Le vrai coupable est-ce bien lui ? ou la mère qui a armé le bras de cette espèce de déséquilibré qui comme une brute sauvage a exécuté l’auteur de ses jours.

Tout à côté, c’est un arabe. Celui-là, il a tué son beau-frère à coups de couteau pour une question d’intérêt, il attend le jour de sa libération pour demander une concession. Là au moins, il n’aura pas un beau-frère récalcitrant à ses trousses. Il l’avoue cyniquement avec un gros rire qui montre ses dents blanches de hyène. (p. 56) Un peu plus loin, le porte-clefs assis à l’ombre semble plongé dans ses méditations. Je lui pose une main sur l’épaule, l’homme se retourne et se lève.

« Eh bien, voyons! Tu as l’air d’avoir le cafard ? »

C’est un européen, ses traits sont encore assez réguliers et l’ensemble du visage affirme que l’homme a conservé encore quelque chose d’humain. Sa face n’a pas l’empreinte bestiale de certains bagnards qui portent réellement sur leur visage les stigmates du crime. C’est un ancien fermier qui était très à son aise avant d’avoir eu le malheur de tuer sa fiancée d’un coup de revolver parce que les parents lui en avaient refusé la main. Aussi T… regrette sincèrement son acte. Condamné depuis 1920 à vingt ans de travaux forcés, T… a toujours eu une bonne conduite. J’ai eu l’occasion de voir son dossier en neuf ans de séjour au bagne, T… n’a pas un seul jour de cellule, ce qui lui a valu d’être classé dans les premières classes et d’obtenir ces fonctions de porte-clef. Il attend aussi une remise de peine mais qui ne vient jamais.

« Ceux qui veulent faire la forte tête, me déclare-t-il, ils n’y gagnent rien.  Moi, j’ai eu la force de caractère de ne pas me laisser tomber, car ici on ne fait rien pour relever un homme. J’ai supporté tous les outrages ignobles des cases, on a tout fait pour que je tombe mais j’ai résisté. J’ai souffert et à qui confier sa peine ! Je vous le dis sans reproches pour vous, mais la plupart des surveillants sont des brutes, certains nous traitent comme des chiens et encore on ne fait pas à un animal, ce qu’on nous fait à nous autres. Je sais bien que nous ne sommes guère intéressants puisque nous sommes le rebut de la société, mais on devrait nous aider à nous relever. C’est le contraire, on nous enfonce, on dirait qu’ils ont plaisir à nous voir patauger dans notre affreuse détresse. Au bagne, celui qui a un mauvais début, c’est un homme fichu et il ne quitte jamais plus la cellule. Il y a quelques années seulement le régime cellulaire était plus terrible que maintenant. Pour un oui ou pour une non, c’était les fers et le pain sec pendant de longs jours. Pensez-vous, un pareil climat, les pauvres types ne faisaient pas long feu. Mais depuis le passage de Mr Albert Londres, ça a changé, on utilise plus les fers que pour les récalcitrants et le pain sec a été supprimé. C’est un bien car il y a des surveillants qui en abusaient. Moi, je peux dire que j’ai eu de la chance auprès d’autres (p. 57) qui ont essayé de faire comme moi de ne pas se laisser glisser. Ah ! J’en ai vu de ces malheureux se débattre dans cette misère et puis peu à peu s’abandonner à ce milieu. Et qu’est-ce qui leur manquait, rien, qu’un peu d’encouragement. Mais où en trouver ! Puisqu’ici tous doivent se perdre. Après mon doublage, je veux revenir en France me refaire une autre vie et oublier ces longs jours de souffrance. Mais hélas ! Vingt ans, plus vingt ans de doublage encore, c’est long, affreusement long ! Mais je ne désespère pas, c’est ce qui me sauve ».

 Il pousse un profond soupir et son regard se perd à l’horizon évoquant sans doute le passé. Il revoit en imagination sa ferme, ses terres et puis aussi le cadavre de sa fiancée la poitrine trouée d’une balle. Ceci semble le rappeler à la réalité car tout aussitôt, il détourne la tête comme pour ne plus voir et il murmure : « C’est épouvantable ! Pauvre fille. Ah ! Elle a bien fait tout mon malheur ». Il reste là pensif perdu dans ses souvenirs amers.

 Celui là, au moins il est repentant, il n’a pas la même mentalité que l’homme de tout à l’heure qui ne pouvait pas voir les gendarmes et qui sifflotait la « Madelon » comme si rien d’extraordinaire ne lui était arrivé.

 Il y a trois sélections bien distinctes d’individus au bagne : ceux qui ne s’en font pas, ceux qui s’enlisent et ceux qui veulent se relever, qui s’accrochent désespérément aux branches tout comme l’homme qui va se noyer, qu’on lui tende une perche et il est sauvé. Voilà ce qu’il faudrait au bagne, une perche qu’on devrait tendre à tous ces naufragés qui veulent expier dignement mais qui ne veulent pas tomber plus bas, au rang de la bête.