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Chapitre 2. Le bagne. Sept mois au bagne (1931)

Henri-Marie-Pierre Berryer

Sept mois au bagne. Chap. 2.
Août 1929

(p. 13) Il est cinq heures du matin. Là-bas, vers l’est, une lueur toute rose émerge de l’horizon, graduellement elle chasse devant elle l’ombre de la nuit. La voûte céleste émaillée de milliers d’étoiles commence à pâlir et les ténèbres vaincus se retirent comme à regret démasquant devant eux les choses qu’ils rendaient difformes et confuses.

 Sur l’appontement, sous le hangar réservé à la douane, une petite lumière clignotante butte désespérément contre la brise matinale. Une silhouette qu’on devine être celle d’un homme qui fait les cents pas, c’est le surveillant de service. Sous l’appontement vermoulu entre les poutres et les pilotis pourris des poissons prennent leurs ébats, leurs sauts multiples troublent le clapotis tranquille des eaux noires. Tout au bord sur une poutre de saillie, un individu immobile et comme figé là, les épaules protégées par une couverture de cheval et tenant en main une longue perche de bambou, se livre aux délices de la pêche nocturne, c’est le porte-clef de service.

 Entre le Warf et la berge, des (p. 14) canots et une petite chaloupe à vapeur, se dandinent au gré de la marée montante. C’est la flottille spéciale de la « Tentiaire » qui est amarrée là.

 Le Maroni s’étale large comme un bras de mer et tout au fond de ce décor d’ombres une ligne noire où scintillent ci et là quelques lumières timides. C’est la rive hollandaise, les lumières, c’est Albina. Au milieu du fleuve dans l’aube naissante, l’épave du cargo anglais apparaît gigantesque comme un mastodonte couché au travers de la rivière. Sur la berge, le square est encore plein de nuit. Sous les arbres sauvages voltigent frénétiquement des lucioles phosphorescentes qui ressemblent à des feux follets aériens et à d’énormes vampires hideux et sinistres que l’aurore grandissant ne tardera pas à pourchasser. Sur la terre humide, des hommes roulés dans des couvre-pieds loqueteux dorment là du sommeil du juste. Ces pauvres bougres, des libérés astreints au doublage, sans asile et sans pain, voués à la plus affreuse des misères humaines ont choisi ce coin comme dortoir. Sur le chemin, des pas feutrés d’hommes pieds nus, ce dans le léger brouillard malsain qui suinte de la terre encore endormie, une corvée défile silencieusement sous la garde d’un porte-clef. Dans la dernière file, un homme parle tout seul, ce qu’il dit est incohérent, il est sans doute mal réveillé. Ce sont les vidangeurs.

 La nuit comme le jour dans les régions équatoriales apparaissent et disparaissent rapidement. En une demie heure tout ce qui est ténèbre devient clarté et la nature engourdie se réveille. La nuit emporte avec elle tous ses alliés nuisibles. Les vampires se cachent et les bêtes amies de l’ombre complice se terrent et guettent dans leurs repères la revanche de la nuit sur la lumière pour reparaître et perpétuer des forfaits qu’ils n’ont pu achever la veille.

 L’aurore splendide est enfin à son apogée. Saint-Laurent renaît à la vie. Sur la berge, en bordure de l’avenue Malouët, des chèvres gambadent follement dans l’herbe humide, des poules picotent dans la terre mouillée, un coq juché sur un tas de bois pourri chante son gai cocorico. Là-bas, deux buffles nonchalants émergent du brouillard tout rose. Ils tirent cahin-caha une sorte de fourgon monté sur deux roues. Le conducteur, un condamné qu’accompagne un surveillant, suivent derrière tout en fumant, et en devisant gaiement entre eux comme deux copains. C’est la voiture aux vivres qui chaque matinée fait (p. 15) le trajet du camp de la transportation à la cambuse. Sur l’appontement en ruines de la douane, un pêcheur matinal dispose ses lignes. Plus loin, une lingère rondouillette un paquet de linge sur la tête se dirige vers le fleuve.

 La buée sous les effets du soleil levant se dissipe peu à peu laissant ci et là des traînées comme les morceaux d’un voile déchiré. Sur le ciel tout rose, les cimes des cocotiers aux stipes élancés se détachent sombres. Sur la route poudreuse, les surveillants casqués le revolver en bandoulière, se hâtent vers le camp, c’est l’heure de l’appel. Tout là-bas, la cloche du bagne carillonne à toute volée. Elle annonce à tous les échos que la vie de misère va reprendre ses droits. Elle arrache bien des dormeurs au lourd sommeil de la brute qui fait oublier et interrompre des rêves peut-être délicieux. Pourtant le son de cette cloche n’a rien de lugubre, elle résonne gaie dans la claire matinée comme celle d’un couvent. 

 Le bagne, le vrai bagne, c’est Saint-Laurent-du-Maroni, c’est la cheville ouvrière de l’administration pénitentiaire. C’est de là que partent les ordres, c’est là qu’on instruit toutes les affaires criminelles et qu’on rend la justice. C’est là aussi où se trouvent réunis les différents services. Le personnel se compose : d’un directeur, d’un sous-directeur, des commandants de camps, des surveillants-chefs et des surveillants de première, deuxième et troisième classe. 1

 Saint-Laurent est érigée en commune, elle n’a pas de maire ni de conseil municipal élu par les habitants. Le maire est remplacé par le commandant du camp qui en fait fonction. A vrai dire, une telle chose ne devrait pas être tolérée et les habitants libres, les commerçants en particuliers seraient en droit de protester. On comprendra aisément qu’un commandant de camp, agent de la « tentiaire » qui elle-même représente la force d’inertie la plus complète, est incompétent dans les affaires communales. Son rôle est de suivre à la lettre les vieilles routines de cette administration vermoulue devant certains règlements remontant à Napoléon I.

(p. 16)  C’est pourquoi Saint-Laurent ne prospère en aucune façon. Le commerce n’est que local, dans les environs immédiats pas d’exploitation, nuls débouchés puisqu’il n’y a pas de route. Sur le Maroni, pas de quai où peuvent accoster convenablement les cargos. C’est un port qui pourrait être plus riche mais hélas ! La « tentiaire » est là, qui entrave tout, qui englobe tout. Si seulement on pouvait peu à peu changer tout ce système administratif qui n’est plus du siècle et remédier à toutes ces carences en abolissant une quantité de procédés tout à fait ridicules et nuisibles à la prospérité de la colonie. Mais malheureusement, on conserve aussi dans l’administration pénitentiaire tout un tas de vieilles badernes auxquels on ferait pas mal de fendre l’oreille et faire peu à peu disparaître de la scène guyanaise tous ces personnages, véritables parasites.

 Le camp de Saint-Laurent comme nous venons de le voir est la portion centrale qui possède aux environs des succursales telles que : au nord Saint-Maurice et Saint-Louis situées l’une à côté de l’autre séparées seulement par une petite rivière vaseuse. On trouve à Saint-Maurice une briqueterie et une rhumerie, et à Saint-Louis la fameuse île de Péréti sur le Maroni. Ilot sinistre où pourrissent sans aucun remède des êtres humains, les lépreux. Un peu plus loin, le nouveau camp et enfin Saint-Jean le camp spécial de la relégation. Ce camp est assez conséquent, il est pourvu d’une ambulance. Au nord-est : le camp des malgaches, celui de Godebert et enfin le fameux camp Charvein mémorable pour ceux des forçats qui y ont fait un stage il y a quelques années. C’était à cette époque le camp des incorrigibles où les hommes étaient astreints à des travaux de bêtes de somme et traités comme telles par des brutes ignobles.

 

Ces derniers camps sont desservis par une voie Decauville reliée à celle de Saint-Laurent à Saint-Jean dont la bifurcation se trouve située derrière le marché au lieu dit « les bambous ». (p. 17)

Le camp de Saint-Laurent s’élève sur un vaste terrain rectangulaire d’environ deux cent cinquante mètres de profondeur sur une cinquantaine de mètres de largeur, entouré de murs élevés. Dans cette enceinte s’élèvent alors des bâtiments divers. La façade située rue Maxime Du Camp est en retrait d’environ une trentaine de mètres de la chaussée. Le camp est limité à l’ouest par le Maroni, au nord par les dépendances de l’hôpital militaire et au nord-est par des terrains vagues où s’élèvent des constructions inachevées. Pourquoi ? Mystère !

 

Tout autour de ce vaste quadrilatère existe un chemin de ronde qui sert à un certain endroit de dépotoir, ce qui ennuie fort le surveillant du service de nuit. Beaucoup ne s’yaventurent pas, il n’est pas agréable dans la nuit noire de piétiner ou de trébucher contre des rebus de ferraille et de s’affaler sur les tessons de bouteilles qui parsèment le sol caillouteux ou bien d’aller prendre un bain dans le Maroni là-bas, derrière l’hôpital.

 La façade est tout ce qu’il y a de plus banal. Un grand mur décrépi, au milieu une grande porte munie de battants en tôle peinte en noir, on ne l’ouvre que pour laisser sortir ou entrer les corvées. Sur le côté gauche, une poterne qui est constamment ouverte pour permettre l’entrée et la sortie pour les besoins du service, un porte-clefs en permanence en garde l’accès. Tout à fait sur la gauche, encastré dans la muraille d’enceinte se dresse un bâtiment assez vaste. Les fenêtres grillées en forme de demi cintre et le petit clocheton trapu qui surmonte la toiture en son milieu lui donnent l’allure de certaines fermes qu’on rencontre dans les plaines de la Beauce. Sur la droite, c’est le prolongement du mur jusqu’à l’angle du chemin de ronde qui borde le Maroni, le dépotoir aux vieilles touques.

 Sur le fronton de l’entrée principale, on lit en grosses lettres cette inscription laconique : « Camp de la Transportation ». Dans ce vaste enclos, après avoir franchi la poterne, l’entrée est flanquée de deux corps de bâtiments à étages et entourés de vérandas. Celui de gauche est occupé au rez-de-chaussée auquel on accède en montant quelques marches, par la salle de service des surveillants, un salon de coiffure en occupe un des angles. Là, on fait le rapport (p. 18) et un condamné rase et coupe les cheveux de ces messieurs. Tout contre le mur, entre deux portes, une table crasseuse où des paperasses éparses tiennent compagnie à un encrier boueux. Au mur pendent des lambeaux de cartons sur lesquels sont affichées des quantités de consignes rédigées à l’encre et effacées par le temps, une chaise branlante et dépaillée complète ce mobilier plus que sommaire, c’est le bureau du Capitaine d’armes. 2 Tout à côté, une autre pièce mitoyenne dans le prolongement de la première sert de logement aux portes-clefs. 3 Au premier étage sont installés le bureau du service intérieur et celui du chef de centre. Il est inutile de dire que les parois de ce vaste local sont garnies de casiers en bois rongés par des termites où des liasses de papiers jaunis dorment en paix sous un linceul de poussière. Des tables chargées de registres et de cahiers divers en occupent le centre.

 Ce lieu n’est pas précisément ce qu’on pourrait appeler le temple du travail. A n’importe quelle heure du jour, on trouve immanquablement un groupe de surveillants en train de palabrer tandis que tout à côté d’eux, à une des tables, un secrétaire, un transporté, fume béatement sa cigarette tout en conversant gaiement avec un copain qui lui, une fesse sur un coin de table, casse tranquillement la croûte.

 Le bâtiment d’en face faisant vis-à-vis au premier, par conséquent à droite en entrant, est entièrement occupé par l’infirmerie du camp. Au rez-de-chaussée, c’est la salle des permanents, le logement de l’infirmerie et du comptable. Une table revêtue de zinc craquelée sert de billard. Un jour, j’y ai vu étendu un pauvre diable qui avait le dessus des pieds et des orteils rongés par les chiques.4 Il paraissait souffrir horriblement sous les coups de bistouri qui taillaient les chaires pourries et que manipulait un infirmier d’occasion.

 Au premier étage, c’est la chambre des éclopés. Ils sont entassés les uns à côté des autres, allongés sur des hamacs dans cet espace restreint. Là gémissent dans la puanteur du lieu des êtres amaigris par les privations, le climat et les longs jours en cellule. A les voir, cene sont plus des hommes mais des spectres et malgré tout, on a quand même pitié de ces pauvres loques qui ont été parfois de grands criminels.

 En de çà de ces deux constructions, une vaste cour plantée en son milieu et formant (p. 19)une sorte d’allée centrale. Des arbres touffus au tronc noueux couvrent de leur ombre bienfaisante une partie de cet espace dénudé où s’ébattent des bataillons d’urubus. Sur la droite, tout au fond, le mur d’enceinte. Un corps de bâtiments adossé au mur, surmonté d’une haute cheminée indique que c’est la cuisine du camp, et tout à côté faisant partie de la même construction, un local est réservé au service anthropométrique. Plus loin, une muraille transversale percée d’une grande porte grillée à doubles vantaux sépare le camp en deux fractions. Là est le quartier des cases où logent les condamnés en cours de peine. Tout de suite à main gauche en entrant, une sorte de guérite meublée d’une table boiteuse et d’une chaise dépaillée sert d’abri au surveillant de service. En bordure d’une chaussée caillouteuse mais ombragée par de beaux arbres exotiques s’alignent douze cases, six de chaque côté, séparées entre elles par un espace d’environ quatre mètres. La case se compose d’un baraquement rectangulaire d’environ quatre mètres cinquante de largeur sur une trentaine de mètres en longueur, elle a un étage. Au rez-de-chaussée et à l’étage supérieur, un chemin de ronde circulaire permet à tout instant au surveillant de service de voir à travers des petites fenêtres grillées placées à intervalles réguliers tout ce qui se passe à l’intérieur. Les portes, à doubles vantaux sont en fer, armées de fortes serrures et d’une barre de sûreté qu’on rabat transversalement après fermeture, cette dernière est ensuite cadenassée. La couverture de la case est en tôles ondulées de façon à empêcher les évasions. Mais en revanche, elle n’atténue pas les ardeurs du soleil et les malheureux qui logent sous les verrous se trouvent enfermés dans une fournaise à en devenir fou. Ceux qui habitent le rez-de-chaussée peuvent se considérer comme des privilégiés en comparaison de leurs voisins à l’étage supérieur.

 L’intérieur d’une case est ce qu’il y a de plus banal. De chaque côté dans le prolongement des parois latérales s’alignent des hamacs serrés les uns à côté des autres. Les hamacs ne sont pas comme on pourrait le croire suspendus comme ceux dont se servent les matelots. Le hamac dans une case se compose d’une toile grossière, tendue et maintenue à chaque extrémité au moyen d’un rondin de bois dur passé dans un ourlet et reposant sur un châssis, tel est le lit du forçat. Certaine case possède des bas flancs, mais les condamnés préfèrent le hamac plus doux et plus confortable que les planches rigides (p. 20) du bas flanc. Ci et là, des planchettes clouées au mur sur lesquelles reposent des objets hétéroclites voisinent avec des hardes informes étendues sur des ficelles fixées d’une planche à l’autre. Parfois pend aussi à un clou une guitare ou un violon, instruments de quelques artistes dont la carrière se termine au bagne. Tout au fond, les latrines répandent une odeur infecte et je plains l’occupant du hamac qui se trouve placé près de cet endroit malodorant.

 Dans ces locaux aux dimensions réduites, logent environ soixante individus de toutes les races.5 On comprendra aisément que dans ces chambrées cosmopolites se commettent des pugilats et des crimes affreux qui restent parfois impunis faute de preuves et qu’on pourrait fort bien éviter en sélectionnant tous ces individus parmi lesquels il y en a des bons et qu’on pourrait réinsérer facilement au lieu, mais la « Tentiaire » dirigée par des nullités de premier ordre considère tous ces hommes comme mauvais, dont elle a la garde et la responsabilité comme du bétail. Tous ces hommes doivent se gangrener les uns les autres et pourrir dans d’infectes geôles sans espoir aucun de sortir de ce cloaque immonde qu’est le bagne.

 Une autre muraille sépare entièrement du nord au sud le camp de la transportation séparant ainsi les divers services de l’emprisonnement auxquels on accède par une porte basse située à quelques vingt mètres derrière le bâtiment réservé à la salle de service des surveillants décrite plus haut.

 En entrant dans cette sorte d’avant-cour qu’est le quartier des relégués, on trouve à gauche une partie de la construction surmontée du clocheton trapu encastré dans le mur d’enceinte. Une vaste porte cochère ouvre un trou d’ombre dans la façade de ce bâtiment qui est en réalité un blockhaus. En franchissant le seuil, tout de suite à main gauche une porte grillée permet de jeter un coup d’œil à l’intérieur de ce vaste local. Dans la pénombre du lieu sur des bas fonds latéraux, des individus accroupis raccommodent des hardes. D’autres allongés fument béatement leur cigarette et parlent à voix basse comme des conspirateurs. A côté d’eux des camarades roulés dans leur couverture d’où seule émerge la tête maigre à la barbe hirsute et aux yeux hagards, grelottent de fièvre, ce sont des relégués en rupture de ban en attente de passer devant le Tribunal Maritime Spécial qui statuera (p. 21) sur leur sort. Tout au fond du porche, une cellule sombre et sans air donne asile au sonneur. Aux murs suintants du cachot, un œil de bœuf à sonnerie marque les heures. Sur un hamac soigneusement tendu, un homme, une espèce de fou à la barbe hirsute et portant lunettes est allongé là, il parle tout seul. Toutes les heures, il se lève comme un automate, saisit la longue corde qui pend le long du mur devant sa cellule et ébranle la cloche du bagne. Le soir quand il a sonné le dernier coup, on l’enferme dans son antre jusqu’au lendemain matin tout comme la bête fauve d’un jardin zoologique.

 Tout en face, accolé au mur de séparation du camp de la transportation, une rangée de cellules. Sous une sorte de véranda surélevée au dessus du sol d’environ soixante centimètres s’alignent serrées les unes contre les autres des portes massives munies d’énormes serrures, au-dessus des portes, des fenêtres grillées toutes minuscules laissent pénétrer un peu d’air et de lumière à l’intérieur de ces cachots humides où l’homme a pour s’étendre qu’une planche en bois dur et un espace restreint pour se mouvoir. La cour qui mesure environ quinze mètres de large sur une quarantaine de mètres en longueur est agrémentée d’un bassin en ciment et d’une pompe à main ce qui permet aux détenus de ce quartier de laver leurs hardes et de faire leurs ablutions. Au fond et à droite, vis-à-vis du blockhaus, un autre bâtiment transversal et à étage est occupé au rez-de-chaussée par le poste des surveillants, le magasin d’habillement et le prétoire. A l’étage supérieur sous une véranda s’ouvrent les portes des différents services de la justice pénale. Un mur de séparation du blockhaus au poste des surveillants isole le quartier des relégués de celui des libérés. Près du bassin en ciment, une autre porte de communication donne accès dans la deuxième cour. Ici comme dans la précédente, en entrant au fond à gauche, la silhouette de la grande construction au clocheton, là également, le bâtiment est utilisé comme blockhaus. Sur la gauche, en allant vers le poste des surveillants, une autre rangée de cellules identiques à celles de la première cour chez les relégués. En face, le long du mur, un bassin. Tout à côté, sous un appentis adossé à la muraille devant l’ouverture de la porte de communication des deux quartiers, des hommes accroupis dans un monticule de copeaux égarrissent des bardeaux. 6 Assis sur un tas de bois, un (p. 22) porte-clefs confectionne dans une vieille marmite toute cabossée un ragoût peu appétissant, il est vrai que l’individu est arabe. Sous l’ustensile un feu pétillant dégage une fumée âcre qui empeste toute la cour. Là-bas, dans un coin, un jardinet rachitique égaie l’œil de sa maigre verdure où un jardinier bénévole essaye de redresser une petite papaye mourante en lui adjoignant un tuteur de bambou. Sous la véranda, devant les cellules ouvertes des hommes pâles et hâves se promènent nonchalants avec des allures lasses en traînant les pieds. Plus loin, un savetier dont la cellule qui lui est attribuée lui sert d’échoppe, raccommode des vieux souliers. Tout à côté dans la cellule voisine, un ferblantier rafistole des vieilles touques. Il soude, frappe sur la vieille ferraille ou bien découpe au moyen de ses cisailles des lamelles de fer qui serviront à confectionner des anses aux boîtes de singe vides qui encombrent sa cellule. Sous la véranda du poste le surveillant de service, assis bien à l’ombre est plongé dans la lecture d’un roman passionnant.

 Après avoir franchi le poste, s’étend encore une longue cour jusqu’au mur d’enceinte côté nord où une poterne à doubles portes donne accès sur le chemin de ronde entre l’hôpital et le camp. C’est par là qu’on évacue chaque jour toutes les ordures nauséabondes et les tinettes qu’on jette dans le Maroni à l’angle du chemin.

 Dans le milieu de ce vaste espace des arbres verdoyants tranchent sur la monotonie des innombrables cellules qui garnissent de toutes parts cette sorte d’esplanade où paradent les urubus, seuls hôtes sinistres de ce lieu de désolation où à un certain endroit cinq pierres marquent l’emplacement de la guillotine, c’est le quartier des prévenus et des punis de cellule.

PLAN du camp de la transportation (p. 23)

 

(p. 24) Les derniers coups de cloche de l’appel vibrent encore dans l’ombre radieux que les corvées sont déjà rassemblées et alignées par pelotons de chaque côté de l’allée centrale de la vaste cour face aux cuisines. Devant chaque peloton, un surveillant, une liste à la main en fait l’appel.

Rien n’est plus curieux à voir que tous ces hommes rangés sur quatre files, tout comme au régiment, tous vêtus de la même façon de treillis en toile grossière rayée de lanières rouges, coiffés du chapeau en paille tressée et chaussés des gros sabots ou nus pieds. Tous ces hommes qu’on a là sous les yeux, est le lamentable troupeau du rebut de la société, toutes ces consciences sont chargées de crimes plus ou moins ignobles. Il y en a de très jeunes et aussi de très vieux le dos courbé et la poitrine creuse. Quelques uns ont encore le regard franc tandis que d’autres détournent la tête ou la gardent baissée sur leur poitrine quand on les interroge dans une attitude de découragement ou de remords. Toutes ces faces glabres et amoindries portent les stigmates du crime imprégnés sur leurs traits.

Dans le silence qui règne que troublent seuls les croassements des urubus et les ordres des surveillants, les forçats attendent immobiles le signal du départ. L’appel terminé, les chefs de peloton se rangent autour du capitaine d’armes qui indique alors à chacun la tâche qu’il a à faire exécuter, soit en ville ou bien aux environs du camp. Et puis des ordres brefs, et les corvées lentement défilent sous la grande porte dont on a ouvert les deux énormes ventaux en tôles peints en noir.

Tout de suite à la sortie, un porte-clefs distribue des pelles et des pioches ou bien des serpes selon le genre de travail qu’on a donné à la corvée et elles s’en vont toutes dans le léger brouillard matinal chaud et humide vers les chantiers boueux ou caillouteux. En tête, le porte-clefs adjoint ou chef de corvée déambule nonchalamment entraînant à sa suite toute la cohorte de condamnés qui a chaque pas buttent de leurs gros sabots contre l’aspérité des pierres qui parsèment le chemin et derrière, en serre file (p. 25) le surveillant qui porte immanquablement un parapluie, invective les traînards.

A l’intérieur du camp, la vie a repris ses habitudes coutumières. Sous l’œil placide des surveillants, des condamnés, les éclopés procèdent à la toilette des cours. Des hommes armés de balais nettoient les caniveaux vaseux pendant que d’autres trimballent des brouettes d’ordure, ou bien des baquets pleins d’eau puisée à la pompe voisine pour les besoins des cuisines. En tout sens circulent des individus porteurs d’une pelle, d’une pioche ou d’un balai. Tout près de la pompe qu’actionnent deux arabes, un condamné rafistole un vieux tuyau en zinc avec du fil de fer. Il a une jambe de moins, son pilon s’enfonce profondément dans la boue. Mais il ne s’en fait pas, il fredonne « la Madelon » tout en tortillant son fil de fer récalcitrant. Tout à côté, deux autres copains assis sur la tinette qu’ils transportent, font la pause tout en cassant gaiement la croûte avec un morceau de pain à la mie grisâtre et un morceau de viande coriace, barboté sans doute à la cuisine en passant. Tout autour d’eux une nuée d’urubus attendent avec impatience le moment où l’un des hommes jettera son morceau de viande trop dur pour se le disputer.

 Le quartier des cases a aussi son animation. Pendant qu’un surveillant fait les cents pas sous l’ombrage des beaux arbres exotiques, les gardiens de case procèdent eux aussi au nettoyage de leur chambrée. Les uns au rez-de-chaussée et les autres au premier étage, alors s’échangent entre eux toutes sortes de lazzis. Appuyé nonchalamment sur le manche du balai, l’homme au rez-de-chaussée envoie des propos égrillards au copain du premier qui accoudé au garde-fou répond tout en chiquant et en envoyant par-dessus la rambarde des jets de salive noirâtre. A l’intérieur des cases, des éclopés ou des fumistes, accroupis sur les hamacs, jouent tranquillement à la « Marseillaise » 7 tandis que plus loin, dans une autre case, allongés sur un hamac, d’autres grelottent de fièvre pendant que tout à côté, un infirmier assisté d’un aide porteur d’une boite crasseuse où voisinent différentes fioles de médicaments et de teinture d’iode, extirpe des chiques tenaces de la plante des pieds d’un individu au teint hâlé et à l’allure bonasse qui se laisse faire en grimaçant. Ses pieds ne sont plus qu’une plaie. (p. 26) Aussi implore t-il son entrée à l’infirmerie. Tout en trifouillant dans les chaires vives, l’infirmier déclare de sa propre autorité que le patient pourra retourner à la corvée le lendemain matin. Cette déclaration imbue émanant d’un infirmier tout à fait bénévole révolte les copains de l’homme à l’allure bonasse. Ils vocifèrent des injures ignobles à l’adresse du charcutier qui sans sourciller ne cesse pas de taquiner les plaies saignantes. Des injures, ils en viennent aux mains et le malheureux infirmier, qui n’est en définitive qu’un vulgaire transporté comme tous les autres, se voit traiter de toutes les bassesses imaginables sous la menace des poings tendus et puis a lieu le pugilat. Un poing nerveux heurte violemment le visage de l’infirmier qui s’écroule, l’aide est bousculé au grand effroi des fioles de médicaments qui s’entrechoquent dans la boîte crasseuse. Le bruit de la dispute attire alors le surveillant de service qui met bon ordre en envoyant l’homme à l’infirmerie et en congédiant l’infirmier qui s’éloigne le nez saignant en proférant des injures.

Le quartier des prévenus et des punis de cellule est soumis à un tout autre régime. D’ailleurs les condamnés ne sortent de leur cachot qu’une demie heure dans la soirée. Ils ne sont pas astreints aux corvées et doivent sous aucun prétexte être en contact avec les autres transportés. De ce fait, les corvées de nettoyage s’effectuent avant l’ouverture des cellules ainsi que la corvée d’eau.

Un certain nombre suffisant de surveillants est affecté exclusivement à ce service spécial ayant à la tête un surveillant-chef chargé également de l’interrogatoire sommaire des entrants et de la discipline sévère qui règne en ce lieu qu’on pourrait appeler un enfer. Quand on songera que les hommes qui habitent toutes ces cellules minuscules, presque sans air et sans luminosité où l’espace restreint ne permet à l’occupant que de faire un pas en avant et un pas en arrière, (p. 27) n’ayant pour s’étendre qu’une planche en bois dur et une heure pour vingt-quatre heures pour se dégourdir les jambes et marcher pour de vrai, on avouera que ce n’est pas là une sinécure. Pourtant, certains s’y plaisent et n’en sortent jamais. Je les considère comme des neurasthéniques. Un de ces habitués m’a affirmé qu’on s’y faisait très bien et que la solitude avait du bon. Soit pour l’esprit peut-être, car on doit certainement avoir le temps nécessaire pour réfléchir. Je n’en disconviens pas ! Mais je n’en dirai pas autant pour les fonctions corporelles qui elles réclament un tout autre exercice. Aussi beaucoup de ces volontaires de la cellule sont perclus de rhumatismes car il va sans dire que ces locaux où ne pénètre jamais un rayon de soleil sont imprégnés d’une certaine humidité malsaine qui n’est pas faite non plus pour la bonne santé des poumons. Beaucoup y contractent des maladies de poitrine inguérissables. Il est vrai qu’ils sont tous là pour mourir, que ce soit d’une façon ou d’une autre dans un cachot humide ou bien sous l’ardent soleil dans quelques camps.

Dès que les hommes de corvée ont terminé leur travail, des portes-clefs circulent sous les étroites vérandas et verrouillent les serrures de ces innombrables portes qui ressemblent à autant de placards qui garnissent en longues files le pourtour de la vaste cour. Les portes sont seulement laissées entr’ouvertes. Ce n’est qu’à un signal donné par un surveillant que toutes s’ouvrent ensemble en claquant contre les murs où elles rebondissent. Sort alors de toutes les cages béantes tout un monde hétéroclite. Les uns sont tout nus d’autres vêtus seulement d’une moitié de couverture en lambeaux jetée sur les épaules. Ils sortent tous tenant dans chaque main une touque en fer blanc de forme cylindrique, l’une est leur tinette qu’ils vont vider dans un baquet tour à tour et l’autre, c’est leur provision d’eau potable qu’ils vont puiser dans un autre baquet disposé sous la véranda de leur quartier. Et puis, c’est le nettoyage des cellules qu’ils balayent avec leurs mains. Tout cela doit (p. 28) se passer en silence. A la moindre parole avérée au voisin, c’est la remise en cellule immédiate. Alors adieu la courte promenade. Et puis c’est l’interminable défilé de tous ces hommes nus ou à moitié qui à la file indienne déambulent les bras croisés sur la poitrine en formant une immense ellipse tout autour de la cour sous la garde des surveillants impassibles. De temps à autre, un homme se baisse et ramasse un mégot qu’il garde dans le creux de sa main. Ce dernier ira rejoindre une quantité d’autres amassés un à un dans un coin de sa cellule et ma fois l’homme pourra de temps en temps s’offrir une cigarette. D’autres surveillants profitent de ce laps de temps pour inspecter l’intérieur des cellules et vérifier au moyen d’un marteau emmanché au bout d’un manche à balai tous les barreaux des petites fenêtres situées au-dessus des portes de chaque cellule. Combien cette demie heure doit paraître douce à ces hommes qui vivent dans leur tanière comme des bêtes malfaisantes. On en voit qui respirent à plein poumon, on dirait qu’ils voudraient emmagasiner dans leur poitrine des cubes entiers de cet air qui sent la liberté. D’autres gesticulent des bras et des jambes pour chasser l’ankylose de leurs membres affaiblis. Combien doivent paraître affreux ces longs jours privés d’exercice corporel, de conversation et de cette liberté de respirer à son aise un air sain. L’homme est obligé d’être enfermé en lui même et quand il sort de là complètement abruti, il doit en avoir guère souvenance.

A un signal, la demie heure écoulée, minute pour minute, tous ces réprouvés se sauvent dans leur cellule et d’eux-mêmes tirent la porte sur eux comme honteux d’exhiber leur déplorable misère à la nature qui sourit même au plus misérable.

Pour le cellulaire, l’heure de la promenade et celle de la soupe est le seul instant où il vit. C’est avec patience qu’il attend pendant des heures entières le moment où il va enfin pouvoir marcher, où il va manger. Ainsi bien avant l’heure de la distribution des aliments, les gamelles sont disposées sur le seuil des cachots derrière les portes closes. Deux portes-clefs accompagnés d’un surveillant, l’un porteur d’une vieille touque à pétrole pleine d’eau chaude, car on ne peut appeler cela du bouillon (p. 29) et l’autre d’un plateau en zinc sur lequel des rations de buffle bouilli voisinent côte à côte en dégageant une odeur fétide. Ce dernier ouvre les portes au fur et à mesure, alors on fait la distribution. Dans la gamelle placée sur le seuil, le porte-clef a vite fait d’y verser une louche d’eau chaude où nagent des morceaux de graisse et l’autre d’y déposer un morceau de viande bouillie. Et puis, c’est le tour d’un autre porte-clef qu’accompagne aussi un surveillant, celui là distribue les rations de pain. Une demie boule d’un pain gris et mal cuit est aussi distribuée à chaque détenu. Les portes sont ensuite soigneusement verrouillées et tout retombe dans ce silence lugubre. Et le soir, avant la promenade réglementaire, l’homme ne percevra pour tout aliment qu’une louche d’eau chaude où nagent quelques haricots.

On peut se faire une idée bien nette qu’avec un pareil régime sous un climat équatorial et aussi malsain que celui de la Guyane les condamnés ne sont pas appelés à y faire des vieux os.

Les quartiers des relégués et des libérés sont soumis à une discipline beaucoup moins dure.

Le relégué est astreint à la résidence perpétuelle à Saint-Jean-du-Maroni. Les règlements lui interdisent de dépasser les limites de ce camp. Il arrive donc parfois, pour changer d’air certains relégués qui aiment ainsi la bonne aventure, s’échappent du camp pour venir flâner à Saint-Laurent qui les attire. Quelques uns viennent aussi clandestinement vendre leur camelote. Il est évident comme dit le proverbe : « Que tant que va la cruche à l’eau qu’elle finit par casser ». C’est ce qui arrive aux relégués épris de voyages clandestins entre Saint-Jean et Saint-Laurent. L’homme dont on a le signalement est arrêté et enfermé au camp. La première fois, il passe devant la commission qui se réunit toutes les fins de mois à seule fin de juger les petits délits. Il encaisse alors deux ou trois mois de cellule. (p. 30) Si c’est un habitué de ce genre d’infraction, et il y en a ! Il passera devant le Tribunal Maritime Spécial qui leur allouera un certain nombre de jours de cellules suffisants pour lui permettre de réfléchir tout à son aise sur les conséquences des voyages trop fréquents entre Saint-Jean et Saint-Laurent.

Il n’en est pas de même pour le libéré. Le relégué à Saint-Jean est nourri et logé tandis que le libéré lui, ne l’est pas.

Sa peine terminée, le condamné, s’il a eu dix ans de travaux forcés par exemple, se voit dans l’obligation de doubler cette peine. C’est ce que l’on appelle le doublage. En définitive, c’est ridicule puisque l’homme a payé sa dette. Du jour où le condamné est libéré, cessent en même temps ses allocations de nourriture et de couchage, il est pour ainsi dire jeté à la porte du bagne.

Alors pour le misérable, commence une toute autre vie que celle des camps où tout au moins il avait à manger et un toit pour s’abriter. La Guyane qui est une colonie sans industrie et sans culture n’offre à ces malheureux victimes du doublage qu’une perspective de misère la plus noire. Il arrive donc fréquemment que l’homme vole n’importe où et n’importe quoi pour réintégrer le bagne. Peu lui importe les jours de prison dont le gratifie le tribunal spécial, pour lui, l’essentiel est d’avoir du pain sur la planche et un gîte, que ce soit une cellule ou un blockhaus. Si la peine infligée par le tribunal est légère, remis en liberté, il recommencera le même manège pour revenir au bagne.

Combien en ai-je vu qui en partant pleuraient presque : « Ah ! Chef, c’est la vraie misère maintenant pour moi. Mais je reviendrai, soyez en sûr ! ». Ils ont tous cette idée de revenir, tout là-bas, l’aspect de la liberté les épouvante.

Je disais plus haut que le quartier des relégués et des libérés était soumis à un régime moins sévère. En effet, pendant leur prévention ou leur peine, les relégués et les libérés logent en communauté dans un blockhaus où ils ne sont enfermés que le soir venu et pendant les heures de sieste. En général, beaucoup sont volontaires pour faire les corvées. Celui qui a un métier comme le cordonnier et le ferblantier de tout à l’heure qui travaillait dans leur cellule. Le premier rafistole les souliers des (p. 31) surveillants moyennant une légère rétribution et l’autre soude des anses aux vieilles boîtes de singe pour le compte de l’administration qui lui alloue un quart de vin deux fois la semaine. Ce séjour pour eux est un lieu de délice, malheureusement lieu éphémère car tôt ou tard la bonne « tentiaire » les rejettera de son sein sans plus s’occuper d’eux.

Notes

1.

Voir p.   La hiérarchie de l’administration pénitentiaire (NDLR : numérotation manquante dans l'original, il s'agit en fait de la page 97 et du début du chapitre 6)

2.

Voir p.17 « Le surveillant » chapitre V.

3.

Voir p. 45 « Le Transporté » chapitre III.

4.

Sorte de puce qui pénètre sous la plante des pieds et y occasionne si on ne les retire pas à temps des plaies suppurantes.

5.

 Soixante au rez-de-chaussée et autant au premier étage.

6.

Ils servent à recouvrir les toitures. Ce sont des lames de bois dur très minces, larges d’environ 15 centimètres et longues de 35 centimètres. Ils remplacent avantageusement les tuiles.

7.

Jeu de cartes.