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Invention poétique et réalité carcérale chez Guillaume Apollinaire

Franck Balandier

A travers les textes rédigés par Apollinaire sur son incarcération, la démarche consiste à circonscrire le champ imaginaire du poète et à dégager ce qui appartient au domaine du réel. En d’autres termes, il s’agit de procéder à une déconstruction de son écriture pour permettre au quotidien carcéral d’exister. Enfin, il importe de proposer une lecture pénitentiaire, pertinente et documentée, des textes. 
L’étude s’est effectuée à partir d’illustrations et plans d’époque, de la série des poèmes “A la santé” et de l’article “Mes prisons”. 
Elle n’a porté que sur des extraits significatifs susceptibles d’éclairer la compréhension du texte ou celle de l’univers carcéral. 

A La Santé

Avant d’entrer dans ma cellule
Il a fallu me mettre nu…


Le poète fait allusion à la fouille à corps que tout détenu doit subir à son entrée en prison. Cette fouille, vécue souvent comme humiliante et/ou traumatisante par le détenu est cependant nécessaire. Elle ne peut s’exercer que “dans des conditions qui, tout en garantissant l’efficacité du contrôle, préservent le respect de la dignité inhérente à la personne humaine” (art. 275 du Code de Procédure pénale). Distincte de la fouille par palpation (plus sommaire puisque le détenu reste habillé), cette mesure de sécurité permet au surveillant de vérifier qu’aucun objet illicite n’est dissimulé sur ou dans le corps du prisonnier. Les oreilles, la bouche, l’anus, à cette occasion, sont examinés avec soin. Habituellement, ce contrôle s’exerce dans un local adapté, proche du greffe, où le détenu se débarrasse de ses effets personnels. Dans le cas d’Apollinaire, il semble bien que cette fouille ait eu lieu dans le couloir même de la détention, avant de pénétrer dans sa cellule, comme le vers précédent l’indique et comme le confirme l’article Mes prisons qu’il écrivit le 14 septembre pour Paris Journal. L’heure tardive peut expliquer cette procédure, à moins que la mémoire “sélective” du poète n’ait enregistré que ce moment douloureux et irrémédiable où la porte de la cellule va se refermer. Il est plus probable de penser que le poète subit une première fouille lors de sa prise de “fourniment”, du type “fouille par palpation” (c’est -à-dire sans déshabiller le détenu), puis une seconde telle qu’il la décrit. Cette hypothèse est d’ailleurs confirmée par un cadre du personnel de surveillance actuel qui précise que deux fouilles sont effectuées à l’arrivée du détenu : une première, qualifiée de sommaire, lors des formalités d’écrou, dans le local prévu à cet effet, près des locaux du greffe, et une seconde “intégrale” avant qu’il ne soit enfermé en cellule. 

Je suis le quinze de la
Onzième…


Cette indication, à la fois limpide et sibylline, a soulevé de nombreuses interrogations et suggéré plusieurs hypothèses successives. 
En effet, on comprend assez bien que cette affirmation à base de chiffres constitue un repérage pratique, une identification. 
Il ne s’agit pas cependant d’un simple numéro matricule comme chaque prisonnier en porte. Il est vrai que le système carcéral déshumanise au point de réduire à cette époque le détenu à un simple numéro d’écrou. Il faut simplement ajouter qu’il ne s’agissait pas d’une mesure vexatoire participant, psychologiquement, à cette déshumanisation, mais surtout d’une mesure de sécurité destinée à protéger l’anonymat des détenus entre eux. 
Le numéro matricule du détenu est une identification chronologique qui reprend le numéro d’entrée de la personne telle qu’il apparaît sur le registre d’écrou. Nous y reviendrons. 
L’identité que s’attribue le poète ici est plus d’ordre géographique et militaire. Au-delà d’une localisation possible à l’intérieur même de la prison, cette annonce présente également un sentiment d’appartenance qui, par sa sécheresse arithmétique, résume assez bien l’état d’esprit dans lequel se trouve le poète à cet instant. 
Ainsi donc, Apollinaire aurait été le 15 de la 11ème. On peut en déduire qu’il aurait occupé la 15ème cellule de la 11ème Division. On sait que les différentes parties de l’établissement sont repérées par divisions. A ceci près qu’il n’existe, selon les plans d’architecture et les journaux de l’époque, que 7 divisions. 
Dans le Monde illustré du 26 février 1870, le journaliste Maxime Vaubert le précise : “Les 1ère, 2ème, 3ème et 4ème divisions sont aménagées d’après les plans exécutés à la prison de Mazas (c’est à dire aménagées en système cellulaire) ; les trois autres, 5ème, 6ème et 7ème sont établies en commun”… 
A ce stade de l’enquête, une inconnue majeure demeure : où se situe la 11ème division ? 
Un début d’explication peut être avancé par Apollinaire lui-même : le manuscrit du poème Myriès le chanteur, recopié à La Santé, porte la mention autographe : “le 15 de la 7ème”. La 11ème pourrait alors constituer une “subdivision” de la 7ème. Par déduction, cela signifierait également que le poète fut incarcéré dans la partie commune. Or, le sens du poème est clair : Guillaume est seul en cellule. Il y a donc contradiction momentanée. 
Mais l’étude des plans ainsi que la lecture de la presse permettent de circonscrire le territoire de la 11ème. 
On peut aujourd’hui l’établir à coup sûr : Guillaume Apollinaire fut incarcéré au “quartier haut” de La Santé, c’est à dire dans le haut de la rue Jean Dolent. Ce quartier réservé, dès la construction de la prison, aux condamnés. 

J’écoute 
Quelqu’un qui frappe du pied
La voûte…


Pour qui connaît la prison de la Santé aujourd’hui, cette voûte demeure mystérieuse. S’agit-il d’un effet voulu par le poète pour renforcer l’apparence “cave ou caveau” de la cellule ou d’une architecture aujourd’hui disparue ? Là encore, la lecture de la presse de l’époque et l’étude des plans d’architecture nous renseignent. “Les cellules- les cages à mouches, comme les appellent les détenus- … sont légèrement voûtées, ce qui leur donne l’aspect de cellules monastiques. Toutes sont parquetées”… Aujourd’hui, seul le haut des fenêtres en demi-lune rappelle cette architecture et les planchers ont, depuis longtemps, cédé la place au ciment.
Apollinaire n’a pas imaginé le bruit. L’indication est précieuse. Elle permet de situer la cellule du poète avec plus de précision. Si Guillaume entend quelqu’un frapper “du pied la voûte”, c’est à dire pour lui le plafond, il suggère une présence à l’étage supérieur. La cellule ne peut donc se trouver au dernier étage de la division, mais au deuxième, au premier ou au rez-de-chaussée. Une autre indication du poème viendra plus tard le confirmer.

Dans une fosse comme un ours
Chaque matin je me promène… 

La “fosse” d’Apollinaire est la cour de promenade. Cette “fosse” est-elle une invention poétique pour renforcer l’aspect “zoologique” de l’enfermement, renvoie-t-elle à une vision moyenâgeuse de la prison où le cachot se nomme la “fosse”, la “basse-fosse”, voire le “cul-de-basse-fosse” ? En clair, le poète interprète-t-il l’espace qui lui est dévolu dans un sens restrictif et caricatural ou bien sa vision correspond-elle à une réalité carcérale ?

La cour de promenade dans laquelle a tourné le poète n’est pas, si on l’observe aujourd’hui, à proprement parler une “fosse”. Et si l’aspect “fosse” peut être suggéré par les limites visuelles imposées par les bâtiments de détention qui entourent la cour, sa superficie relativement correcte ne renvoie pas exactement à l’image étroite de la fosse. Sauf qu’une fois encore, la prison ne présente plus aujourd’hui la même physionomie qu’en 1911. On sait, en effet, que si les cours ressemblent aujourd’hui à ce qu’elles étaient lors de l’ouverture de la prison, des aménagements y furent pratiqués et des murs édifiés vers 1898, au moment du passage de l’établissement au “tout cellulaire”, permettant de fractionner l’espace en cinq cours parallèles. Du coup, la “fosse” du poète n’est plus imaginaire, elle est imaginable.
Le second vers cité permet également de situer temporellement le moment de la promenade. Nous avons eu l’occasion de le vérifier lors de l’emploi du temps carcéral du poète.

Dans la cellule d’à côté
On y fait couler la fontaine…


Ces deux vers firent l’objet de plusieurs interprétations contradictoires. La question initiale restant toujours identique : “la fontaine” entendue par Apollinaire était-elle une invention destinée à “embellir” la réalité du texte ou bien existait-elle dans le réel carcéral ?
Naturellement, cette “fontaine” renvoyait d’abord à une vision plaisante “de la source”, de l’objet même figurant cette source, on pouvait présumer la forme, évaluer le débit, comprendre le mécanisme d’action, et toute re-création de cette fontaine contrastait singulièrement avec la sévérité des lieux. En quelque sorte, “cette fontaine” semblait aussi déplacée en prison, aussi paradoxale “qu’une machine à coudre sur une table de dissection”.
De plus, il apparaissait, à la lecture des premiers descriptifs de la prison à sa création et sur les premiers croquis, que les cellules n’étaient pas dotées d’eau courante.
Certes, si “le service des eaux de la prison est assuré par un double réservoir en tôle, d’une contenance de 100,000 litres, placé au centre du quartier des condamnés, [distribuant] l’eau à tous les étages, dans toutes les parties de la prison” (Paris : Edifices judiciaires), on sait par ailleurs que des endroits ont été aménagés à chaque étage pour l’hygiène des prisonniers. En 1868, à l’ouverture de la prison, au quartier des condamnés (dont fait partie la 11ème division), les lavabos sont communs. 

Un plan détaillé du rez-de-chaussée de l’établissement, réalisé en 1867 par le cabinet de l’architecte Vaudremer, laisse cependant deviner une piste intéressante : les rez-de-chaussée du quartier haut (ou quartier des condamnés, dans le haut de la rue Jean Dolent), sont alors destinés à la vie de jour en commun (réfectoire, chauffoir, promenoir). Ce sont donc de larges espaces de passage, comme les plans l’indiquent, où des emplacements réguliers ont été prévus pour l’installation de vasques avec robinet (n° 96 du plan).

Ces vasques (une au centre de la 11ème division) existaient-elles encore en 1911 lors de l’incarcération du poète ? Cette hypothèse était séduisante puisqu’elle aurait permis de situer précisément et définitivement l’emplacement de la cellule 15. En effet, si Guillaume lui-même localisait cette fontaine dans “la cellule d’à côté”, on pouvait, toujours d’après les plans, situer sa cellule d’un côté ou de l’autre de cette vasque. On sait, par ailleurs, que les rez-de-chaussée du quartier des condamnés furent réaménagés en cellules individuelles en 1897. Fallait-il considérer que la vasque n’aurait pas été détruite à l’occasion de ces transformations et aurait constitué, pour le rez-de-chaussée, le point d’eau nécessaire pour les ablutions des détenus ? La “cellule d’à côté” aurait été alors ce lieu partagé où la “source” coulait, à laquelle se rendait individuellement le prisonnier accompagné de son geôlier. Ce qui expliquerait ces autres vers : 

Avec les clefs qu’il fait tinter
Que le geôlier aille et revienne... 

Cette déduction semblait séduisante mais il apparaissait peu concevable que le personnel en effectif réduit (ils étaient deux surveillants pour une division), se mît à la disposition des détenus pour la moindre ablution. Le nombre de mouvements ainsi provoqués auraient perturbé grandement la marche de l’établissement en rendant délicat le travail des agents. Il fallait donc chercher ailleurs. Une autre explication pouvait être envisagée : la fontaine était restée à la même place et servait dans le couloir de détention de halte réparatrice et rafraîchissante aux gardiens. N’oublions pas que nous sommes au début de septembre 1911, que l’été est particulièrement caniculaire cette année-là. Ce point d’eau, à la disposition du personnel, serait cette fontaine qu’Apollinaire entend couler et associe, dans la même suite, au bruit des clés du gardien. Probable mais pas certain. La solution semble encore ailleurs.

Elle nous est donnée, de manière définitive par un article de Paris Journal, en date du 12 septembre 1911, inconnu jusqu’à présent et intéressant beaucoup la vie quotidienne du poète en détention : …”Sa cellule, la 15ème de la 11ème division est située au quartier neuf. Elle dispose d’un confort relatif ; la cruche traditionnelle y est remplacée par une prise d’eau courante”

A l’occasion du réaménagement des prisons du département de la Seine décidé par le Conseil Général en 1894 et accompli pour la Santé (comme nous l’avons déjà indiqué) en 1897, le quartier des condamnés fut le premier à bénéficier de l’eau courante dans chaque cellule. Durant de nombreuses années, cette configuration ne changea pas : au-dessus de la fosse d’aisance installée dans chaque cellule depuis la création de la Santé (comme les plans l’indiquent), on a ajouté une arrivée d’eau, un simple robinet de cuivre faisant office aussi de chasse d’eau et de “douche”. On imagine à présent, physiquement et presque olfactivement, ce que fut la fontaine d’Apollinaire : un robinet suspendu à quelques centimètres d’une cuvette. Cette fontaine inventée donne au réel carcéral de l’époque une autre dimension.
Le bruit de ma chaise enchaînée…
Jusqu’où le poète invente-t-il ? On sait qu’à cette époque les cellules n’étaient pas équipées d’une chaise mais d’un tabouret de bois . Mais on sait aussi que ce tabouret de bois est attaché au mur par une chaîne pour éviter qu’il ne devienne une arme improvisée entre les mains d’un détenu agressif.

On peut donc en déduire que le poète, soit pour des raisons de rythme, soit pour des raisons d’embellissement, ou les deux à la fois, a travesti la réalité. Il ne ment pas. Il arrange. D’une certaine manière, on peut dire qu’Apollinaire compose avec le réel. Ici, dans un sens positif (comme la fontaine de tout à l’heure) puisqu’il accorde à une partie du mobilier un confort qu’il ne possède en réalité pas.

Cellule de la maison d’arrêt de la Santé (1898)

...Les meubles de la cellule se composent d’un lit en fer dont une partie est fixée au mur et dont l’autre est mobile de façon à pouvoir s’appliquer contre le mur pendant le jour, d’un escabeau retenu au sol par une chaîne en fer, d’une table fixée au mur et d’un rayon placé au-dessus de la porte... 

J’écoute les bruits de la ville
Et prisonnier sans horizon
Je ne vois rien qu’un ciel hostile
Et les murs nus de ma prison…

Ce quatrain est fondamental pour la vérification d’un certain nombre d’hypothèses concernant la localisation de la cellule 15 de la 11ème. D’abord, on peut affirmer définitivement que la cellule 15 se trouve au rez-de-chaussée de la division : “je ne vois rien qu’un ciel hostile”… Nous avons tenté l’expérience. Nous sommes entrés dans la cellule présumée du poète. Nous avons pu vérifier que la fenêtre située en hauteur ne donnait à voir, même en levant les yeux, qu’un bout de ciel. Les “murs nus” représentent le mur d’enceinte dont le poète est seulement séparé par la largeur du chemin de ronde. 
De l’autre côté du mur, se trouve la rue Humbolt, aujourd’hui rue Jean Dolent. Depuis la cellule 15, fenêtre ouverte, on peut écouter, en pleine après-midi, les bruits de la rue étouffés. On peut imaginer les roues des fiacres sur le pavé, les sabots des chevaux, les pétarades des premières voitures, les cornes, les sonnettes, des voix peut-être. Guillaume s’est tenu là, tout près de cette liberté.
Ainsi, les dernières incertitudes tombent : sa cellule donne bien sur le chemin de ronde. De l’autre côté du couloir, côté cour, vers l’intérieur de la prison, le panorama est trop différent pour que le poète ait pu maquiller à ce point sa description : de ce côté-ci, vers l’intérieur, le regard du prisonnier ne bute pas immédiatement sur un mur, il embrasse de sa fenêtre d’abord un bout de cour et surtout, s’il lève les yeux, ça n’est plus le mur nu qui l’arrête mais l’enfilade des fenêtres de la détention. De ce côté-ci, on peut se sentir moins seul, à cause de l’espace et des fenêtres. De ce côté-ci, on peut se sentir plus seul encore car au ventre de la prison, les bruits de la rue n’atterrissent plus, c’est le silence ou le cri d’un détenu à une fenêtre. C’est tout. 

Mes prisons

Dans Mes prisons, l’article que Guillaume Apollinaire écrivit pour Paris Journal deux jours après sa mise en liberté provisoire, des indications de lieux supplémentaires, des confirmations et des précisions viennent encore éclairer, un peu, ce que fut l’incarcération du poète.

Les murs de la cour où je me trouvais, 
par la nuit claire, étaient couverts de
plantes grimpantes… 

Cette cour, dite “cour d’honneur” est intérieure. Elle constitue le premier sas entre la rue de La Santé et la détention. A leur descente de fourgon, les prisonniers y stationnent quelques instants, le temps d’une ouverture de porte. Ils sont entravés. Comme le montre la photo dans “le Petit Apollinaire Illustré”, les “plantes grimpantes” existent encore aujourd’hui. C’est également dans cette cour que les “bois de justice” étaient dressés jusqu’à l’abolition de la peine de mort en 1981.

…mais la seconde porte franchie, je connus
que la zone de la végétation était passée… 
Et pour cause, puisque l’on se trouve dans la partie administrative de la prison : à droite, les bureaux de la direction, à gauche, le greffe et la fouille.

On m’interrogea plusieurs fois… 

Les interrogatoires évoqués par le poète n’eurent sans doute pas lieu. Il faut, sans doute, mettre sur le compte de la fatigue, du stress et de la répétition, la manière dont Guillaume ressent les formalités habituelles d’écrou (état civil, prise d’empreintes, etc).

Un gardien me fit prendre mon fourniment… 

Aujourd’hui, le “fourniment” ou paquetage remis à chaque entrant est constitué de deux couvertures, une paire de draps, un pyjama, une serviette de toilette, une paire de chaussettes, un slip, un tee-shirt, un gant de toilette, une bassine, deux assiettes (creuse et plate), un bol, un verre, une fourchette et une cuillère, un bidon d’eau de Javel, deux brochures (règlement intérieur et vie quotidienne), une enveloppe timbrée, un peigne, un tube de dentifrice, un rouleau de papier toilette, une brosse à dents, un paquet de mouchoirs en papier, 5 rasoirs jetables, 3 sachets de shampooing, 2 sachets de crème à raser.

…puis, à travers des couloirs interminables… 

L’indication est précieuse. Elle permet de vérifier l’emplacement de la 11ème division. Il faut, en effet, au poète, traverser toute la détention, soit 250 mètres environ, avant de se retrouver devant sa cellule. Un plan permet de reconstituer le parcours probable du poète. A noter qu’il n’est pas question, dans le texte, de marches ou d’escaliers, ce qui confirme l’emplacement du 15 de la 11ème au rez-de-chaussée de la division.

…Je dus me mettre nu dans le corridor, et l’on me fouilla…

Comme nous l’avons déjà évoqué, cette phrase confirme que la fouille à corps subie par le poète eut bien lieu avant de pénétrer dans la cellule. Cela suppose une entorse au règlement. Certes, on peut imaginer la détention déserte à cette heure de la nuit mais les dimensions du lieu comme son inadéquation renforcent sans doute, dans l’esprit de Guillaume, l’aspect humiliant de la procédure subie. En outre, une ambiguïté était soulevée par l’emploi dans la phrase du mot “corridor” renvoyant plutôt à des dimensions chaleureuses et modestes, domestiques. On peut supposer qu’il ne fut utilisé par Apollinaire que pour éviter la répétition avec la phase précédente où le mot “couloir” apparaissait.

Mais, le témoignage du gradé concernant les procédures internes de l’établissement (voir chapitre II), laisse penser qu’Apollinaire vécut bien deux fouilles, la première par palpation, lors de son passage au greffe, qu’il semble avoir oubliée, puis une seconde dans le couloir même de détention.

…Je ne dormis que fort peu, à cause de la lumière électrique qui éclaire toute la nuit les cellules…

Le poète journaliste illustre en une phrase ce qui constitue une des modernités de cet établissement. On sait, par les notices descriptives de l’architecte, que “les appareils d’éclairage pour les cellules” consistaient, à l’origine, “en un bec de gaz, affleurant la face intérieure du mur de la cellule, dans un orifice rectangulaire donnant sur la galerie et placé hors de la portée du prisonnier. Cet orifice est vitré sur la cellule par un fort verre dépoli, afin d’empêcher toute communication du détenu avec l’extérieur de sa cellule. La glace dépolie est convexe et concentre la lumière sur la table du détenu”… (voir “a” sur le plan). En 1911, grâce aux travaux d’amélioration effectués en 1898, l’électricité a remplacé le gaz mais le principe de lumière, de jour comme de nuit, pour surveiller, demeure.

La nourriture que l’Etat donne aux prisonniers n’est pas très abondante, mais elle est bonne… 

Cette phrase est “savoureuse” à tous les sens du mot. D’abord, parce qu’elle semble contredire la suite : “on a du bouillon où nagent des légumes” puis, à propos du repas du dimanche : “un morceau de viande relève ce menu un peu maigre, mais excellent comme qualité”. De tous temps, l’un des griefs majeurs retenu contre le système carcéral est le problème de la nourriture. Il est, comme pour toutes les collectivités (hôpital, école, caserne, etc.), un élément pour mesurer l’état de satisfaction des “pensionnaires”. Ici, le poète journaliste semble en rajouter : “bon”, “excellent”… Cette appréciation est d’autant plus surprenante que Guillaume Apollinaire possède la réputation d’être un fin gourmet doublé d’un cordon bleu. A l’occasion de son passage forcé, le poète retrouve-t-il le goût des choses simples ? Est-il, lui-même, surpris par la qualité de cette nourriture supérieure à l’idée qu’il s’en faisait ? Pratique-t-il un humour décalé ? Fait-il œuvre d’ethnologue qui, ayant vécu une expérience hors du commun, prend la distance nécessaire pour la relater avec un maximum d’objectivité ? Craint-il encore une punition (il n’est qu’en liberté provisoire) ? Sans doute, tout cela à la fois.
Mais on sait aussi, par ailleurs, le souci nutritionniste et hygiéniste qui présida, à cette époque, aux conceptions humanistes des nouvelles prisons. 

Ainsi, Vaudremer, l’architecte, nous apprend que le détenu de La Santé a droit quotidiennement à “750 grammes de pain (du pain noir), un litre de bouillon avec légumes ou (le dimanche et certains jours de fête), 125 grammes de viande désossée”. 
A cette nourriture “réglementaire”, chaque détenu peut ajouter des achats en cantine. Chaque jour, s’il le désire, il a la faculté de se procurer "500 grammes de pain de ration (pain blanc), une portion de légumes, du lait, des œufs, du fromage et, trois fois par semaine, une ration de ragoût ou de fruits. En outre, il peut agrémenter l’ordinaire d’une ration de vin (30 centilitres/jour), de bière ou de cidre (50 centilitres/jour), et terminer son repas par un café. Enfin, il lui est permis d’acheter du tabac. Dans certaines conditions, et pour certains produits, les détenus ont également la possibilité de faire venir des vivres de l’extérieur".
Ces précisions possèdent une certaine importance pour éclairer certaines zones du dossier. En effet, l’une des pièces officielles retrouvées permet de confirmer que “le nommé Krstrowinsky Guillaume” (sic) reçut en dépôt de son frère Albert, le 10 septembre 1911, la somme de 10 francs à verser sur son pécule.
Cette somme, n’en doutons pas, fut au moins utilisée en partie pour la cantine de tabac et pour de la confiture si l’on s’en réfère à cet article de Paris Journal paru le 12 septembre : “Guillaume Apollinaire s’accommode de son mieux du régime de la prison ; il fait venir peu de repas du dehors, se permettant à peine quelques achats à la cantine. Sa grande gourmandise, c’est le pain blanc, l’ordinaire comportant du pain noir. Et le poète […] mange à l’heure du goûter une tartine de confiture ! Puis il fume et travaille”…

Comme livre, on me donna La Quarteronne, du capitaine Mayne-Reid…

Assurément, Apollinaire fut privilégié. Incarcéré à la Maison d’arrêt de La Santé dans la nuit du jeudi 7 au vendredi 8 septembre 1911, il bénéficia, dès le lendemain, des services de la bibliothèque (les services sont fermés durant le week-end). C’était le signe d’une faveur personnelle (l’avait-il, lui-même, sollicitée ? ) ou l’indice d’une détention préventive qui risquait d’être longue. En tout cas, cet élément semble contredire certains journaux qui affirment à l’époque que “Guillaume Apollinaire […] s’éveille à l’aube dans une cellule nue où il a des plumes, de l’encre, du papier mais pas un livre”…

J’eus une émotion […] en lisant quelques vers naïfs laissés par un prisonnier […]. J’en composais aussi … 

On sait aujourd’hui ce que fut cette composition. Et si le poète posséda bien le nécessaire à écrire dans sa cellule (comme précisé ci-dessus), la question reste posée de déterminer ce qui y fut réellement composé. Le poète prit-il des notes, ébaucha-t-il quelques vers ou rédigea-t-il l’intégrale de cette suite ? Les manuscrits retrouvés au cours de l’enquête n’apportent que quelques éclaircissements à ce sujet. D’abord, parce qu’il existe plusieurs versions déposées en plusieurs endroits de cette suite et que certains passages n’ont pas été conservés lors de l’insertion dans le recueil de poèmes Alcools. Ensuite, parce qu’il semble, au vu des fragments retrouvés, que le poète ait rédigé sur des supports divers, et en différents moments de sa détention. Ainsi, à l’étude de deux cahiers retrouvés où le poète consigne, ordonne et classe, postérieurement, tout ce qui a trait à l’affaire, l’enquêteur ne peut que s’interroger à la lecture du quatrain manuscrit suivant :

Et tous ces pauvres cœurs battant dans la prison
L’Amour qui m’accompagne
Prends en pitié surtout ma débile raison
Et ce désespoir qui la gagne

Le poète signe le 15 de la 11ème. Il date ce passage du 9 septembre 1911, soit du samedi, deux jours après le début de son incarcération. En haut, à gauche au-dessus du texte, le poète a inscrit le mot “Santé” entouré. A droite, au-dessus du texte, le chiffre “5” est dessiné. Tel qu’il apparaît, signé et daté, ce quatrain semble conclure une suite. Or, le poème définitif du recueil “Alcools” ne se conclut pas sur ce quatrain. De plus, le chiffre cinq indiqué tend à prouver qu’il existerait de cette version quatre autres feuillets. Il s’agit alors de s’interroger sur le nombre probable de strophes inscrites par feuillet (!). En tout cas, avec certitude, cette strophe n’est pas la cinquième de la suite, pas plus qu’elle n’appartient à la numérotation adoptée finalement par Apollinaire dans son recueil, puisque la suite A La Santéest composée de 6 parties et que le quatrain ci-dessus évoqué appartient à la partie N°4. Il faut en déduire que le poète n’écrivit peut-être pas l’intégralité du texte durant sa détention et dans sa chronologie définitive. De plus, la datation du quatrain retrouvé (9 septembre 1911), seulement deux jours après le début de son incarcération, ne peut laisser supposer qu’il ait cessé d’écrire ensuite. Il vaut mieux considérer que le poète écrivit encore, ratura, transforma, pendant son incarcération et après. Un élément, au moins, l’indique dans cette strophe : la ponctuation qu’Apollinaire supprima ensuite sur les épreuves finales du recueil “Alcools”.

Concernant les “vers naïfs laissés par un prisonnier”, il s’agit de ceux de Myriès le chanteur qui font l’objet du second article signé par Guillaume Apollinaire pour le numéro de Paris Journal en date du 15 septembre 1911. 

Dans l’un des deux cahiers constitués par le poète sur cette affaire, on trouve la “copie originale” du texte. Il le trouve écrit “au dos d’un avis collé sur carton et concernant certains points du règlement de la prison”. Le poète recopiera ces vers, avec leurs fautes d’orthographe, durant sa détention, au dos d’une couverture rouge d’un cahier d’écolier sans doute obtenu en cantine. Cette copie originale possède en outre un intérêt “topographique” puisque le poète signe cette page comme provenant du “15 de la 7ème”. Or, l’on sait que la 11ème division se situait à l’époque dans le prolongement de la 7ème et dernière division. C’est ainsi que, selon l’humeur, le poète fut le 15 de la 11ème ou le 15 de la 7ème.

Au Palais, on m’enferma dans une des cellules étroites et puantes de la Souricière… 

Lors de leurs extractions, les prévenus, dont les affaires relèvent du Palais de Justice de Paris, séjournent, dans l’attente d’une comparution devant le juge d’instruction ou devant le tribunal, dans une sorte de prison de passage appelée la Souricière. Cette prison, située à l’intérieur du Palais de Justice de Paris, dépend administrativement de la Maison d’arrêt de la Santé dont elle est, en quelque sorte, une annexe, elle-même relevant de la compétence de la Direction régionale des Services pénitentiaires de Paris qui gère aujourd’hui une trentaine d’établissements. Les “cellules” sont des boxes d’attente. C’est par des souterrains que le prévenu Kostrowitzky, encadré par deux gendarmes, fut conduit jusqu’au bureau du Juge d’Instruction Drioux. La Souricière eut longtemps la réputation d’un établissement sordide. Aujourd’hui, l’architecture, la couleur des murs et l’encadrement démentent cette image négative et vétuste. Seuls, les souterrains n’ont pas changé et laissent imaginer l’endroit tel qu’il fut voilà presque un siècle.

Franck BALANDIER