Exhibitions / Histoire des prisons de Lille / Articles /

Le temps de l'abbaye de Loos

1. Les origines

Vers 1130, un groupe d’hommes s’était rassemblé sur une « isle » pour vivre en commun dans une perspective bien différente de celle du village. C’est à cette date que « la Chronique de Clairmarais » annonce la fondation du monastère de Loos, création spontanée issue d’un mouvement populaire qui se réclame du culte de la Vierge.
En 1140, saint Bernard se trouve en Flandre pour réveiller la foi des seigneurs et des chevaliers flamands. Il profite de ses déplacements pour créer des filiales de Cîteaux et obtenir des puissants des terres où implanter des abbayes. Grâce au comte de Flandre, Thierry d’Alsace, de retour de Terre sainte, trois abbayes vont être fondées : l’abbaye des Dunes en 1138, celle de Clairmarais en 1140 et l’abbaye de Loos en 1146.
Un document est établi l’année suivante par lequel le comte de Flandre confirme et approuve l’achat par les religieux de Clairvaux de la terre de Bernard d’Ennequin pour les besoins de l’église Sainte-Marie de Loos. Parmi les six témoins signant l’acte figure un certain « Jean Le Bel ». Celui-ci a été le premier chef de la communauté, le premier abbé à titre officieux (l’abbaye n’était pas encore reconnue par la maison mère de Cîteaux).
En prenant possession de leurs fonds, les religieux plantent une croix. Les limites de leur domaine seront marquées par la suite par la croix de l’Abbaye sur la route de Béthune, la croix du Temple vers Lomme et la croix d’Avesnes au-dessus d’Ennequin.
Le 15 décembre 1148, Jean Le Bel, Samuel et leurs dix compagnons entrent à l’abbaye. Dès 1149, la Chronique officielle de l’Ordre enregistre la fondation. Le Bienheureux Jean sera le premier des 41 abbés qui pendant plus de six siècles gouverneront cette institution étonnante.

Jusqu’en 1304, l’abbaye de Loos demeure sous l’autorité bienveillante des comtes de Flandre car elle est leur œuvre ; ils la protègent, la dotent et accordent de nombreux privilèges. C’est une période de paix, de prospérité. En 1304, la bataille de Mons en Pévèle livre la Flandre au roi de France Philippe IV le Bel. L’abbaye est sous contrôle français jusqu’en 1369, date à laquelle Jean II attribue la Bourgogne en apanage à son fils Philippe le Hardi. Philippe épouse l’héritière du comte de Flandre, la Flandre est réunie à la Bourgogne. L’abbaye a dès lors pour maîtres les ducs de Bourgogne. C’est encore une période de prospérité : les ducs se rendent à Lille, visitent l’abbaye et confirment ses privilèges.

La lutte des rois de France et des ducs de Bourgogne assombrit le terrible xive siècle. Pendant la guerre de Cent Ans, l’abbaye voit ses biens souvent ravagés, en 1477 puis en 1479 par exemple. À partir de 1477, la Flandre (et l’abbaye de Loos) reviennent à l’empereur d’Autriche. Puis la retraite de Charles Quint en 1556 fait passer la Flandre sous le contrôle de l’Espagne de Philippe II. Elle devait rester rattachée à la monarchie espagnole jusqu’en 1667. Lors du siège de Lille par Louis XIV, l’abbaye servit de garnison et d’hôpital. En 1713, au traité d’Utrecht, la Flandre est définitivement reconnue française. L’abbaye allait alors connaître une longue période de paix jusqu’en 1789.

Les premiers bâtiments sont élevés sur un sol imbibé d’eau. Il faut des murs légers en torchis. Les moines ne sont pas mieux logés que les paysans et affirment les vertus du travail manuel comme l’exige la règle cistercienne. Ils se sont fixé comme tâche la conquête de la Deûle et la culture de sa vallée. Ils se sentent cependant très éloignés des serfs dont le seigneur dispose à sa guise : eux ont choisi librement leur état.

Les bâtiments de l’abbaye furent édifiés lentement. L’église fut reconstruite trois fois. Elle fut agrandie et considérablement enrichie en 1686 : le chœur en rotonde mesurait 12 m sur 7,60 m et le dôme avait 10 m de diamètre. L’ensemble avait coûté 35 000 florins. L’intérieur était décoré de marbre de Gênes venu par Amsterdam, de pièces d’Argentine ciselées en Italie dont un Christ de 70 ans. Pour ses magnifiques orgues, l’abbaye ne dépensa pas moins de 4 000 florins.
Elle possédait à l’intérieur d’un mur d’enceinte une boulangerie, une infirmerie, des ateliers de tissage et de travaux du cuir, des moulins à eau sur la Deûle, une brasserie, ainsi que des moulins à vent importés d’Orient, l’un dans l’enclos et l’autre vers Esquermes. Le pont sur la Deûle, d’abord en pierre puis abattu en 1708, devient le pont des Ribauds après sa reconstruction. C’est une véritable seigneurie vivant en économie fermée et ayant des ressources importantes. En 1275, ses revenus sont estimés à 2 500 livres argent ; en 1340, on y dénombre 67 chevaux, 88 bovins, 700 moutons, 160 porcs. 

2. La vie monastique

Tous les monastères de l’ordre cistercien sont bâtis sans luxe d’ornements, sur le modèle de celui de Clairvaux. Comme toutes les filiales de Cîteaux, Loos suit la règle de saint Benoît. Les moines font vœu d’observer un « maigre perpétuel ». Ils se contentent de mets grossiers, préparés avec des feuilles de hêtre, de pain d’orge et de millet. Le laitage est sévèrement interdit à leur table. Aucun moine n’a de bien propre. L’abbé, leur père spirituel, donne à chacun, outre ses habits, un couteau, une aiguille, un poinçon et des tablettes d’ivoire enduites de cire pour écrire. Une chaise en paille ou en jonc et une petite table de bois blanc forment tout leur mobilier. Ils n’ont pour se reposer que de dures paillasses. Couchés à 20 heures, éveillés à 3 heures (2 h 30 les jours de fête pour donner plus de temps à la prière), ils s’adonnent ensuite à leurs travaux. Ils ne portent pas de linge, étoffe trop délicate, mais une chemise de serge. Il semble, d’après les vitraux de couleur des chapelles abbatiales, que la robe portée primitivement par les cisterciens ait été blanche et le scapulaire noir.
Les cellériers, boursiers, procureurs et autres dignitaires sont tenus de prêter serment entre les mains de l’abbé, d’administrer fidèlement les biens du monastère et d’en rendre compte deux fois l’an. Les cellériers ont, sous l’autorité de l’abbé, l’administration du temporel (leur emploi fut par la suite partagé avec celui de receveur). Les maîtres de la brasserie, de la boulangerie, de la grange (maîtres de labour) rendent leurs comptes au cellérier qui rend un compte général à l’abbé. Au quartier du cellérier, on paye les domestiques et les ouvriers du dehors. On conserve aussi les titres, les livres et autres pièces concernant les biens de la maison. Le procureur est le défenseur des intérêts de l’abbaye qui a son greffe et sa chambre de justice, où s’assemblent son bailli et les hommes de fief. Le nombre des religieux est proportionnel au revenu de l’abbaye. Si celle-ci est pauvre, on n’admet pas de novices. Certains paysans, supportant mal leur condition de serfs, sont reçus à l’abbaye en tant que convers, c’est-à-dire convertis à la religion. La liturgie et les travaux administratifs revenant progressivement aux moines, le travail de la terre est abandonné aux convers. à l’origine, ils sont de simples ouvriers que l’on ne paie pas. On leur donne simplement le gîte, la nourriture... et le fouet. On les fouettait par principe chaque vendredi.

C’est à leur travail que l’on doit l’assèchement et la régularisation des cours d’eau. La Deûle est leur grande affaire et ce sont eux qui construisent les premiers moulins à eau, puis plus tard les moulins à vent dont le modèle, ramené des croisades, vient de l’Orient.
La vie religieuse de l’abbaye est à l’image de l’évolution générale de la religion : aux périodes de déclin, de relâchement, succèdent des périodes de piété profonde, de réclusion totale. Ainsi, entre 1430 et 1460, on reproche aux moines de coucher dans des draps de lin, de s’habiller de chemises de lin, de dormir sur des matelas de plumes. En 1490, une chronique loossoise reproche aux moines de consommer trop de bière. L’abbaye devient la « pieuse taverne ». En 1510, le chapitre de Cîteaux décide de faire enterrer dans le fumier les moines avec leur argent. En 1565, le nouvel abbé impose une discipline plus rigoureuse : il interdit les jeux de cartes, les armes à feu et fait rétablir la clôture. Cette reprise en main s’accentue en 1575 face à la « réforme des gueux » (les gueux sont les protestants). 

Durant les 650 années de son existence, l’abbaye de Loos fut gouvernée par une suite de 41 abbés. Administrateurs prudents, certains se virent honorés de charges importantes par les papes, les rois et les empereurs : vicaires-généraux de l’Ordre, procureurs-généraux en cour de Rome. Estimés des pontifes, ils parurent avec éclat dans les chapitres généraux. Ils étaient en outre proviseurs perpétuels des hôpitaux dits Comtesse, à Lille et à Seclin.
Les abbés ne sont pas propriétaires. Simples administrateurs de biens, ils sont obligés à la résidence, donnant à leurs frères l’exemple de leurs vertus. à l’origine, ces abbés étaient élus par les moines. Mais très vite, leur nomination sera confisquée par les puissants, seigneurs et rois. Les abbés sont issus des ordres privilégiés, noblesse et clergé, et doivent justifier d’un apport à l’abbaye. Ce sont de véritables maîtres dirigeant la communauté, assurant la gestion du domaine de manière scrupuleuse, rendant des comptes à la maison mère.
Certains abbés furent remarquables, un tout petit nombre furent de grands bâtisseurs. Entre 1727 et 1746, Nicolas du Béron possède les prérogatives d’un évêque. Né à Lille le 1er mai 1672, il est définitivement admis à Loos, à 20 ans, après le noviciat. Il devient ensuite Maître des Bois, un des officiers (fonctionnaires) les plus importants de l’abbaye. Le 20 mai 1727, les moines le proposent, par élection, pour la crosse. Le roi le nomme le 2 août et il est définitivement installé en janvier 1728. Sous son gouvernement, de grands travaux sont exécutés, notamment le portique monumental, entrée de l’abbaye de Loos jusqu’à sa calamiteuse destruction pendant la guerre de 1914-1918.

Dès les années suivant sa fondation, l’abbaye s’enrichissant, elle dispose rapidement d’une boulangerie, d’ateliers de fleurs, de tisserands, d’une blanchisserie. Partout travaillent les convers. L’abbaye acquiert champs et pâtures sur Loos, Lomme, Sequedin, dans toute la châtellenie, en pays flamand et même en Artois.
Le village de Loos connaît alors une activité artisanale croissante grâce au dynamisme du monastère. Bientôt les convers ne suffisent plus et reçoivent l’autorisation de recruter du personnel. Ils se transforment en administrateurs. à la fin du XIIe siècle, ils sont devenus très puissants et leur mode de vie s’éloigne de plus en plus de la règle monastique.
En 1306, Dom Jean IV, abbé de Loos, impose une réforme radicale. Les convers sont progressivement remplacés par des fermiers. Ils protestent et résistent mais Jean IV tient bon. Certains convers deviennent fermiers, les plus récalcitrants sont renvoyés. L’abbaye est devenue une formidable entreprise agricole et commerciale s’étendant sur plus de 1 000 hectares. Le domaine est parfaitement géré, limité par des calvaires (le bon dieu noir par exemple). L’abbé de Loos est un grand marchand de grains et de produits de la terre. L’abbaye qu’il dirige possède des fermes aux Pays-Bas et en Artois, mais surtout dans la châtellenie de Lille.
Dans la châtellenie, la superficie des terres appartenant à l’abbaye et louées à des fermiers atteint 1 200 hectares. On compte plus de soixante de ces fermes, dispersées sur trente-sept villages et villes. Elles sont nombreuses sur les territoires de Loos et de Lomme.
A ces possessions, il faut ajouter l’abbaye elle-même, entourée de son clos composé de bois et de vergers. Il compte plusieurs centaines d’hectares. Des domestiques l’entretiennent sous les ordres des moines. Les uns sont des journaliers et habitent Lomme, Loos ou Sequedin. Les autres, plus nombreux, logent à l’abbaye dans les bâtiments annexes. Le personnel prend ses repas à l’abbaye où il y a tout ce qu’il faut pour vivre. Dans le clos, c’est une vraie petite ville où l’on travaille pour l’abbaye et ses pauvres (on disait alors : « Pour les personnes aumosnées par l’abbé »). Mais les moines vendaient aussi leurs produits aux villages voisins et même à Lille.

L’abbaye contrôle de surcroît les pèlerinages qui se rendent à la chapelle Notre-Dame-de-Grâce à Loos, célèbre dans toute la Flandre car il s’y produit des miracles, en particulier en faveur des aveugles. Les nombreux pèlerins amenaient prières et argent. La chapelle devint une source importante de revenus que convoitèrent l’abbé, le curé de Loos, l’évêque de Tournai et le seigneur de Loos. C’est finalement l’abbé qui percevra les bénéfices, laissant la portion congrue au curé de Loos et une part des revenus au chapelain. Le chapelain est nommé par l’abbé et reçoit 300 florins par an, il touche en plus le casuel, les petits bénéfices réalisés sur la vente des médailles, des cierges et des images pieuses. Il dispose d’un jardin et d’une brasserie - ces dépendances près de la chapelle seront vendues pendant la Révolution. Vers 1300, le pape accorde des indulgences aux pèlerins de Loos, qui sont renouvelées en 1452. Vers 1580 et jusqu’en 1628, on enregistre des miracles. La chapelle est bénie par l’évêque de Tournai. Il y aurait eu 50 guérisons jusqu’en 1628.
Cette chapelle subsistera à Loos jusqu’au milieu du XXe siècle, avant d’être détruite pour faire place au foyer-logement de La Vesprée.

Le monachisme est presque considéré par les puissants comme un service public. Paysans riches et seigneurs expriment leur reconnaissance par des dons variés, certains allant même jusqu’à léguer maisons et terres à l’abbaye, espérant ainsi obtenir plus facilement « leur place au paradis ». Enfin, les moines, par leur dot, contribuent à enrichir « l’entreprise ». La dot devient même peu à peu obligatoire. L’on préfère accueillir les novices qui apportent avec eux leur fortune. Les moines se sentent de moins en moins tenus par la règle d’abstinence et l’ascétisme n’est plus toujours respecté. C’est contre ces pratiques que s’élevèrent les réformés du xvie siècle. Certains abbés étaient grands dépensiers et organisaient de somptueuses réceptions pour entretenir de bonnes relations avec les personnages importants de Lille et des Flandres.

Les relations entre l’abbaye et la paroisse furent bénéfiques pour la commune de Loos jusqu’à la révolution. L’installation du domaine pénitentiaire a établi un autre type de relations, la frontière de la Deûle était devenue plus hermétique, voire imperméable : aller à l’abbaye, c’était aller en prison ! Depuis 1960, la Deûle a été remplacée par l’autoroute. Aujourd’hui, le domaine pénitentiaire est parfaitement bien intégré dans la commune de Loos.