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Charles Benjamin Ullmo (matricule 2)

Première partie : 1907-1908

Lieu de l'arrestation, aujourd'hui DN8

Source : Philippe Collin

L'arrestation  : le tournant d'une vie, le début de "l'affaire Ullmo"

L’inspecteur Sulzbach, alias « Paul », attend depuis un quart d’heure déjà devant la borne 19,2 km. Un fiacre parti de Toulon, qu’il a renvoyé immédiatement, l’a déposé là au fond des gorges sur la route (Aujourd’hui la DN8. L’arrestation a lieu à moins d’un kilomètre de l’entrée du village d’Évenos quand on vient de Toulon) quelques kilomètres après Ollioules. Dans les rochers et les buissons à quelques pas de lui, des hommes cachés attendent : les inspecteurs Vignolles et Benoit avec le commissaire Sébille. Eux sont arrivés un peu plus tôt à bord d’une automobile avec chauffeur louée au garage Saurin à Toulon.

Nous sommes le 23 octobre 1907, il est un peu plus de 15 heures. Même s’ils sont arrivés séparément, l’inspecteur Sulzbach sait que ses collègues sont là quelque part à proximité de cette borne 19,2 km. L’atmosphère automnale, calme et légèrement embrumée, laisse deviner, dominant la route, la silhouette du village médiéval d’Évenos qui surplombe les gorges d’Ollioules. Au fond de ces gorges serpentent les eaux de La Reppe que longe la route tant bien que mal accrochée à la pente. Quelques véhicules passent, ce qui ne semble pas intéresser Sulzbach, puis un fiacre, le laissant tout aussi indifférent.

La maison forestière où Ullmo fait garer la voitue avant de revenir en arrière vers Sulzbach

Source : Philippe Collin

Enfin une Darracq flambant neuve apparait au tournant, venant de Toulon, elle dépasse, sans s’arrêter, l’inspecteur qui la suit des yeux puis disparait derrière le tournant suivant. Le policier a eu le temps d’apercevoir le chauffeur et un homme portant une grosse paire de lunettes d’automobiliste. La voiture parcourt encore quelques centaines de mètres après le tournant et stoppe à côté d’une maison forestière coincée entre la route et la rivière. L’homme aux lunettes en descend et marche en direction du policier ; en quelques minutes, il arrive à sa hauteur.

L’arrestation vue par Le Petit journal illustré, n° 886, 10 novembre 1907

Source : Gallica

« Je suis Paul, êtes-vous Pierre ? » L’homme est de taille moyenne plutôt mince, élancé, Sulzbach, lui, n’est guère plus grand, mais la pratique de la boxe lui a donné une silhouette un peu plus consistante. L’homme aux lunettes, « Pierre », n’a pas répondu, il a juste acquiescé d’un signe de tête.

 Sulzbach poursuit en levant les mains : « Je suis seul et sans arme », l’autre répond : « Je suisseul, voici mon arme ». Il a sorti de sa poche un revolver qu’il braque sur « Paul ». Calmement, le policier poursuit : « Voici la somme, avez-vous les documents? »

L’arrestation vue par Le Petit journal illustré, n° 886, 10 novembre 1907

Source : Gallica

Mais il n’attend pas la réponse et en une fraction de seconde, il bondit, attrape le bras armé, crochète les jambes de son adversaire, l’entraine au sol avec lui et lui tordant le bras, le désarme. « Pierre » est au sol, menotté déjà sans avoir pratiquement résisté. L’inspecteur se servant de l’arme qu’il vient de récupérer tire deux coups en l’air pour avertir son chef et ses collègues qui accourent.

L’arrestation vue par Le Petit Parisien, n° 979, 10 novembre 1907

Source : Gallica

« Pierre » de son vrai nom Charles Benjamin Ullmo, officier de marine en poste à Toulon à court d’argent pour entretenir sa maîtresse « la Belle Lison » et acheter l’opium dont il est dépendant a volé des documents militaires secrets et a voulu les restituer au ministère de la Marine contre rançon.

Ici s’achève, pour un grand moment, la vie libre de l’enseigne de vaisseau (équivalent au grade de lieutenant dans l’armée de terre) Ullmo, ici commence « l’affaire Ullmo » !

Dans son livre Cayenne, Alexis Danan qui a rencontré Ullmo en 1933, soit 27 ans après son arrestation, rapporte : « le choc fut si brutal qu’à dater de cette minute où l’inspecteur Sulzbach froissa sa chair pâle de ses poings, Ullmo n’était déjà plus le criminel qu’on allait châtier. Sa lucidité, trois ans obnubilée par les vapeurs de l’opium, sa maîtrise de soi, son sens hautain de l’honneur, il a tout récupéré d’un coup, comme un malade tiré de l’absence hypnotique. Ce n’est pas lui qu’on punira, c’est l’homme qu’il fut quand il était endormi ».

La maison natale d’Ullmo à Lyon

Source : Philippe Collin

Charles Benjamin Ullmo est né le 1er février 1882 à 10 h 30 au 1 du quai de la Pêcherie dans le premier arrondissement à Lyon. Son père David Ullmo est négociant en cuirs pour le compte de son frère qui possède une tannerie à Oullins au sud de Lyon. Il est le benjamin de la famille avec deux sœurs plus âgées (Marguerite née en 1872 et Florence née en 1875). C’est un enfant intelligent qui montre très tôt des facilités pour les études. D’un caractère tourmenté, il est d’une grande sensibilité, plutôt frêle, nerveux, facilement mélancolique, il cauchemarde fréquemment. Très jeune déjà, il montre un goût excessif pour le jeu. Né dans une famille juive pratiquante, il accompagne, enfant, ses parents à la synagogue du quai Tilsit, mais il s’éloigne dès l’adolescence de la religion. Après des études à Janson-de-Sailly, il ressent l’appel du voyage, du grand voyage ; à l’époque, les récits de voyage de Pierre Loti fascinent. Il se présente au concours de l’École navale à sa sortie de troisième. Son père aurait préféré voir son fils travailler, à sa suite, dans le commerce de peaux, mais il ne s’oppose pas à son choix.

Le Borda navire-école

Source : Philippe Collin

En 1898, il est reçu troisième sur 73 et rentre au Borda à seize ans, le vieux navire-école de la Marine nationale ancré à Brest. L’affaire Dreyfus en 1898 divise la France et « l’heure est dure aux israélites».

Ullmo est plutôt mince, il n’a rien d’un costaud et l’apprentissage du métier d’officier se fait dans la plus pure tradition qui n’exclut pas les larmes et la douleur. La vie suspendue dans la mature du Borda par tous les temps n’est pas le plus difficile, Ullmo, doit en plus subir le harcèlement de certains de ses camarades antisémites. « Il est juif, on n’a pas besoin d’en savoir davantage. Mauvais procédé, brimades, même une quarantaine essayée : rien ne lui est épargné». C’est grâce au soutien et à la protection d’amis comme Demarquay, Gensoul, Esteva, et du Paty de Clam (dont le père fut un des principaux accusateurs de Dreyfus ?!!) qu’il supportera cette épreuve. Il fait preuve d’une force de caractère hors du commun, d’une volonté de fer. Au journaliste René Delpêche qui écrira sur lui le livre La Vie cachée de Benjamin Ullmo, il dira que ce furent les années les plus dures de sa vie.  

Ullmo débarque du Borda à 18 ans et dans la foulée termine Navale dont il sort en 1900 parmi les mieux classés.

À sa sortie de Navale il est affecté comme aspirant deuxième classe sur Le Duguay-Trouin, bateau-école des aspirants, puis ce seront Le Gaulois, Le Pothuau, navires sur lesquels il fera pratiquement le tour du monde.

Son père meurt en 1901 d’une attaque, à 61 ans, six mois plus tard c’est sa mère qui succombe à un cancer du foie à l’âge de 56 ans. Orphelin, Ullmo n’a plus que ses deux sœurs ainées.

La canonnière Achéron à Saïgon

Source : Philippe Collin

Il est nommé le 5 octobre aspirant première classe, puis enseigne de vaisseau le 5 octobre 1903. C’est sur Le Gueydon qu’il va partir en Chine jusqu’en 1904, avant de connaître la Cochinchine à bord de la canonnière L’Achéron.

L’Achéron, premier signe funeste du destin !

L’Achéron, fleuve maudit de la mythologie grecque et qui conduit aux enfers. C’est servant sur ce bateau qu’Ullmo va sombrer une première fois : alcool, fumerie d’opium, débauche à Saïgon, premier pas vers l’île du Diable … !!

Devenu majeur en février 1903, Charles Benjamin a touché l’héritage de ses parents, environ 75 000 francs (ce qui représenterait aujourd’hui approximativement 230 000 €).

Déjà, lors de ses premières escales à Toulon, son port d’attache, vers l’année 1903, Ullmo a fait la connaissance de Marcelle Joujou, dite « Bijou », opiomane invétérée, qui va l’entrainer au jeu (une première perte de 6 000 francs). Elle va avant son départ pour Saïgon l’initier également à la consommation d’opium.

De retour à Toulon après un rapide passage sur Le Gaulois il est affecté comme commandant en second du contre-torpilleur La Carabine, bateau sur lequel va se jouer une partie du drame qui va le conduire en prison.

Sur La Carabine, Ullmo est remarqué pour la qualité de son travail et le commandant du navire, le lieutenant de vaisseau Mandine, le propose en juillet 1907 au tableau d’avancement pour le grade de lieutenant de vaisseau : quatre mois avant son arrestation !

Il est assez instructif de passer en revue les appréciations de ses supérieurs.

Navale 1900 : « caractère sérieux, mais trop fermé. Esprit qui se laisse difficilement pénétrer, mais intelligent, capable ».

Sur Le Duguay-Trouin, juillet 1901 : « travailleur et intelligent. Manque un peu d’entrain. Beaucoup d’instruction et de conscience ».

Sur Le Gaulois, octobre 1902 : « intelligent, susceptible de bien faire, mais paraît plus occupé de ses droits que de ses devoirs ». Un peu plus tard : « très intelligent et travailleur. Caractère peu expansif et timide ».

Sur Le Pothuau, juillet 1903 : « intelligent et capable. Bonne volonté, zèle, digne de tous les éloges ».

Sur la canonnière Achéron, juin 1904 : « très bon officier, très actif, très sérieux, recherchant toutes les occasions de s’instruire. Qualités de premier ordre ».

Et puis pour un moment, c’est la chute. Cette période correspond à une vie de surmenage et d’agitation à Saïgon où Ullmo passe la plupart de ses nuits à jouer, à boire et à fumer de l’opium à fortes doses.

Toujours sur l’Achéron, février 1905: « conduite médiocre : a des absences inexplicables. Manque de politesse et de tact. Ne connaît aucun des principes du commandement ; se fait obéir mollement, tout en étant arrogant avec ses inférieurs. Manière de servir mauvaise ». Un peu plus tard : « M. l’enseigne de vaisseau Ullmo est un officier intelligent qui aurait pu devenir très bon, avec un peu plus de volonté et de travail. Depuis la dernière inspection générale, il se désintéresse absolument de ses devoirs et de son métier de marin. Cet officier tend de plus en plus vers l’indiscipline. Depuis 8 mois, il est un mauvais exemple pour l’équipage ». En juin 1905 : « Ullmo est un officier très intelligent et très instruit. Est néanmoins un mauvais officier ».

Retour à Toulon, Ullmo s’installe, même si cela reste relatif, dans une vie plus régulière et plus sobre, les appréciations et les notes remontent progressivement.

Sur Le Gaulois, juillet 1906 : « officier intelligent, instruit, bon observateur. Ne s’occupe pas assez de son service en rade ».

Sur La Carabine, juillet 1907 : « s’occupe de tout le personnel, dont il prend le plus grand soin, tant au point de vue de la nourriture qu’au point de vue de l’existence à bord. Officier très consciencieux, s’occupant parfaitement de ses fonctions de second et des détails qui lui sont confiés. Manœuvre bien à la mer. Proposition pour le tableau d’avancement pour le grade de lieutenant de vaisseau ». (Rapport du commandant Mandine)

Appréciation du commandant de l’escadrille des contre-torpilleurs, sept 1907 (un mois avant son arrestation !) : « officier très froid, très strict, consciencieux et soigneux. Manœuvre bien ».

Le Duguay-Trouin, bateau-école des aspirants

Source : Philippe Collin

À travers ces différents rapports, provenant de différentes personnes et sur une période d’environ sept ans, des traits de sa personnalité ressortent régulièrement et nous permettent de cerner un peu plus le personnage. L’adolescent rêvant de voyage et d’aventure s’est trouvé un peu piégé sur Le Borda, il songe à tout abandonner dans ces moments longs, interminables où il est victime de cet odieux harcèlement. Mais il est entêté, tenace, cette lutte va laisser des traces qui ne seront pas pour rien dans sa fragilité et ses dérives à venir. Il est certain qu’Ullmo est un homme intelligent, particulièrement intelligent, cela transparaît même dans les rapports assez durs du séjour à Saïgon. Il est curieux, cherchant sans cesse à apprendre, à comprendre (cela deviendra une obsession sur l’île du Diable), il est extrêmement cultivé, lit énormément aussi bien des ouvrages de sciences que de philosophie, il joue parfaitement du piano, on peut avancer que c’est un érudit. L’homme est raffiné, un dandy, il est mince, presque fluet, mesure 1,70 m, et cette élégance vient parfois renforcer une allure un peu hautaine. On le dit parfois cassant, distant, renfermé et il semble montrer les signes d’une certaine fluctuation de l’humeur. Un visage assez fin avec l’incontournable moustache « belle époque », il n’est pas exceptionnellement beau, mais on lui prête un certain charme…

Ullmo auprès de son chef, le commandant Mandine, à bord de La carabine

Source : L’illustration, n° 3 375, p. 293

C’est cet homme qui est maintenant second sur La Carabine et mène à terre cette vie légère d’officier célibataire. Toulon est un port de guerre avec son arsenal maritime, une ville de garnison avec ses cercles pour officiers, ses dîners mondains, ses spectacles incessants, ses salles de jeux où Charles Benjamin gagne un peu et perd beaucoup, ses maisons closes de tous standings, les fumeries de cet opium qui est alors en vente libre en Indochine et qu’apprécient tant ces voyageurs au long cours…

La Carabine à quai dans le port de Toulon

Source : Philippe Collin

"La Belle Lison", Le Petit Parisien, n°11345, 21/11/1907

Source : Gallica

Ullmo et « la Belle Lison »

Marie-Louise Welsch dite Elisa Welsch ou plus connue à Toulon sous le sobriquet de « la Belle Lison » est née le 14 avril 1883 à Clermont-Ferrand de Georges Gabriel Welsch, modeste employé de mairie qui a 29 ans à la naissance de sa fille, et de Léonid Jehan, repasseuse alors âgée de 22 ans. La famille comprend déjà un garçon, François, né en 1880.

Léonid meurt le 9 juin 1890, quand Marie-Louise a sept ans et rapidement le père alors âgé de 36 ans va se remarier. Comment la fillette vit-elle la mort de sa mère et le remariage de son père ? Cela reste assez flou. Ce qui est plus clair c’est que l’adolescente est difficile et donne du fil à retordre à son père. Ce dernier porte plainte(11) pour détournement de mineur contre un étudiant en médecine qui aurait eu la mauvaise idée de mettre la jeune fille (tout juste quinze ans) enceinte. Les deux familles s’entendent, le nécessaire est fait, l’affaire est classée… Son père lui trouve une place de margeuse dans une imprimerie de Clermont-Ferrand, mais ce n’est pas la vie d’ouvrière qui attire Marie-Louise, ce sont des coups de feu échangés à la sortie d’un bal où l’on se dispute ses faveurs qui l’obligent à quitter la ville. Elle part pour Marseille, rêvant de devenir modiste, mais le rêve tourne court et elle échoue dans une maison de tolérance. Puis c’est Nice, Cannes, la Côte, les concours de beauté organisés par les quotidiens du Midi, elle en gagne quelques-uns. Elle comprend vite qu’avec un physique avantageux et ce on ne sait quoi qui plait tant aux hommes, on peut prétendre à mieux qu’au sordide abattage d’une maison close. Elle apprend vite Lison, et quelques déboires ont vite fait de l’aguerrir.

L’entrée de la « villa Gléglé » aujourd’hui inhabitée

Source : Philippe Collin

C’est en 1903 qu’elle s’installe à Toulon où officiers de la Royale, coloniaux militaires ou administrateurs des terres lointaines sont autant de proies à phagocyter. Elle est devenue experte dans l’art sensuel de capturer et de vivre d’un amant. Octobre 1903, Ullmo croise Lison, ou peut-être Lison ayant repéré Benjamin se place-t-elle sur son chemin. Il ne faut pas longtemps pour qu’il l’ait « dans la peau », qu’il quitte son petit appartement pour vivre avec sa belle et qu’il l’installe villa Gléglé (du nom d’un roi et chef de tribu d’Afrique noire (xixe), plus souvent orthographié Glélé), rue Masséna dans le quartier du Mourillon.

Ullmo est très rapidement subjugué par Lison. Elle a 22 ans lorsqu’il la rencontre, bien sûr, il n’ignore pas pour avoir lui-même fréquenté les maisons closes, le passé sulfureux de la jeune femme et son mode de vie au moment de leur rencontre. Il sait parfaitement qu’elle se faisait précédemment entretenir par un homme et qu’il va être le suivant. On entend alors par « demi-mondaine » une femme dont on fait sa maîtresse et que l’on « entretient » de manière officielle ou cachée et avec laquelle parfois et c’est le cas d’Ullmo et de Lison, on s’installe dans une vie bourgeoise de couple établi.

Le Petit Parisien, n° 14033, 01/04/1915

Source : Gallica

Il y a un côté hautain et vaniteux indéniable chez Ullmo, comme on l’a vu plus haut, ses humiliations sur Le Borda le poussent peut-être à rechercher une revanche sur les autres. On peut alors se demander s’il est follement amoureux de cette femme ou de l’image qu’il renvoie et se renvoie quand elle est à son bras.

Quelle que soit la qualité de la relation qui unit les deux amants, elle est indéniablement à sens unique. Lison n’est pas fidèle, elle semble toujours vouloir avoir un homme d’avance au cas où elle viendrait à perdre celui qui la fait vivre aujourd’hui. Benjamin le sait et impose à sa belle de retourner dans sa famille qui a quitté Clermont-Ferrand pour Toulouse dès que son métier de marin l’éloigne de son port d’attache.

 Après l’arrestation, la villa Gléglé est mise sous surveillance, on croit la belle complice de son amant. Les policiers qui planquent notent qu’un nouvel officier a pris ses quartiers de nuit dans le lit de Lison, il faut bien assurer l’ordinaire…

Toutefois, pendant les deux ans de leur liaison, elle avait su réfréner un peu ses ardeurs, elle s’était rangée et jouait la bourgeoise avec une certaine conviction. Son amant devançant ses désirs, l’entretenait dans un luxe couteux : garde-robe, soirées au casino, à l’opéra, au restaurant, voyages sur la Côte, en Suisse, toujours dans les meilleurs hôtels…

Ullmo ayant essuyé de très lourdes pertes au jeu, véritable addiction, elle obtint qu’il cesse de jouer, ce qu’il fit dans un premier temps. Rapidement « essuyé » par ce train de vie dispendieux qui faisait fondre son héritage, il tenta quand même de se refaire au jeu, ce qui ne fit que précipiter sa chute.

« la Belle Lison arrivant au procès », « sortie de la première audience » (au centre la Belle Lison)

Source : Philippe Collin

L’arrestation et le procès du jeune enseigne de vaisseau vont propulser Lison sur le devant de la scène. Sentiment de jouissance, de puissance pour cette « grisette » d’origine modeste. Pas un jour sans son nom ou sa photo dans la presse, on vend même à Toulon des cartes postales « la Belle Lison arrivant au procès », « sortie de la première audience » (au centre la Belle Lison), même si elle est à peine visible sur le cliché…!

« Dans la salle des témoins : Lison Welsch … », L’Illustration, n° 3 392, 29 février 1908

Source : Philippe Collin

Elle reprend sa vie de courtisane en restant au Mourillon dans la villa Gléglé, mais l’arrestation d’un de ses amants artilleurs compromis avec la justice, l’oblige à quitter la ville pour Nice. Arrêtée au début de l’enquête au lendemain de l’arrestation d’Ullmo, elle sera rapidement disculpée et gardera la ligne du « je ne savais rien », ligne ardemment souhaitée par Ullmo, qui, éternel amoureux, veut épargner Lison quoi qu’il arrive.

On la retrouve à Montmartre, actrice médiocre, dans un spectacle, intitulé Crick-Krackavec un sous-titre évocateur : « Fumée d’opium, drame réaliste avec la Belle Lison ». La pièce périclite très vite après six représentations, n’ayant provoqué que quelques coups de poing dans la salle entre partisans de la sulfureuse et spectateurs hostiles.

Après cette courte carrière sur les planches, on perd sa trace. C’est bien plus tard, qu’on la retrouve à la tête d’un bordel militaire de campagne au Maroc dans la ville de Kasba Tadla.

Il a été possible de retrouver son acte de naissance, la date et le lieu de son décès y figurent : Toulouse, le 1er janvier 1958.

Arrestation de Charles Benjamin Ullmo. Photo anthropométrique du 26 octobre 1907 (trois jours après l’arrestation), L’Illustration, n° 3375, page 293

Source : Philippe Collin

La faute

« N’ayant pu me refaire au jeu, j’étais désemparé, affolé, la volonté annihilée, l’esprit brouillé par l’opium, j’avais perdu toute notion de la réalité… Le lieutenant de vaisseau Mandine avait eu en moi la confiance la plus absolue. Il m’avait confié les clefs du coffre-fort du bord contenant les secrets relatifs à l’entrée des cinq ports de guerre et la copie des signaux en temps de guerre. Je les ai dérobés et je les ai remis en place après les avoir photographiés ».

Le 10 septembre 1907, M. Gaston Thompson, ministre de la Marine, reçoit une lettre écrite à la machine, elle est postée de Toulon :

« Je possède un cliché des documents suivants :

1 Code secret et instructions

2 Signaux de reconnaissance, tableau et mots secrets

3 Chenaux de sécurité des ports.

Je m’adresse à vous avant l’étranger, je vous livrerai le cliché unique, négatif, que je possède. Si le prix vous semble trop fort, proposez votre dernier prix. Insérez à la petite correspondance du “Journal”, le plus tôt possible, la note suivante : "Paul à Pierre : accepte prix demandé ou tel prix” . Si je n’ai pas de réponse sous huit jours, je vends à l’étranger et vous devrez changer votre système de chiffrage ce qui coûtera plus de temps et d’argent. Soyez sûr que je ne garderai aucune copie ».

Au cabinet du ministre et au grand quartier général naval, c’est la panique. C’est la sûreté générale qui prend possession du dossier et l’enquête est confiée au commissaire Jules Sébille.

Par le biais des petites annonces commencent alors des échanges ubuesques. Ullmo fournit pour preuve quelques clichés : pas de doute, les documents sont vrais. Commence alors un jeu du chat et de la souris où Ullmo, désorienté par la drogue, affolé par son propre  crime, va faire preuve d’amateurisme, d’incohérence, on ne s’improvise pas agent secret. Il aurait voulu que l’échange se fasse à Nice, voire mieux, à Vintimille, mais les tractations en arrivent à un échange dans un train en gare de Marseille. Le lieutenant de vaisseau Chardon est chargé de la récupération des documents et si possible, avec l’équipe mise en place par le commissaire Sébille, de l’arrestation du maître chanteur. Ce dernier est censé récupérer l’argent caché en un endroit bien défini dans les toilettes du train et déposer à la place les documents.

Palais de justice de Paris le 29 octobre 1907 : Ullmo est conduit auprès du juge d’instruction, L’Illustration, n° 3375

Source : Philippe Collin

À ce niveau de l’enquête, Ullmo n’est pas encore identifié (Il ne sera formellement identifié que le jour même de son arrestation, il ne figurait jusque-là que sur une liste de coupables possibles). Une souricière se met en place. À la gare Saint-Charles, un homme à la mise soignée vient d’entrer dans les lieux d’aisance du wagon, à sa sortie il est appréhendé par toute l’équipe du commissaire Sébille, mais l’homme proteste avec véhémence, on constate alors que l’argent de la rançon est encore dans les toilettes et que l’homme est le consul de France en Russie, l’affaire est ratée. On apprendra plus tard que, dans la gare, bouclée par la police qui effectue un contrôle d’identité systématique, Ullmo est contrôlé et repart sans être inquiété, mais conscient qu’il vient d’échapper de justesse à un piège.   

Toujours par l’intermédiaire des petites annonces, c’est Ullmo maintenant qui fixe le lieu et les conditions de l’échange, ce sera dans les gorges d’Ollioules : on connaît la suite… !

On ne peut que suivre Delpêche lorsqu’il dit : « […] toutes ces tractations, ces échanges de messages paraissent puérils et relever même de la plus haute fantaisie. Ullmo s’est montré à l’époque d’une naïveté déconcertante dans l’exécution de son forfait. Il donne l’impression d’un homme halluciné par le besoin d’argent et incapable de se rendre compte de l’immoralité de son acte ».

Halluciné ne doit pas être bien éloigné de la vérité : ne va-t-il pas demander au photographe à qui il achète le matériel de reproduction de monter avec lui à bord de La Carabine pour lui montrer les lieux, afin d’acheter le matériel le plus adéquat, en lui disant vouloir reproduire des articles de journaux et des livres. Tout cela pour, en fin de compte, effectuer des copies des documents secrets chez lui, et dans une chambre d’hôtel à Toulon.

Après son arrestation, l’enquête va progresser rapidement, d’autant qu’Ullmo se livre facilement. Privé d’opium et sans aucun traitement de sevrage, il est à la merci des enquêteurs. Il raconte sans difficulté son histoire, ou du moins une partie de celle-ci. Mais les services secrets ont eu vent d’une tentative de vente de documents secrets à l’Allemagne, sur des dates qui précédent de peu les méfaits pour lesquels il vient d’être arrêté.

Le commissaire Sébille a un doute, il fait rechercher à la poste de Toulon dans tous les télégrammes correspondants à cette période et il finit par trouver. C’est une dépêche adressée le 12 août 1908 à « SHG », poste restante à Bruxelles, elle est particulièrement éloquente : « demande de 850 000 francs. Signé AB 888. Toulon » La réponse était arrivée quelques jours plus tard : « Prix trop élevé. Signé SHG » « AB 888 » répond à « SHG » à Bruxelles : « Discuterons prix. Soyez Bruxelles. Arriverai 16, ou si impossible, 17 août. Signé AB 888. Toulon ». Ce dernier télégramme est rédigé en lettres capitales, mais « AB 888 » ayant commis une rature, le préposé au guichet a demandé la signature du client au bas de la mention « deux mots rayés nuls » et celui-ci, au lieu de signer AB 888, signe « Ullmo » !!! C’est plus qu’il n’en fallait à Monsieur Leydet le juge d’instruction et à Jules Sébille pour comprendre qu’AB 888 est Ullmo, et SHG, un agent allemand. Ullmo qui avant, sur ce point, a péché par omission, lâche le reste, tout le reste. Il a bien répondu à la convocation d’un certain M. Talbot, travaillant pour l’Allemagne et qui le reçoit le 17 août à l’Hôtel de l’Univers à Bruxelles. Il a bien demandé un congé exceptionnel à cette date, et s’est fait remplacer à son service de bord par un autre officier, pour tenter la vente de ses copies de documents secrets. On est pratiquement certain aujourd’hui qu’il n’a remis aucun document ce jour-là à Talbot. Même l’officier-rapporteur au procès, Devarenne, en est convaincu, il dira : « Il y a des accents, des phrases, des attitudes, qui ne trompent pas. Nous avons la conviction qu’Ullmo n’a pas menti ».Pour autant, un doute demeure, Ullmo avait-il sur lui les documents en se rendant à l’hôtel de l’Univers, ou pas ? Dans son réquisitoire lors du procès, l’avocat, Maître Aubin, tente de démontrer qu’il s’y rend les mains vides. Curieusement, René Delpêche qui reçoit le témoignage des années plus tard d’Ullmo lui-même affirme le contraire. Lors de l’entrevue à Bruxelles, Talbot qui a tout d’un officier allemand en civil répond que tout cela ne l’intéresse pas et qu’il connaît déjà le contenu de ces documents, il demande par contre à Ullmo, sans succès, s’il possède des plans de sous-marins. Les deux hommes se quittent sans conclure. Dans tous les cas, même s’il les avait sur lui en se rendant à l’Hôtel de l’Univers, aucun document n’est remis à Talbot. Ullmo va attendre plusieurs jours une réponse de Talbot. Après avoir négocié, toujours par télégramme, le prix à la baisse, la réponse ne vient pas. L’allemand finit par lui dire que rien de ce qu’on lui propose ne l’intéresse. Ullmo dépité et aux abois imagine alors son plan pour faire chanter le ministère de la Marine, avec le succès que l’on connaît…!? Les deux tentatives, celle de Bruxelles et celle auprès du ministère de la Marine sont donc commises entre le début du mois d’août 1907 et le fatal 23 octobre 1907 où soudain, Ullmo, sous le poing de l’inspecteur Sulzbach va retrouver la raison. Soit trois mois d’échanges délirants, de situations surréalistes, qui s’achèvent au fond des gorges d’Ollioules, d’où : « l’enseigne Ullmo revient prisonnier, sa carrière finie, son nom souillé, le front marqué pour une expiation qui ne s’achèvera, quoi qu’il fasse, qu’avec sa vie même ».

« Ullmo devant ses juges » « L’attitude de l’accusé à la deuxième audience, après le réquisitoire du commandant Schlumberger »,l’Illustration, n° 3 392, 29/02/1908 p. 147

Source : Philippe Collin

En 1908, l’affaire Dreyfus anime encore souvent les réunions de famille. L’arrêt de la cour de cassation qui réhabilite le capitaine Dreyfus ne date que du 12 juillet 1906. Cet arrêt n’a pas suffi à convaincre les antidreyfusards viscéraux et l’affaire Ullmo risque fort d’en raviver les braises. Ullmo est juif, c’est un militaire, officier de surcroît, et il est accusé de trahison. Autant d’éléments et de points communs qui risquent de relancer un débat féroce qui couve encore. Bien que Dreyfus soit innocent et qu’Ullmo reconnaisse lui-même sa culpabilité, l’antisémitisme est aveugle et qu’importe la culpabilité ou non.

Tribunal militaire ou tribunal civil ? L’enseigne de vaisseau Ullmo étant en congé, on a pensé au ministère de la Marine qu’il était justiciable des tribunaux de droit commun. L’enquête et l’instruction ont été menées par des civils, le commissaire Sébille et le juge d’instruction Leydet.  Le procès, lui, pour finir, sera militaire. Au jeu de la patate chaude, la grande muette a perdu.

C’est le conseil de guerre de Toulon qui statuera sur le sort de Charles Benjamin Ullmo les 20, 21, 22 février 1908. Le procès sera présidé par le capitaine de vaisseau Grosse. Le commissaire du gouvernement chargé de l’accusation sera le capitaine de vaisseau Schlumberger. L’avocat, Maître Anthony Aubin sera assisté de son secrétaire M. Steinhart et l’instruction sera assurée par un officier-rapporteur, le lieutenant de vaisseau Devarenne qui reprendra et prolongera l’instruction civile du juge Leydet.

Un rapport médico-légal, sur lequel nous reviendrons, est établi par le professeur Raymond et le docteur Courtois-Suffit, sous la responsabilité du docteur Dupré.

Ullmo devant ses juges

Source : Gallica

En ce début du xxe siècle, voici quel est le cadre juridique :                                                                    

L’article 76 du Code pénal stipule : « quiconque aura pratiqué des machinations ou entretenu des intelligences avec les puissances étrangères, ou leurs agents, pour les engager à commettre des hostilités, ou à entreprendre la guerre contre la France, ou pour leur en procurer les moyens, sera puni de mort. Cette disposition aura lieu dans les cas même où lesdites machinations ou intelligences n’auraient pas été suivies d’hostilités ».

L’article 5 de la Constitution du 4 novembre 1848 et la loi du 8 juin 1850 (article1) indiquent qu’en matière de politique, d’espionnage, ou d’atteintes à la sûreté de l’État, la peine de mort  est abolie, elle est remplacée par la déportation perpétuelle dans une enceinte fortifiée, désignée par la loi, hors du territoire continental de la République.

L’article 1 de la loi du 18 avril 1886 vient parachever l’arsenal juridique à la disposition du tribunal qui va statuer sur le sort d’Ullmo : « […] sera puni d’un emprisonnement de deux à cinq ans et d’une amende de 1 000 à 5 000 francs, tout fonctionnaire public, agent ou préposé du gouvernement, qui aura livré ou communiqué à une personne non qualifiée, pour en prendre connaissance, ou qui aura divulgué en tout ou en partie les plans écrits ou documents secrets intéressant la défense du territoire ou de la sûreté extérieure de l’État, qui lui étaient confiés, et dont il avait connaissance, à raison de ses fonctions. La révocation s’ensuivra de plein droit ».

Voilà donc les trois piliers sur lesquels peut s’appuyer le tribunal pour émettre un jugement à l’encontre du prévenu. Déjà s’opposent l’article 76 du code pénal et l’article 1 de la loi de 1886. Espionnage ou trahison ?!...   

Les capitaines de vaisseau Delochet et Gross

Source : Gallica

C’est tout le débat sur lequel vont s’affronter Maître Aubin et l’accusateur Schlumberger. La peine de mort écartée, Maître Aubin obtiendra au mieux deux ans de prison et une amende, au pire, la forteresse à vie.

Le travail de l’officier-rapporteur Devarenne est de toute évidence assez impartial, il reconnaît, comme on l’a vu précédemment, que si Ullmo avait bien l’intention de vendre des documents aux Allemands, dans les faits, aucun de ceux-ci n’est passé dans des mains étrangères et qu’Ullmo semble sincère sur ce point. Après la découverte de ses tractations avec les Allemands, Ullmo a donné des gages de sa volonté de ne rien dissimuler : c’est lui qui a indiqué où trouver dans la presse les trois messages déguisés en annonces dans les journaux des 29 juin, 23 et 24 juillet.  

Schlumberger, qui veut imposer l’article 76, réclame le huis-clos, dès l’ouverture du procès : « […] pour empêcher la divulgation possible de secrets intéressants la défense nationale ou la publication inopportune de dépositions pouvant, par nature, influer sur les bonnes relations que la France entretient avec toutes les puissances étrangères ».

Bien sûr, Maître Aubin s’y oppose et riposte par une allusion à peine voilée sur les dégâts et fractures que vient d’occasionner l’affaire Dreyfus : « […] il ne faut pas que cette affaire Ullmo donne lieu plus tard à des batailles obscures, à des discussions dans les ténèbres ; il ne faut pas qu’elle entre dans la série des lamentables procès de ces temps viciés par un inutile, par un irritant mystère ».

L’argument fait mouche et les juges sont obligés de limiter le huis clos. À 5 voix contre 2, il est décidé que : le huis clos sera réservé à l’interrogatoire d’Ullmo, aux dépositions des témoins et au réquisitoire de l’accusateur sauf quand ce dernier aura à répondre à la plaidoirie de Maître Aubin.

Arrivée au procès de l’avocat, Maître Aubin (dans l’encadrure de la porte) et de son assistant maître Steinhart

Source : Gallica

Maître Aubin, va insister sur la fragilité de son client due à l’abus d’opium, et à l’influence néfaste de la Belle Lison. Pour lui : « Lison domine ce procès, comme elle a dominé la vie d’Ullmo… » Il décrira un homme qui n’est plus dans la pleine possession de ses moyens, sous l’influence évidente des narcotiques et d’un amour devenu compulsif. La première moitié du plaidoyer de l’avocat est consacrée à Lison et à l’emprise qu’elle a sur son amant. Reprenant le rapport du Dr Dupré qu’il cite : « l’opium est un poison de la volonté sous toutes ses formes », il conjugue les effets du poison avec l’emprise de Lison et retourne assez finement à son avantage le rapport médical du Dr Dupré pour expliquer que contrairement à ce que prétend Schlumberger, Ullmo n’était pas lui-même et qu’il ne maîtrisait pas la situation autant qu’on veut le laisser croire. 

L’écho du « J’accuse » de Zola résonne encore et l’armée ne veut sans doute pas renouveler le spectacle d’une justice aux ordres d’une hiérarchie militaire malhonnête et antisémite. Mais elle ne peut s’empêcher de se fourvoyer dans quelques manipulations et le huis clos exigé par Schlumberger en est une : logiquement, la loi sur l’espionnage s’imposait, mais malgré un réquisitoire sans envergure il obtiendra dans le secret du procès, en grande partie interdit au public, l’application de la loi sur la trahison.

Le docteur Dupré commis à l’établissement du rapport médical fera preuve d’une légèreté, voire d’une mauvaise foi, qui là encore ne sera pas sans rappeler quelques épisodes lamentables de l’affaire Dreyfus. Dès la page 15 du rapport, on peut lire une description de l’accusé qui en dit long sur l’état d’esprit du docteur Dupré : « […] le crâne, recouvert de cheveux châtains clairs courts et frisés est franchement brachycéphale. Le visage, aux traits réguliers est nettement dessiné, aux proportions harmonieuses, est de type sémitique, offre dans la clarté de son regard et la sobriété de ses mimiques l’expression d’une nature réservée et difficile à pénétrer ».

Le portrait du petit Juif fourbe a refait surface, même si l’allusion est plus subtile que les brimades et insultes qu’Ullmo a endurées sur Le Borda, elles n’en sont pas moins éloquentes. Dupré démontre alors que les doses d’opium consommées par Ullmo ne peuvent en rien altérer son jugement. Il affirme : « […] Ullmo a pris l’habitude, depuis plusieurs années, de fumer l’opium à des doses moyennes, 30 à 40 pipes par jour, d’après lui, et depuis plus de deux ans, non progressives. Cette habitude a déterminé chez lui une intoxication légère dans son degré et bénigne dans ses conséquences ». Mais il n’hésite pas à se contredire en concluant, imperturbable, son texte par: « […] le gouvernement, soucieux de la conservation de l’énergie nationale, doit donc, par la sévère application d’une loi déjà centenaire, puisqu’elle date de l’an XI, combattre, dans un pays déjà ravagé par l’alcool, le nouveau fléau de l’opium ». Contradiction très largement exploitée par Aubin dans son plaidoyer.

Tableau extrait du rapport du Dr Dupré : « l’affaire Ullmo », Archives d’anthropologie criminelle, n° 176/177, Août/septembre 1908

Source : Criminocorpus

Dupré s’attaque alors aux antécédents héréditaires d’Ullmo atteignant ici des sommets d’incurie et de mauvaise foi. Ne se basant que sur le seul témoignage d’un « ami » de la famille de l’accusé, il va dresser un arbre généalogique et en tirer des conclusions pour le moins surprenantes :

« […] mais nous possédons, par l’entremise spontanée d’un ami des Ullmo, qui connaît très bien la généalogie de toute la famille de l’accusé, une série de renseignements, remontant jusqu’à la cinquième génération et que nous résumons en passant les noms sous silence, dans le tableau suivant (voir ci-dessus) ; chaque membre de la famille, signalé comme ayant été atteint d’aliénation mentale, est encadré d’un gros trait. Ce tableau montre, à première vue, qu’on trouve dans la famille de l’accusé huit personnes ayant présenté des troubles psychiques, si l’on remonte jusqu’à la cinquième génération, dont le membre le plus ancien, représenté par « A », serait mort fou avant 1800. Nous avons institué une enquête auprès des parents d’Ullmo, pour avoir des détails sur les antécédents psychopathiques qu’on nous signalait. Une seule personne a répondu à notre appel, « D2 », et nous a affirmé que sa mère  « C1 » avait souffert, à deux reprises, de troubles nerveux et mentaux, à la suite d’un accouchement et d’une vive émotion (il faut remonter jusqu’à « A » en 1800, pour faire la liaison avec Ullmo !!?). Ullmo confirme lui-même l’existence de la folie chez son cousin germain « E4 », mort à Lyon vers l’âge de trente ans, dans une maison d’aliénés. On sait d’ailleurs combien il est difficile de se renseigner auprès des familles sur les véritables antécédents héréditaires, principalement en matière d’aliénation mentale. Aussi acceptons-nous, comme sincères et sensiblement véridiques, les renseignements généraux qui nous ont été communiqués. Il résulte de ces données qu’Ullmo appartient à une famille névropsychopathique dans laquelle en remontant jusqu’à la fin du xviiie siècle, à la cinquième génération on trouve huit aliénés ».

En précisant à nouveau que tout cela ne repose que sur le témoignage d’un seul homme, non cité, Dupré en arrive à la conclusion glaçante :

« […] si l’on instituait une enquête aussi lointaine et aussi détaillée sur l’ascendance et la collatéralité de tous les criminels on aboutirait presque toujours à des résultats positifs et la démonstration, par les tableaux généalogiques, d’une vérité que la clinique criminelle a depuis longtemps établie, à savoir la notion de parenté qui, sur le terrain étiologique des anomalies mentales, unit le crime et la folie ».

Entre les graphologues improvisés, suffisants et amateurs comme Du Paty de Clam ou Bertillon, les médecins aux conclusions et théories fumeuses comme Lombroso et ici Dupré, combien de jugements rendus ont été faussés par cette pseudo science, combien d’hommes condamnés sur leur sale gueule ou leurs origines !?

L’époque accorde à ces médecins la foi du charbonnier, il suffisait donc d’un ancêtre mort fou un siècle plus tôt, d’un cousin mort à l’asile et d’une parente éloignée dépressive pour être soi-même soupçonné de folie !!! On ressort même une vieille histoire de vol de bicyclette au parc de la Tête d’Or, inconséquence adolescente que l’on monte en épingle : « il était peu aimé de ses camarades qui lui reprochaient, à tort ou à raison d’être atteint de kleptomanie. On lui reprochait même le vol d’une bicyclette au parc de la Tête d’Or… ».

Un Juif, au caractère faible, voleur, s’adonnant au vice de la drogue, aux mœurs libertines et ayant le profil héréditaire type du criminel, voilà donc Ullmo habillé pour son procès. Les aliénistes complètent ainsi le portrait : « un sujet intelligent, cultivé, réfléchi, capable de réserve et de sang-froid, mais que ses hérédités psychologiques, font pauvre en volonté, en énergie, incapable de résister à la sollicitation de ses appétits et susceptible, pour la satisfaction de ses instincts, des pires défaillances morales ».

Le rapport de Dupré est partisan, mais au-delà de cette évidence un certain nombre d’éléments sont à reconsidérer. Aujourd’hui le psychiatre prendrait certainement plus en compte un certain nombre de facteurs : On l’a vu, Ullmo adolescent a été en butte à un harcèlement féroce, on connaît bien aujourd’hui les séquelles que peuvent laisser de telles épreuves. Il est porteur d’une fragilité, d’une blessure narcissique et cette belle femme qu’est Lison, vient partiellement panser cette plaie. Il est totalement dépendant d’elle, il ne peut plus s’imaginer sans elle. L’aime-t-il ? Sans doute. Mais le problème réside dans le fait qu’il ne peut pas la perdre, c’est maintenant une question de vie ou de mort, la vie sans elle le rabaissera au rang de cet adolescent harcelé et blessé qu’il a été. Or, l’argent n’est plus là, il sait parfaitement qui est Lison et pourquoi elle reste avec lui. Il sait que, désargenté, il la perdra immédiatement.

Dupré sous-estime considérablement l’impact de l’opium sur l’organisme. Il s’agit d’une drogue puissante au même titre que la morphine ou la cocaïne. Depuis plusieurs années déjà, Ullmo est sévèrement « accro » à une drogue qui ne laisse pas intact le système nerveux, particulièrement aux doses qu’il pratique : trente pipes par jour avec des pointes à cinquante, voire soixante ! On imagine l’état de manque et la souffrance endurée par Ullmo qui du jour au lendemain est pour le moins énergiquement sevré. L’organisme subit un choc alors qu’il est déjà éprouvé par des substances très nocives.

Ullmo est donc soumis à deux mécaniques infernales qui s’amplifient mutuellement, Dupré considère ces éléments séparément, mais n’attache pas d’importance à l’effet de levier qu’elles s’impriment l’une à l’autre. Or cet effet est dévastateur.

Vient l’aspect héréditaire. On sait aujourd’hui que les maladies psychiques ne sont que dans quelques très rares cas héréditaires. Le simulacre d’arbre généalogique présenté par Dupré serait totalement invalidé par les connaissances actuelles et à aucun moment les ancêtres d’Ullmo ne peuvent, tel que cela est présenté, lui transmettre des tares. Mais l’époque est à Lombroso…!

l’Illustration, n° 3 392, 29/02/1908

Source : Philippe Collin

Il va lutter, Maître Aubin, avec ténacité, sincérité, et intelligence. Pour lui, le mobile est l’argent et non la trahison en soi. Lison, la drogue, ce besoin obsessionnel de se procurer de l’argent sont les moteurs du crime, Ullmo ne cherche pas à trahir. Maladroitement et de manière obsessionnelle, il cherche de l’argent !

Mais rien n’y fera et c’est Dupré qui plus tard en résumant le procès indique : « […] le jugement déclare que les conclusions de la défense tendant à ce qu’il ne soit pas fait application de l’article 76 du Code pénal sur la trahison, mais de la loi de 1886 sur l’espionnage, ont été rejetées à l’unanimité ».

Ullmo ne cherche pas à se défendre plus, il est coupable, le reconnaît et l’accepte, il estime maintenant qu’il doit expier.

Lison n’a fait qu’une apparition au procès où elle est venue témoigner qu’elle ne savait rien de ce que tramait son amant, elle ne fait rien pour le soutenir, elle est déjà dans une autre vie ! Elle ne lui aura rendu furtivement visite qu’une fois en prison à Toulon au début de l’instruction avant son transfert à la prison de la Santé à Paris. Elle se rendra également à Paris, convoquée par le juge d’instruction pour un confrontation avec Ullmo. Son témoignage lors du procès consiste à camper sur cette position du : « je ne savais rien » et c’est bien tout le désir d’Ullmo qui reproche à son avocat : « Pourquoi, ah ! Pourquoi avoir touché à Lison !». Son défenseur comprend alors l’immensité de cette intraduisible passion : « […] il ne désirait, il ne rêvait que d’une chose : Lison épargnée, Lison heureuse, Lison couronnée de fleurs, Lison célébrée toujours et par tous dans sa jeunesse et sa beauté : pour elle le piédestal, pour lui le pilori ! ».   

Ullmo est condamné à la peine la plus lourde à laquelle il était exposé : déportation à perpétuité en enceinte fortifiée précédée de la dégradation militaire. Le pourvoi en cassation, est rejeté. De sa cellule à la prison maritime, il écrira un dernier courrier à M. Thomson, le ministre de la Marine non pour réclamer indulgence, mais pour protester contre le jugement qui est celui applicable à un traître, or il estime ne pas avoir trahi. Il assume ses erreurs, mais l’idée d’être considéré comme un traître lui est insupportable.

« L’enseigne Ullmo sortant de la prison maritime se rend à la parade d’exécution »

Source : Carte postale-phototypie Marine Bar Toulon

La dégradation

Seize ans plus tard quand il rencontrera à Cayenne le journaliste Albert Londres, Ullmo aura ces mots : « Oui, je suis un traître, mais… que voulez-vous, on a été traître comme on a été ivre. Je suis dégrisé, croyez-moi ».

Il a commencé son réveil sous le coup de poing de l’inspecteur Sulzbach au fond des gorges d’Ollioules, la cérémonie de dégradation place Saint-Roch à Toulon le 12 juin 1908 va être pour lui un nouveau retour dans la réalité d’une violence extrême.

Dégradation de Benjamin Ullmo

Source : Philippe Collin

Voici comment le numéro 124 (année 1957) de la revue Historia relate la funeste cérémonie :

« L’expiation fut, à la mesure du crime. Les vieux Toulonnais se rappellent encore la sinistre cérémonie qui se déroula, le vendredi matin 12 juin 1908, à neuf heures, sur la place Saint-Roch.

Depuis l’aube, une foule houleuse avait envahi la place, cette même  foule assez abjecte que l’on voyait jadis aux exécutions capitales […]

Longtemps avant que les troupes apparussent, la police avait dû repousser les spectateurs trop curieux qui tentaient de forcer les barrages et déloger les badauds juchés dans les arbres. On riait, on plaisantait, on chantait un refrain de circonstance […]

Pourtant le terrible apparat dont s’entoure une dégradation fit bientôt succéder à cette gaieté de mauvais aloi une émotion et un silence impressionnants.

À 8 h 30, Ullmo, revêtu de son uniforme, le sabre au côté, avait quitté la prison, encadré de quatre fusiliers, baïonnette au canon et conduits par un sergent d’armes. Il s’avança d’un pas d’automate, la bouche crispée, le visage effrayant de blancheur, sur l’espace désert qu’encadrait le carré des officiers et sous-officiers. Les tambours ouvrirent le ban, puis le greffier relut à haute voix le jugement, et s’adressant au condamné

— « Ullmo, Charles, Benjamin, vous êtes indigne de porter l’uniforme d’officier ».

Il s’écarta, livrant passage au premier maître de mousqueterie, Morin. Alors on vit celui-ci se saisir de la casquette d’Ullmo et en arracher les galons. Puis vint le tour des épaulettes, puis des boutons de la tunique, puis des galons des manches. Enfin, le ceinturon, débouclé, Morin, sortant le sabre de son fourreau, le brisa sur son genou, et en rejeta à terre les tronçons.

Les tambours fermèrent le ban, cependant que les gendarmes ramenaient à la prison celui qui n’était plus désormais qu’un numéro matricule et qui allait dépouiller, pour la bure de forçat, cet uniforme lacéré, devenu une sombre défroque où pendaient encore les fils des parements piétinés… »

L’exposé d’Historia, écrit 50 ans plus tard, résume assez bien les nombreux articles dans la presse de l’époque, qui relatent la même chronologie, le même enchainement rituel, la même ambiance pesante, les quolibets et insultes de cette foule immense et le silence ensuite. Il y a un détail qui revient dans tous les journaux, mais n’apparait pas dans Historia, lorsque le greffier dira : « Vous êtes indigne de porter l’uniforme », Ullmo va fondre en larmes et ne cessera plus de pleurer durant toute la cérémonie.

« Ullmo après la dégradation, remis à la gendarmerie, est reconduit à la prison »

Source : Carte postale-phototypie Marine Bar Toulon

A noter qu’Ullmo arrive escorté par des marins et repart entre des gendarmes, passage de son état de marin à celui de condamné.

"L'Enseigne ULLMO, subissant le sort de sa dégradation"

Source : Philippe Collin

Ces deux cartes postales sont parfaitement identiques, et pour cause il s’agit de la même photo ! Les visages sont orientés de la même façon, les fusils sont sous le même angle, si l’on regarde à la loupe, les marins au fond sont rigoureusement positionnés de la même manière, aucun doute n’est permis, c’est le même cliché. Pourtant sur l’une le quartier-maître Morin est en train d’arracher consciencieusement les boutons de l’uniforme d’Ullmo, alors que sur la suivante, martial, il brise le sabre de l’officier déchu sur son genou. En grossissant l’image, on s’aperçoit en fait qu’il s’agit d’un montage et que Morin sur le second cliché a été reculé après un découpage et un collage et que le fond a été grossièrement repris au crayon !

"Dégradation d'ULLMO - Le sabre est brisé et jeté à ses pieds"

Source : Philippe Collin

Dégradation de Benjamin Ullmo

Source : Musée Nicéphore Niépce de Chalon sur Saône

Sans doute pris par le temps, le photographe n’a pas réussi à capturer le moment précis du rituel du sabre brisé, alors il triche pour que la collection de cartes postales soit complète, ou peut-être cherche-t-il aussi à rappeler une autre dégradation, celle de Dreyfus quinze ans plus tôt…?!

Un autre  photographe est en embuscade au plus près de la dégradation,  offrant une série de clichés pris sous un autre angle. Il faut remarquer que la photo derrière laquelle est écrit « on lui brise son sabre » ne permet pas de voir réellement si le sabre est brisé ou non, le geste est équivoque. L’inscription qui se trouve au dos de la photo est ici portée en légende.

On enlève les insignes de son grade

Source : Musée Nicéphore Niépce de Chalon sur Saône

On lui brise son sabre

Source : Musée Nicéphore Niépce de Chalon sur Saône

Ullmo dégradé va passer devant les troupes avant de rentrer dans sa prison

Source : Musée Nicéphore Niépce de Chalon sur Saône

Dégradation de Benjamin Ullmo

Source : Gallica

Dégradation de Benjamin Ullmo

Source : Gallica

Dégradation de Benjamin Ullmo

Source : Gallica