L'affaire Vidal : Henri Vidal

Le 22 décembre 1901, un contrôleur à la gare arrête Henri Vidal, 35 ans, pour avoir pris le train sans billet. Vidal avait la figure contusionnée et les mains abîmées ; au cours du trajet, il s’était débarrassé d’une valise couverte de taches de sang. Pendant les jours suivants, il fut accusé pour le meurtre de deux jeunes femmes et la tentative de meurtre de deux autres qu’il avait séduites, ou tenté de séduire, au cours de l’année précédente. Il avoue ses crimes début janvier, et en novembre, il passe devant le tribunal.

Bien que les suppléments illustrés du Petit Journal et du Petit Parisien paraissent toujours en 1902, ni l'un ni l’autre ne mettent en scène l’affaire Vidal. Celui du Petit Parisien, qui a commencé à paraître en couleur dès 1901, publie deux gravures pendant l’année 1902 sur le crime de Bondy, mais réserve ses grandes gravures, de plus en plus dans la forme d'une grande image seule et de moins en moins dans celle d'une superposition de gravures, aux noyades, aux sauvetages héroïques et aux accidents d’automobile. De manière similaire, le supplément du Petit Journal met en image moins de portraits pleine page (comme c’était le cas en 1891 pour le Général Saussier, l’impératrice de Russie, ou encore le Général de Galliffet) au profit de scènes mouvementées de la guerre au Transvaal, du chaos des élections, ou bien, là encore, de sauveteurs lors de noyades. Comme l’image du crime, ces gravures attestent d’une sensation de peur et d’un intérêt pour l’héroïsme face aux menaces de la vie moderne.

En raison de ce manque d’intérêt pour l’affaire Vidal de la part des suppléments hebdomadaires illustrés, l’accusé sera représenté uniquement par la presse quotidienne. Lancé en 1883 sur le modèle du quotidien britannique The Morning News pour lequel l’image avait une importance inédite jusque-là, Le Matin joue un rôle clef en publiant une quinzaine d’illustrations de l’affaire, notamment de l’accusé, pendant l’année 1902. Le Petit Parisien et Le Petit Journal publieront aussi des dessins de l’affaire, mais dans une moindre mesure. Ces images en noir et blanc et de petit format de la presse populaire quotidienne initieront un rapport différent entre image et texte de celui des suppléments illustrés. Selon Jean-François Tétu, la gravure qu’on trouve dans les suppléments illustrés se donne à voir comme représentation exacte de la réalité, commentée par un texte – bien que le contenu de la gravure provienne, souvent, des détails transmis à l’écrit. Le dessin des quotidiens n’a pas ces prétentions. Il se présente comme un supplément au texte, un supplément à vocation de simple illustration.

Eléments bibliographiques :

Jean François Tétu, « L’illustration de la presse au XIXème siècle », SEMEN Revue de sémio-linguistique des textes et discours, n°25, 2008 : http://semen.revues.org/8227.

Les premières images de Vidal lors de ses aveux, janvier 1902.

Source : Gallica : Le Petit Journal

L’accusé à première vue

Lors de l’affaire Vidal, il ne s’agit pas d’une course entre journaux pour montrer au lecteur une image de la physionomie de l’accusé, comme se fut le cas lors de l’affaire Gouffé. Au contraire, ces trois dessins de l’accusé apparaissent respectivement dans Le Petit Journal, Le Matin, et Le Petit Parisien sans légende ni mention de l’image dans le texte des articles.

Pourquoi l’image de l’accusé dans les quotidiens ne jouit pas, cette fois, de l’attention d’autrefois ? D’abord, il ne s’agit plus d’un accusé en fuite qui devrait être identifié afin de l’appréhender. En effet, lorsque Eyraud fut reconnu à la Havane, c’était grâce à une image de la presse française. En outre, le dessin noir et blanc en petit format des quotidiens avait une fonction d’illustration tandis que les gravures pleine page étaient censées donner « l'impression vraie des choses, la couleur ajoutant la vie elle-même aux incidents» [Petit Journal 1890]. Là où, dans les quotidiens, l’image était au service de l’écrit, le rapport s’inverse dans les suppléments si bien que c’est l’écrit qui se met au service de l’image.

Eléments bibliographiques :

Supplément illustré du Petit Journal, 20 décembre 1890.

Les premières images de Vidal lors de ses aveux, janvier 1902.

Source : Gallica : Le Matin

Les premières images de Vidal lors de ses aveux, janvier 1902.

Source : Gallica : Le Petit Parisien

L’écriture analysée de Vidal dans la presse, janvier 1902 – novembre 1902.

Source : Gallica : Le Matin

La vision de l’expert

Pendant la première phase d’intérêt médiatique pour l’affaire Gouffé, lors de ses aveux, trois articles dans les quatre journaux quotidiens les plus diffusés mentionnent des experts qui interprètent le caractère de Vidal à travers l’analyse d’images. Les deux spécimens de l'écriture de Vidal viennent du Matin, qui demande une analyse de celle-ci à une « jeune graphologue » en janvier 1902. De manière similaire, ce même mois, Le Petit Journal raconte avoir donné une photographie d’un groupe de personnes où figurait Vidal à un docteur, qui leur indiqua que Henri Vidal présentait, « par l’aspect de la tête, une prédisposition à la folie ».

Ces images illustrent les nouvelles prétentions de la presse au tournant du siècle. Au lieu de s’en tenir à la description du crime, les journalistes se focalisent sur le récit de l’enquête : la découverte d’indices, la recherche de l’accusé, les interrogations des témoins. Ce nouvel intérêt pour l’enquête coïncide avec une nouvelle méthode de journalisme. Au lieu de simplement rapporter des observations au public, la presse commence à élargir son champ d’intervention et à jouer le rôle d’enquêteur, en sollicitant des entretiens, des analyses, et en recherchant directement des indices [Kalifa 1995]. Dans le cas présent, les journaux mènent leurs propres enquêtes, comme lorsque les journalistes cherchent à cerner la personnalité de l’accusé à travers l’écriture de ce dernier. Cette méthode d’enquête, la graphologie, constitue une pratique criminologique courante à l’époque : c’est ainsi que Cesare Lombroso publia des signatures des criminels dans son Atlas de l’homme criminel, et qu’Alexandre Lacassagne commanda sa propre analyse graphologique de l’écriture de Vidal quatre ans après la publication de l’analyse du Matin.

Le rôle de l’image de presse change en fonction de l’évolution du rôle de la presse : l’image publiée n’est plus une simple reconstitution des événements de l’affaire, mais le fruit d’une enquête journalistique. Les journaux commencent à publier des images qui nécessitent le regard des experts, un regard qui révèle la valeur de l’image aux lecteurs à travers le texte de l’article.

Eléments bibliographiques :

Dominique Kalifa, L’encre et le sang, Paris : Fayard, 1995 : p. 53-118.

Alfred Binet, Les révélations de l’écriture d’après un contrôle scientifique, Paris : Alcan, 1906.

L’écriture analysée de Vidal dans la presse, janvier 1902 – novembre 1902.

Source : Gallica : Le Matin

Les portraits de femmes pendant l’Affaire Vidal, novembre 1902.

Source : Gallica : Le Matin

Les actrices

La presse accorde un intérêt tout particulier à la physionomie des femmes lors des affaires : celle-ci sont plus souvent représentées, à la fois par l’image et dans le texte, que la physionomie des hommes. Un journaliste du Matin, par exemple, explique que lorsqu’il parle avec la mère de Vidal (à gauche), « (il) écoute avec les yeux », introduisant ainsi une description de la physionomie de la mère de l’accusé. Si la prostituée Antonia van Brusselin (à droite), victime de Vidal, a été mise en image sans plus de description textuelle, la fiancée de l’assassin, quant à elle, est décrite en détail (« de sa physionomie assez vulgaire, ce que nous remarquons tout de suite, ce sont ses yeux très noirs et très vifs... »), sans que son portrait ne soit publié. De manière similaire, pendant l’affaire Gouffé, les journaux prenaient soin de décrire précisément les changements de toilette et d’apparence de Gabrielle Bompard, sans réserver le même traitement à Eyraud, son complice masculin.

Cette focalisation, à la fois textuelle et iconographique, sur la physionomie féminine contribue au discours plus général, étudié par Martine Kaluszynski, selon lequel « la femme est soumise à son corps ». En effet, la presse représente la physionomie des femmes comme si celle-ci était une clef pour les comprendre, qu’elles soient criminelles, victimes, ou mères de l’accusé. Si Kaluszynski décrit de quelle manière les études scientifiques faites sur les criminelles « permettent… de saisir les réalités d’un sexe "insaisissable" », la presse permet au public de saisir ce « sexe "insaisissable" » à travers son image.

Bibliographie :

Cynthia Russett, Sexual Science. The Victorian Construction of Womanhood, Cambridge : Harvard University Press, 1989.

Ruth Harris, Murders and Madness, Oxford : Oxford University Press, 1989.

Martine Kaluszynski, « La femme (criminelle) sous le regard du savant au XIXème siècle », dans Penser la violence des femmes, Coline Cardi et Geneviève Pruvost (eds), Paris : La Decouverte, 2012 : p .286-299.

Les portraits de femmes pendant l’Affaire Vidal, novembre 1902.

Source : Gallica : Le Matin

La réapparition des portraits de Vidal dans les quotidiens, novembre 1902.

Source : Gallica : Le Matin

Revoir le criminel

Le procès de Vidal en novembre 1902 provoque une deuxième vague d’intérêt médiatique pour l’affaire. Après plus de six mois sans article à la une, ni image de l’accusé, Le Matin, Le Petit Parisien, et Le Petit Journal republient les portraits de Vidal qu’ils avaient proposés au public en janvier.

Le Matin publie une description de l’accusé dans l’article accompagnant son portrait : « Grand et maigre, correctement mis, trop bien peigné, les coins des lèvres ombrés de longs poils roux qui retombent assez bas sur le menton, il a la physionomie affreusement triste que ses portraits vous ont fait connaître. Mais ses yeux surtout déconcertent ; je dirais presque qu’ils font peur. Des yeux de loup. Deux fentes de feu au fond de quoi rêve une détresse particulière, la douleur d’une âme bornée et violente, aigrie, furieuse, et pourtant timide, veule, lâche, une âme très animale, à peine une âme. »

Selon cet extrait, les portraits de l’accusé ont pour objectif de « faire connaître » aux lecteurs la physionomie de l’accusé. Bien que le journaliste implique que les lecteurs peuvent, à partir de la simple représentation du visage de Vidal, reconnaître son apparence comme « triste », il fait suivre ce constat par un « mais » : « mais » la vérité complexe de l’âme de Vidal réside dans ses yeux. En effet, les yeux de Vidal constituent la partie de son portrait la plus complexe, car c’est là, autour de l’œil, que réside la concentration la plus dense de traits irréguliers et entrecroisés. Étant donné la méthode imprécise de la gravure, cet enchevêtrement de traits devient une masse informe, privée du détail d’un iris, d’une pupille ou des cils. Sans la description de l’article, le lecteur ne peut pas lire les yeux de l’accusé, clef pour la lecture de sa physionomie.

La réapparition des portraits de Vidal dans les quotidiens, novembre 1902.

Source : Gallica : Le Matin

La réapparition des portraits de Vidal dans les quotidiens, novembre 1902.

Source : Gallica : Le Petit Journal

La réapparition des portraits de Vidal dans les quotidiens, novembre 1902.

Source : Gallica : Le Petit Parisien

Images du tribunal dans la presse populaire, novembre 1902.

Source : Gallica : Le Matin

Voir le procès

Lors du procès, le président du jury (à gauche), le procureur (au milieu), et l’avocat de Vidal (à droite) sont mis en image par Le Matin. Ces dessins, sans doute basés sur des croquis réalisés sur le vif, incluent à la fois des détails vestimentaires et des détails de l’arrière-plan. Ainsi, à la différence des portraits de l’accusé, dont le détail se concentre sur la physionomie potentiellement criminelle de l’individu, ces portraits introduisent des acteurs dont l’importance provient de leur rôle en tant que symboles de la justice. Pourtant, si la physionomie des membres du tribunal n’est pas étudiée, la description de leurs gestes, et donc la transmission de faits visuels, est bien présente et prime malgré tout. Un journaliste du Matin spécifie, par exemple, que « les questions du président sont plus nettement posées par son geste que par sa parole ».