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La peine de mort en France : Deux siècles pour une abolition (1791-1981) 2/3

L’évolution de la pratique : l’application de la peine capitale 



Deux traits marquent l’évolution de la peine capitale après les deux premières décennies du XIXe siècle : des exécutions en voie de diminution jusqu’à la disparition de fait certaines années, et, d’autre part, la tendance à l’effacement de l’exécution de la scène publique. 
 

1) Des exécutions de moins en moins nombreuses après les années 1830 
 

a) Aperçus de l’évolution : déclin avec de courtes périodes de regain de la peine capitale 

Il est pratiquement impossible, en l’état de la recherche, de connaître le nombre de condamnations à mort et d’exécutions pendant la période révolutionnaire et une large part de l’Empire, avant l’instauration des assises (1811), faute de statistiques nationales, et également en raison de la difficulté à faire parfois la part des condamnations politiques. Les rares études portant sur les tribunaux criminels de quelques départements particuliers mettent l’accent sur le jury et prêtent relativement peu attention aux pénalités prononcées. Il semble toutefois que la fixité des peines (imposée dans le codes de 1791) et l’absence de circonstances atténuantes rendent compte d’une sévérité importante, ne laissant le choix aux jurés - mais la répression de droit commun, se fait aussi, de plus en plus, à partir du Consulat, par des tribunaux spéciaux sans jury - qu’entre l’acquittement et la mort en matière d’atteintes aux personnes, et même pour certaines atteintes aux biens hors incendie, dans la mesure où dans la lutte contre le brigandage, le Directoire a étendu le champ de la peine de mort aux vols qualifiés par les deux lois du 26 floréal an V et du 29 nivôse an VI. En considérant une incrimination relativement homogène, celle des homicides, de 1792 à l’an VII, dans le Maine-et-Loire, le tribunal criminel est très rigoureux : la peine de mort est infligée dans près de la moitié des accusations (58 cas sur 118) pour à peine un tiers d’acquittements. Sous le Consulat et l’Empire, en incluant les tribunaux spéciaux, il y a un peu moins de condamnations capitales, mais quand même un taux de 44 % , un accusé sur deux étant toutefois acquitté. Pour la période révolutionnaire (avant l’an VIII), le tribunal criminel d’Angers apparaît ainsi plus sévère que ceux de la Meurthe ou de la Haute-Garonne (35 % de condamnés à mort). 

Cette impression de sévérité est confirmée dans les premières années du fonctionnement des assises, à la fin de l’Empire et au début de la Restauration, comme la courbe réalisée le montre parfaitement, avec des pointes à plus de 500 condamnés à mort en 1816 et 1817 pendant une période de forte crise économique et de mise en place de la juridiction d’exception des cours prévôtales jugeant beaucoup d’affaires de brigandage. Des exemples locaux le confirment pleinement. Dans le département du Nord, on compte 120 condamnations capitales de 1811 à 1826, avec des années où il en est prononcé jusqu’à 20 en 1813 et le record, 22, en 1817. En Eure-et-Loir, sur 46 exécutions capitales de 1811 à 1900, 30 ont été réalisées avant 1832. Les expressions de Renée Martinage, « répression barbare », « usage immodéré de la peine de mort », « flot d’exécutions » pour caractériser la répression criminelle du début du XIXe siècle sont pleinement justifiées. Il faut dire qu’à la même époque, en Angleterre, on atteint aussi de sommets encore plus impressionnants, avec plus de mille condamnations par année entre 1820 et 1830, au point que le nombre d’individus traduits en justice pour meurtre ou tentative est huit fois moindre que celui des condamnations à mort ! Il est vrai qu’on exécute très peu, à la différence de la France, où jusque dans les années 1820, les souverains gracient avec beaucoup de parcimonie. 

La courbe montre qu’à partir du milieu des années 1820 s’amorce un reflux rapide des condamnations, reflux qui va continuer pendant une dizaine d’années pour donner, jusqu’au milieu des années 1850, une cinquantaine de peines capitales prononcées annuellement. Une nouvelle baisse sensible se manifeste ensuite, jusqu’à la fin du Second Empire. La légère remontée après la guerre de 1870 n’inverse pas réellement un mouvement qui s’oriente vers une baisse lente jusqu’aux années 1970, les exécutions suivant, grosso modo la même évolution. Mais on constate cependant des remontées temporaires au nombre de trois. La première a lieu à la Belle Époque, dans les années 1900, époque où une campagne d’opinion dénonce la crise de la répression alors que se développement un banditisme important (bande Pollet dans le Nord, chauffeurs de la Drôme) dont on retrouvera l’écho dans le débat de 1908 sur l’abolition. Il est probable que, par réaction sécuritaire, les jurés ont été portés à faire preuve de sévérité. Les autres remontées de la courbe sont consécutives à la fin des deux guerres mondiales et s’expliquent en partie par le développement d’une criminalité de guerre (curieusement on a alors de grandes figures de serial killer : Landru, Petiot) facilitée par les circonstances qui réduisent l’impact du contrôle policier ; il faut sans doute aussi tenir compte d’une justice qui retrouve ses conditions normales de fonctionnement : il y a donc un phénomène de rattrapage du contentieux non traité pendant les conflits.

Il reste que, sur le long terme, l’évolution du nombre d’exécutions est bien orienté à la baisse, après les débuts sanglants du XIXe siècle. 
 

b) Les facteurs de la diminution des exécutions sur le long terme 

L’explication tient pour une part, réduite, à la transformation de la législation, encore celle-ci est-elle susceptible de variations en sens opposé. Ainsi a-t-on déjà remarqué que le Directoire avait étendu le champ de la peine de mort en matière de vols qualifiés. Le Code pénal de 1810 fait en quelque sorte l’inventaire d’une période plus répressive et énumère 36 crimes passibles de la peine capitale (contre 32 pour celui de 1791), illustrant assez bien une société fondée sur la famille, la propriété et l’État : poing coupé pour le parricide, peine capitale pour l’infanticide ; peine de mort également pour le vol qualifié et le faux monnayage, de nombreux articles punissant les atteintes à la sûreté de l’État dont, nouveauté en 1810, les violences contre fonctionnaires si elles provoquent la mort dans les 40 jours ou si elles portent le caractère de meurtre. La sévérité du Code vient aussi de ce que la tentative et la complicité sont assimilés au crime commis. 
 

La Restauration étend le nombre de crimes passibles de la peine de mort, même si on a finalement renoncé, lors de la discussion de la loi sur les écrits séditieux de 1815, à l’appliquer à l’exhibition du drapeau tricolore ou aux cris proférés au passage du souverain, comme le demandaient certains ultras. La loi du 3 mars 1822 sur la police sanitaire punit de mort tout individu en relation avec les pays infectés d’une maladie pestilentielle. La loi du 10 avril 1825 punit de la même peine les crimes de piraterie et de baraterie commis par les marins. L’incrimination restée la plus célèbre est définie dans la loi sur le sacrilège (20 avril 1825), la profanation publique de vases sacrés renfermant des hosties consacrées pouvant conduire à l’échafaud. Jamais appliquée, cette loi a été abrogée au lendemain de la révolution de juillet 1830. 

Les débuts de la monarchie de Juillet changent le sens de l’évolution en marquant un sensible recul du nombre de crimes capitaux, la loi du 28 avril 1832, en supprimant 9 dont la contrefaçon du sceau de l’État, le complot contre le roi non suivi d’attentat, le faux monnayage et le vol qualifié. Sera toutefois ajouté le cas nouveau de provocation à déraillement de chemin de fer...La Révolution de 1848, dans ses débuts généreux, voulant écarter le spectre de la Terreur qu’évoque le mot même de République, supprime la peine de mort en matière politique, suppression inscrite dans l’article 5 de la Constitution de novembre 1848. On estime qu’alors le nombre de crimes capitaux est réduit à 15. Un cas supplémentaire est ajouté au début du second Empire, par la loi du 10 juin 1853 qui sanctionne l’attentat à la personne de l’Empereur, loi dont Orsini fera les frais en 1858. 

Alors que pendant près de trois quarts de siècle le nombre de crimes capitaux reste stable, à l’approche de la seconde guerre mondiale s’amorce un mouvement d’extension qui va particulièrement s’accentuer sous Vichy et se renouveler ensuite. Ainsi, dès 1937, une loi sanctionne le rapt d’enfant suivi de mort, et plusieurs décrets-lois de 1939 (17 juin, 29 juillet et 1er septembre) appliquent la peine de mort à l’égard de la trahison, de l’espionnage et des vols commis en temps de guerre. On n’est pas étonné de voir Vichy allonger la liste démesurément : certains vols et agressions nocturnes en avril 1941, contrefaçon des titres de ravitaillement en octobre 1941, incendies de récoltes en juin 1942, détention d’armes et d’explosifs en août 1942, utilisation non autorisée d’un poste de radio en septembre 1942, vols commis avec violence et avec l’aide de faux uniformes (décembre 1943), incriminations qui visent en partie à couvrir la répression de la Résistance, laquelle donne l’occasion au régime de multiplier les juridictions d’exception et les incriminations politiques, presque toutes passibles de la peine capitale. 

Si ces incriminations sont supprimées à la Libération, la peine de mort s’étend en matière de droit commun : vol commis à main armée (23 novembre 1950), incendie volontaire ayant entraîné la mort ou une infirmité grave (30 mai 1950), mauvais traitements infligés à un enfant de moins de 15 ans ayant entraîné sa mort (13 avril 1954). Au final, à la veille de l’abolition, le code pénal comporte 27 articles emportant la peine capitale, hors le code de justice militaire. La conclusion s’impose sur le long terme : l’évolution de la législation, avec ses hésitations et sa sévérité renouvelée à partir de la seconde guerre mondiale, ne joue pas un rôle décisif dans le reflux des condamnations à mort. 

Il faut davantage rechercher l’explication dans la pratique des tribunaux, et, comme la peine suprême n’est prononcée qu’aux assises, le rôle des jurés apparaît bien plus déterminant. Dès 1824 une loi permet à la cour d’accorder les circonstances atténuantes dans quelques cas particuliers pour lesquels le jury répugnait à condamner : l’infanticide et le vol qualifié avec seulement escalade et effraction. Surtout, la loi du 28 avril 1832 donne au jury la possibilité d’accorder les circonstances atténuantes dans tous les cas, sans avoir à se justifier puisqu’il se détermine en son intime conviction. Cette loi va constituer un tournant dans la répression pénale et faire chuter de moitié le nombre des peines capitales prononcées en quelques années seulement : sur l’ensemble de la France, 108 en 1831, 90 en 1832, 50 en 1833. L’usage des circonstances atténuantes va devenir une règle quasi générale par la suite : neuf fois sur dix pour les accusations capitales pour la seule période 1876-1880. À l’exemple bien étudié du département du Nord, on voit la peine capitale réservée progressivement aux crimes les plus graves, portant atteinte aux personnes. Ainsi Renée Martinage, pour la période 1827-1880 isole quatre catégories dans le département du Nord : les malfaiteurs qui tuent pour faciliter leurs vols, les détenus de la centrale de Loos qui agressent les gardiens, les crimes passionnels et les infanticides. Après 1880, il ne reste plus que le crime passionnel et familial (constance des assassinats familiaux, avec souvent accompagnement d’un attentat aux mœurs) et les crimes crapuleux (pour voler). La peine de mort sanctionne alors préméditation et cruauté dans l’assassinat, avec appréciation pertinente, de la part des jurés, de la personnalité du criminel. Manifestement, le rôle de jury a été essentiel dans le reflux des condamnations : il a adapté la répression aux sentiments de l’opinion, réservant le châtiment suprême aux crimes les plus atroces, relativement rares, ce qui explique une diminution lente et de faible ampleur passée la loi de 1832. 
Le dernier facteur à considérer est le décalage avec la courbe des exécutions. Joue ici l’exercice du droit de grâce, supprimé par la Constituante mais rétabli par Napoléon en 1802. Il est encore peu utilisé jusqu’à la fin de la Restauration : dans le Nord, par exemple, pour la première période étudiée, seuls 14 des 95 condamnés à mort furent graciés, pour d’ailleurs des crimes moins graves et qui seront retirés de la liste des crimes capitaux par la loi de 1832 (infanticide, vol qualifié, fausse monnaie). À partir de la monarchie de Juillet, on entre dans une période où la clémence du souverain se fait plus fréquente : un tiers des condamnés dans le Nord pour la période 1827-1880, et l’on voit très bien que le mouvement varie en fonction des régimes et de leurs phases internes. Louis-Philippe gracie beaucoup avant 1832, bien moins après (mais c’est aussi l’effet de la loi de 1832 qui rend moins nécessaire la grâce) ; les débuts de la Seconde République voient une condamnation sur deux graciée (en 1848), mais le reflux est perceptible en 1850 (37 %). Sous le Second Empire, le taux moyen est de 40 %. À partir de la Troisième République, la norme ordinaire est de deux condamnés sur trois échappant à l’exécution, avec des fluctuations selon les présidences : les chefs d’État inaugurent souvent leur mandat par une clémence quasi générale, puis à la suite de crimes scandalisant l’opinion ou suscitant des manifestations hostiles (assassinats de policiers ou gardiens de prisons) sont amenés à refuser la grâce. L’exemple type est celui du président Fallières - un quart d’exécutés sous sa présidence- , qui, abolitionniste, gracie tous les condamnés au début de son mandat, jusqu’à la violente campagne de presse de 1908 hostile à l’abolition qui le conduit à changer d’attitude. Les périodes de crise, comme la seconde guerre mondiale (Vichy, Libération) sont moins bénéfiques aux condamnés : le taux de graciés s’abaisse alors à 40 %. 

Au final, compte tenu de la diminution des condamnations - une fois l’après guerre terminée, soit en gros à partir du milieu des années 1950 -, et d’une grâce libéralement accordée (par des chefs d’État qui répugnent à prendre la responsabilité de la mort), la peine de mort est sinon abolie de fait, du moins peu mise en œuvre, ce qui contribue à relancer le débat autour de son maintien légal, dans les années 1960-1970. D’autant plus que se raréfiant, la peine capitale s’était faite de plus en discrète, abandonnant peu à peu la scène publique censée manifester sa valeur exemplaire. 
 

2) L’effacement du spectacle : une guillotine qui se cache 
 

La « sombre fête punitive », pour reprendre la formule de Michel Foucault, semble s’éteindre au tournant des XVIIIe et XIXe siècle. Effectivement, P. Bastien montre bien ce mouvement dans le Paris du XVIIIe siècle pour ce qui est de la peine de mort qui devient plus discrète mais conserve quand même un appareil destiné à impressionner : parcours public du condamné de la prison à l’échafaud, rôle des prêtres pour obtenir le repentir et longueur fréquente de la station à l’échafaud quand le condamné fait des révélations et demande à faire un « testament de mort ». Mais, passé le flamboiement de la « messe rouge » des exécutions politiques pendant la Terreur, dès les débuts du XIXe siècle, la tendance est bien au retrait des peines de la scène publique. Significative est par exemple le déclin de la peine principale ou accessoire de l’exposition publique prévue par le code de 1810 sous le nom de carcan, et visant les condamnés à la réclusion ou aux travaux forcés : le condamné était exposé sur la place publique aux regards du peuple. Remise en cause lors de la discussion de la loi d’avril 1832, qui la laisse toutefois à la discrétion des magistrats, cette exposition au public est ainsi supprimée de fait, avant de l’être officiellement en 1848. Or, en 1832, le rapporteur de la loi insistait pourtant sur son maintien en lui trouvant « une grande efficacité répressive, qui est exemplaire comme la peine de mort et qui n’a pas comme cette peine le triste dénouement qui détruit, par la pitié, tous les effets de l’exemple ». C’est dire que l’on a aussi des doutes sur l’exemplarité de la peine capitale, exemplarité dont l’un des ressorts essentiels est sa publicité et sa mise en scène. Doutes qui sont pleinement justifiés à suivre les désordres qui accompagnent parfois l’exécution, et qui expliquent finalement un mouvement d’effacement de l’exécution, ce qui n’est pas sans conséquence sur le métier de bourreau et sa représentation. 
 

a) Les dangers du spectacle 

Dans la conception ancienne de l’exécution, où le rituel renforce l’ambition pédagogique - il faut donner à la peine toute sa valeur exemplaire pour terroriser les méchants -, tout est fait pour accueillir le maximum de spectateurs. Pourtant, très tôt dans le XIXe siècle, parmi les élites, on va s’inquiéter du succès du spectacle et le nombre des assistants est relevé comme le témoignage de la passion morbide des foules. Dans une correspondance du 2 janvier 1854, G. Flaubert en apporte le témoignage en relatant l’exécution d’un assassin à Provins : « ... pour voir guillotiner cet excentrique, il est arrivé dans Provins, dès la veille, plus de dix mille gens de la campagne. Comme les auberges n’étaient pas suffisantes, beaucoup ont passé la nuit dehors, et ont couché dans la neige. L’affluence était telle que le pain a manqué... ». Durant tout le siècle, les criminels célèbres connaissent un grand succès populaire lorsqu’ils présentent leur tête à l’exécuteur. Lacenaire attire semble-t-il de 3 à 4 000 personnes. Tourguéniev a donné une relation mémorable de la foule qui attend en 1870 l’exécution de Troppmann, évoquant les gamins de Paris grimpés dans les arbres pour mieux voir. Bien que l’on ait pris des mesures pour cacher la vue de la guillotine, le spectacle attire toujours plus : en septembre 1878, lors de l’exécution de Barré et Lebiez, un rapport de police évoque une foule d’au moins 25 à 30 000 personnes rassemblées place de la Roquette. En province également il y a foule, même au début du XXe siècle, par exemple à Béthune en janvier 1909 quand le chef de la bande Pollet - bande ayant à son actif plusieurs centaines de vols avec violence - est exécuté : des cortèges venant de la campagne convergent vers le chef-lieu d’arrondissement, et six mille personnes attendent la venue des condamnés, car, comme bien souvent, dans l’incertitude du jour exact, on vient plusieurs jours avant. L’importance de la foule se mesure indirectement au service d’ordre mise en place : 90 gendarmes à pied, 40 gendarmes à cheval et 200 cavaliers du 21ème dragons. 

Par contre, on a sans aucun doute exagéré l’assistance présente lors de la dernière exécution publique, celle de Weidmann à Versailles en juin 1939 : il y a tout au plus 300 personnes et les photos de la scène - c’est leur publication dans la presse qui fait scandale - montrent un petit nombre de gardiens de la paix, et pas de femmes. Il semble que les femmes venues voir, aux assises, le bel étrangleur, n’ont pas, comme la légende le dit, trempé leur mouchoir dans le sang du supplicié, légende instructive par contre sur la composition traditionnelle de l’assistance aux exécutions et sur les pratiques magiques qui perdurent alors autour du sang et du corps du condamné. C’est en effet un trait des comptes rendus de presse que de signaler la présence massive de femmes. Plus précisément, on met l’accent sur les prostituées, car c’est, au dire des journalistes comme des rapports de police, la « populace », la « lie de la population » qui apprécie les exécutions. Faisant son rapport lors de l’exécution de Berland et Doré (juillet 1891) un policier décrit l’agitation des jours précédents aux alentours de la Roquette, en évoquant « la présence d’une quantité de « filles » et de souteneurs » venus pour assister à l’exécution ; mais il ajoute qu’ils ont peu de chemin à faire pour venir, les « bouges » des rues voisines étant leur secteur d’activité. Un rapport du député Joseph Reinach sur la publicité des exécutions fait la synthèse de la vision des élites sur cette foule assemblée : « ... c’est la lie de la populace. A côté des filles de la haute prostitution, qui ont apporté de quoi souper sans oublier « le vin de champagne », la masse des filles insoumises ou soumises du quartier et des quartiers voisins ; autour de quelques dépravés, jeunes ou vieux, qui ont loué, à prix d’or, une fenêtre de cabaret ou quelque échelle, le flot grouillant de tous les rôdeurs, souteneurs, filous, escarpes et vagabonds qui se sont donnés une nuit et une matinée de congé : l’on a fait cent fois ce hideux tableau et ceux qui l’ont vu une fois en gardent comme le souvenir d’un cauchemar. » (cité par A. Bérard, La publicité des exécutions capitales, Archives de l’anthropologie criminelle, 1894, p. 128). Pour un tel public, la valeur exemplaire ne va guère dans le sens de la crainte inspirée par la peine : c’est plutôt l’expression d’un adieu à un membre du « milieu criminel » de la capitale, et l’on vient voir si le patient - et non le coupable - fera bonne contenance. Au lieu de terroriser les criminels, l’exécution participe à la formation de leur personnalité... et c’est bien ce que ressentent de plus en plus les autorités qui vont tendre à réduire le spectacle. 

Le spectacle commence à l’arrivée du condamné entravé, soutenu par les aides du bourreau, escorté par les gendarmes. Tous les regards vont vers celui qui va mourir. On suppute sa peur, sa décomposition face à ce qui l’attend ou au contraire sa force de caractère. On guette ses dernières paroles. Va-t-il mourir en lâche ou en héros ? C’est la question que se posent les « confrères » du milieu auquel il appartient, quand c’est un « malfaiteur professionnel ». Va-t-il faire preuve de repentir, demandant pardon de ses fautes au curé qui l’accompagne ou, au contraire, va-t-il persister dans sa haine de la société ? La réponse donnée à ces questions est lourde de dangers pour le déroulement de la cérémonie et l’enseignement qu’en tireront les spectateurs. Évidemment le souhait des autorités est d’avoir un condamné docile, légitimant par sa conduite la peine qui lui est infligée. On pourrait passer en revue quantité d’exécutions pour lesquelles la presse est à l’affût des dernières paroles prononcées. Les refus de composer avec le scénario officiel, les cris d’innocence ou de haine contre la société - ou contre les autorités, dans le cas des anarchistes - signent, pour une part, l’échec de l’exemplarité. Un exemple est d’autant plus significatif qu’il date des premières décennies du XIXe siècle, celui de l’exécution de Lacenaire en janvier 1836. Ce bandit poète et romantique, radicalement hostile à la société, sorte de dandy du crime, fait figure de monstre lors de son jugement, en subvertissant tous les rôles attendus d’un accusé et d’un condamné, revendiquant même son exécution comme suicide. Cet homme en hostilité complète avec la société, depuis les crimes commis jusqu’à la satisfaction d’être exécuté, allait-il garder la même attitude fière et rebelle face à la mort ? À lire la fin du long compte rendu de laGazette des tribunaux, Lacenaire semble être redevenu un homme ordinaire, vaincu par la société qu’il a tant haï : « Il avait annoncé qu’il parlerait au peuple ; mais il n’en a pas la force ; ses genoux fléchissent ; sa figure est décomposée ; il monte les degrés, soutenu par les aides de l’exécuteur, et le coup fatal a bientôt mis fin à ses angoisses et à sa vie ». Il serait donc mort en lâche, alors que d’autres journaux parlent de courage en rapport avec sa personnalité. En fait, la fin du texte de la Gazette des tribunaux a été modifié sur la demande du garde des sceaux, dans le sens moral que l’on voulait donner à l’exécution : ce n’est pas un rebelle ou un monstre qu’on vient d’exécuter mais un homme dont la lâcheté dernière valorisait une fois de plus l’exemplarité de la peine capitale. Or cette lâcheté ou l’acceptation « chrétienne » de l’exécution dans le repentir, est bien loin d’être la règle. C’est ce qui rend quelque peu subversif le spectacle représenté. 

D’autant que, malgré la bonne mécanique de la guillotine, il y a parfois des ratés. On peut évoquer les bourreaux du début du XIXe siècle, parfois peu compétents dans quelques départements, n’entretenant pas leur machine consciencieusement, arrivant ivres au travail. Mais le danger est encore plus grand quand le condamné résiste, ce qui est le cas du braconnier de Claude Montcharmont, assassin d’un gendarme et d’un garde champêtre, exécuté à Chalon-sur-Saône le 10 mai 1851. Voici un extrait du récit du Courrier de Saône-et-Loire : « Le patient est au pied de l’échafaud. Une lutte s’engage entre lui et les exécuteurs. Deux fois ceux-ci cherchent à le porter sur la plate-forme. Deux fois il parvient à se soustraire aux exécuteurs. Il est à terre, on veut le lier plus étroitement. Il se débat avec violence comme un homme qui se révolte contre la mort. Il saisit l’aumônier et on ne parvient qu’avec peine à le faire lâcher. Enfin on le soulève de nouveau cette fois encore. Il tombe, mais il tombe entre les degrés de l’escalier, s’y cramponne avec force et on ne peut plus l’en faire sortir. Pendant cette lutte horrible qui n’a pas duré moins de trois quarts d’heure, la foule était vivement émue. Tout le monde avait le cœur brisé en entendant le cri de désespoir que poussait ce misérable. On dit qu’en ce moment, il a prononcé ces mots : « à moi mes amis ! ». Cependant un dernier essai est tenté, les exécuteurs qui ont arraché les marches dans lesquelles était engagé le patient veulent de nouveau le soulever. L’un d’eux est renversé. Nécessité est de le reconduire dans sa cellule et d’attendre du renfort... ». Il sera exécuté le lendemain. Le journal termine : « Telle a été la triste fin de cet assassin qui, pendant un mois, a tenu tout un arrondissement sous la terreur de son nom et de ses menaces ». Leçon qui n’a pas forcément été celle retenue par les spectateurs ni par le peuple de la région qui regardait avec sympathie la geste du braconnier.... 

C’est en prenant conscience de ces ambiguïtés de la publicité de l’exécution que les autorités vont être conduites à restreindre progressivement celle-ci jusqu’au retrait de la guillotine dans la cour de la prison en 1939. 
 

b) Les étapes de l’effacement 
 

Il y a d’abord la disparition de l’appareil symbolique renforçant la peine pour certains crimes. Ainsi, dans le Code de 1791 les condamnés pour crimes d’assassinat, incendie et empoisonnement étaient conduits au lieu d’exécution avec une chemise rouge, les parricides devant de plus avoir la tête couverte d’un voile noir. La chemise rouge disparaît du Code pénal de 1810, mais ce dernier maintient et aggrave l’appareil de la peine du parricide : condamné conduit au supplice en chemise, nu-pieds, tête couverte d’un voile noir, l’huissier lisant au peuple l’arrêt de condamnation, et, surtout, l’amputation du poing avant sa mise à mort, pratique de l’ancien régime, est rétablie. Elle est abolie en 1832, mais les autres peines accessoires sont maintenues. 

Quant à l’exécution elle-même, les autorités vont l’effacer progressivement de la scène publique en jouant sur le moment et le lieu du supplice ainsi que sur la mise en scène. 

Au début du XIXe siècle, en province, l’exécution a lieu à midi ou au début de l’après-midi afin d’avoir le maximum d’affluence. Dans la capitale, l’heure varie, mais le plus souvent c’est dans l’après-midi, vers 16 heures. En 1832 on fixe l’exécution au petit matin, d’abord à 8h, et la tendance ira à l’avancement jusqu’à l’aube, à 4 heures du matin (1848). Cet avancement de l’heure fatale a sans doute favorisé la mutation du public parisien : si, dans les années 1870, on note la présence d’ouvriers « qui devancent l’heure du travail » pour bénéficier du spectacle, il est probable que la nécessité de veiller la nuit pour assister à la chute du couperet aux premières heures du jour privilégie la faune nocturne (cf. les filles et leurs souteneurs signalés dans les rapports de police). Il reste que l’on n’exécute plus en plein jour, et cela est significatif du désir de cacher l’ignoble machine. 

Il en est de même pour l’évolution du lieu du supplice. Dans les premières années du XIXe siècle, en province, les exécutions peuvent avoir lieu dans la commune où le crime a été commis : c’est le cas à La Bazoche-Gouet en 1822 pour une double exécution, le président des assises justifiant « le choix du bourg de la Bazoche, où un aussi grand crime avait déjà été commis deux fois en dix mois », mais par la suite elles auront lieu place du marché aux chevaux, au centre-ville du chef-lieu du département. À Paris, jusqu’en 1832, l’exécution se déroule, comme aux siècles précédents, au cœur de la cité, place de la Grève, près de l’Hôtel de Ville. Là encore l’exemplarité est éclatante. Mais en 1832 on éloigne le spectacle hors de murs, à la barrière Saint-Jacques. On le justifie officiellement par le sang versé par les révolutionnaires de juillet 1830 sur place de la Grève, et par souci d’humanité pour le condamné en choisissant le lieu le plus près possible de sa prison, afin d’éviter la longueur du transport. C’est aussi une manière de rejeter en banlieue ouvrière et misérable ce que la sensibilité du Paris bourgeois rejette au centre de la cité. En novembre 1851, le principe de la proximité de la prison est renforcé avec le choix de l’entrée de la prison de la Roquette qui remplira son office, jusqu’en 1900, la Santé prenant ensuite le relais. Après l’exécution de Weidmann dont les photos font le tour du monde, un décret du 24 juin 1939 met fin aux exécutions publiques (Lire le texte). 

Auparavant, le public avait été en partie frustré du spectacle par le cordon de gendarmes, voire de soldats entourant l’échafaud pour assurer le bon déroulement des opérations. Mais la machine est quand même d’une bonne grandeur et elle est posée sur une estrade, un échafaud qui lui donne visibilité au loin. Afin de dissimuler l’œuvre du couperet, l’échafaud est supprimé en 1870 (décret du 25 novembre). 

Enfin, les délais de l’exécution sont de plus en plus réduits. Il faut y voir surtout, outre le désir de limiter la durée de la fête morbide pour les spectateurs, un souci d’humanité à l’égard du condamné, souci qui se manifeste également par l’annonce la plus tardive possible du supplice, le matin même au réveil. À partir de ce moment, tous les opérations sont réalisées dans le temps le plus rapide possible. Il y va d’ailleurs de la réputation du bourreau. Entretien avec l’aumônier, verre du rhum, pose de liens, toilette, tout doit aller vite. Ainsi un arrêté du préfet de police de juillet 1870 prescrit la fin de la camisole de force (qui entravait le détenu depuis la condamnation) et les cheveux courts dès la sentence afin d’accélérer le temps de préparation. On a vu que le lieu du supplice se rapproche de la prison dans le même but. Arrivé à la guillotine, le métier du bourreau et de ses aides réduit à quelques secondes l’exécution. Les 12 secondes de Weidmann, par exemple, choquent, mais s’expliquent parce que le « photographe » s’est heurté au patient qui rentrait la tête dans les épaules et n’avait donc pas la bonne position dans la lunette... 

Dès lors qu’elle s’efface des lieux publics, l’exécution n’est connue de la population que par les comptes rendus de presse. À prendre l’exemple du Petit Marseillais de 1870 à 1939, le cadre narratif est relativement figé, avec toujours les mêmes séquences : annonce au condamné du rejet de sa grâce, travail de l’aumônier (confession, messe, communion), arrivée du bourreau et de ses aides pour la toilette, transport sur le lieu du supplice, et exécution, avec parfois un développement sur le montage de la guillotine. Les rédacteurs s’inscrivent toujours dans le cadre d’une justice légitime, en faisant silence sur le sang versé, mettant l’accent sur la rapidité (les secondes) et l’humanité de l’exécution (le professionnalisme du bourreau), présentant le condamné comme un modèle de courage, de résignation voire de pitié. Dans une telle représentation, la foule est évacuée et les réactions du public sont édulcorées.

Ainsi, pour reprendre la formule de J. Reinach « La publicité, loin de fortifier, affaiblit l’exemplarité de la peine » ; désormais, ce qui frappe, c’est ce qu’on ne voit pas, la terreur de l’inconnu... Cela contribue à transformer l’image de l’exécuteur dont le métier a été modifié par ce retrait progressif d’une guillotine de la scène publique et pénale. 
 

c) Le bourreau : compression de personnel et représentations 

D’abord, compte tenu de la disparition des travaux secondaires en 1832 (carcan, marque), et surtout de la diminution du nombre d’exécutions - même s’il faut tenir compte du travail dans les colonies, particulièrement en Algérie -, les exécuteurs sont victimes de compressions de personnel. Il y avait un exécuteur par département au début du XIXe siècle. A la suite de la loi d’avril 1832 qui permet au jury d’accorder les circonstances atténuantes et supprime 9 crimes capitaux, la loi du 7 octobre 1832 supprime la moitié des exécuteurs, ou du moins se fixe cet objectif en décidant de ne pas remplacer ceux qui partiront à la retraite. De plus, les aides exécuteurs sont supprimés sauf dans la Seine - ils sont au nombre de 4 - et dans une dizaine d’autres départements où leur nombre est réduit de moitié, soit à une unité. En mai 1849, on décide qu’il n’y aura plus qu’un exécuteur par cour d’appel et le décret du 25 novembre 1870 ne laisse plus qu’un exécuteur en titre (avec 5 aides), résidant dans la capitale, se déplaçant avec sa machine pour aller remplir son office dans les départements, bénéficiant il est vrai du développement des communications : la guillotine est une habituée du train. 

Peu de noms sont alors à citer, d’autant plus que le phénomène de caste perdure, le métier restant dans un cercle très fermé, se transmettant par cooptation. Pour en rester à la capitale, après les Sanson dont la dynastie s’éteint par une révocation d’Henry Clément en 1847 (amateur de jeu, il flambait : endetté, poursuivi par ses créanciers, incarcéré à la prison pour dettes, il finit, pour en sortir, par donner en gage à ses créanciers... la guillotine !), on a les noms d’Heidenreich (d’origine alsacienne), puis de Roch en 1872, Louis Deibler, estimé très lent par les journalistes, puis son fils Anatole Deibler (1899), d’une grande rapidité, Desfourneaux (1939), Obrecht (1951), et pour finir, Marcel Chevalier (1976). Ce dernier, qui touche pour cet emploi à fort taux de chômage le salaire d’un employé de bureau, est également copiste dans une imprimerie. Les bourreaux ne sont pas des fonctionnaires, mais des contractuels, simples employés du ministère de la justice, le bourreau n’ayant pas d’existence officielle... Mais sa représentation dans les médias change. À partir de la Troisième République, peut-être du fait qu’il n’y en a plus qu’un, mais également en rapport avec le reflux de la peine, il devient sinon plus fréquentable, du moins un personnage qui intéresse la presse. On écrit de longues nécrologies, des articles lors de leur nomination, on commente la rapidité, les traits de caractère, le style de vie. Le bourreau devient presque un notable. Et même, a posteriori, si l’on peut dire, puisque les mémoires d’Obrecht, d’A. Deibler, leurs carnets d’exécutions, les souvenirs de Fernand Meysonnier (Alger) continuent à entretenir leur mémoire, à titre posthume. En somme, grâce à usage de plus en modéré du couperet, la machine imaginée par Guillotin a bien, d’une certaine façon, rendu plus humain le bourreau. 

Pourtant, à plusieurs reprises, on a voulu lui couper ses crédits, lors des campagnes abolitionnistes... 

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