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La maison centrale de Fontevraud

La centrale restituée par la parole

Clémentine Mathurin, Florian Stalder

Tableau de présentation des auteurs des témoignages

Source : Clémentine Mathurin, Florian Stalder

Le cadre du recueil de témoignages et le cahier des charges

La Région des Pays de la Loire dispose de la compétence d’Inventaire général du patrimoine culturel[1], qu’elle exerce par le biais du Service du patrimoine de sa Direction de la Culture et des Sports, avec la particularité, dans ce département-ci, d’être liée par convention avec le Service de l’inventaire du Département de Maine-et-Loire. C’est dans ce cadre qu’en 2010 est programmé un inventaire du patrimoine de la commune de Fontevraud-l’Abbaye. Depuis quelques années, la Région a, par ailleurs, souhaité étendre cette notion de patrimoine culturel par une démarche de recueil et de valorisation des patrimoines immatériels liés aux patrimoines matériels étudiés[2].

Dans un tel cadre, plus d’un demi-siècle après sa fermeture et plus d’un quart de siècle après le départ des derniers détenus et gardiens, alors même que nombre d’habitants de la commune vivent encore dans son souvenir, l’étude d’Inventaire fut l’occasion de soulever l’intérêt et l’urgence qu’il y avait à recueillir des témoignages relatifs à la maison centrale de détention de Fontevraud. En effet, il apparaissait qu’à l’exception des études suscitées autour de l’œuvre de Jean Genet ou de catégories spécifiques de détenus, le regard sur le xxe siècle était peu présent, notamment sur les dernières années du fonctionnement de la centrale. Par ailleurs, aucun travail n’avait permis de mettre en contexte l’établissement dans son environnement immédiat, le bourg de Fontevraud-l’Abbaye.

Cette collecte de témoignages était guidée par un faisceau de problématiques. Il s’agissait tout d’abord de pouvoir documenter ce qu’étaient les conditions de vie et de détention dans la maison centrale de Fontevraud. Il fallait parallèlement établir ce que furent les répercussions de la présence de la prison sur la vie du village, puis celles de sa fermeture. La question se posait ensuite de voir dans quelle mesure l’abbaye pouvait être vécue comme un lieu de mémoire de la maison centrale de détention. Enfin, l’enquête devait permettre de mieux cerner l’évolution de la prise en compte des bâtiments, espaces et traces de la période pénitentiaire dans les choix de restauration et dans la médiation dispensée sur le site.

Ce travail de collecte et la réalisation des enregistrements furent confiés en 2012 à une équipe de documentaristes nantaises, l’entreprise Figure-toi productions[3], fut retenue. Une première liste de témoins potentiels fut transmise par le service régional aux documentaristes qui l’amendèrent et l’enrichirent au gré de la progression de leur enquête pour, en fin de compte, disposer d’une petite trentaine de témoignages, choisis pour l’intérêt et la complémentarité des points de vue exprimés.


[1] Créé en 1964 par André Malraux et André Chastel sous une désignation initiale d’Inventaire général des monuments et richesses artistiques de la France, cette mission fut décentralisée au niveau régional par la loi du 13 août 2004. L’Inventaire analyse les éléments constitutifs d’un patrimoine entendu au sens large, « de la cathédrale à la petite cuillère » selon l’expression consacrée.

[2] Démarche initiée en commission d’élus régionaux et particulièrement portée par Mme Françoise Mousset-Pinard, cheffe du Service du patrimoine ; le projet fontevriste doit aussi beaucoup à M. François Corbineau. À ce jour, d’autres collectes de témoignages ont ainsi été menées, consultables sur une chaîne Youtube© : https://www.youtube.com/user/patpaysdelaloire/playlist

[3] Voir : http://www.figuretoi.fr, en la personne de Mmes Nelly Richardeau et Noémi Thepot ; qu’elles soient encore chaleureusement remerciées de leur beau travail et de leur grande disponibilité.

Capture d’écran de la playlist YouTube© consacrée aux « Mémoires de la Centrale »

Source : Cl. P. Giraud ® Région des Pays de la Loire © CCO.

Le cahier des charges fut rédigé pour recueillir des mémoires représentatives de plusieurs cercles de personnes susceptibles de rendre compte du fonctionnement de la prison ou de sa réaffectation en site culturel. Un premier cercle devait être constitué des témoins directs, qui, aux premières loges, vécurent ou travaillèrent dans la prison. Un deuxième cercle devait réunir des témoins qui, habitant le village ou y travaillant, virent fonctionner la maison centrale depuis l’extérieur. Un troisième cercle pouvait rassembler des proches de détenus, ou membres de leur famille, qui entretiennent des liens de type mémoriel avec la prison (visites, consultation des archives pénitentiaires, etc.). Un quatrième cercle devait, enfin, être constitué des personnes qui furent décisionnaires ou chargées de la réaffectation des bâtiments de l’ancienne maison de détention et des acteurs de leur restauration et de leur animation (personnels du ministère de la Justice, de l’administration des Monuments historiques, du CCO, etc.).

À une distance de plusieurs dizaines d’années, une telle représentativité ne fut parfois pas possible et certains manquent ici à l’appel. À l’issue de la collecte, toutefois, les trente témoignages[1] permettent, même si plusieurs points sont laissés dans l’ombre, de disposer d’angles de vue complémentaires et de restituer, sans approche exhaustive, un très grand nombre d’éléments sur la période pénitentiaire de Fontevraud et sur le regard qu’on lui porte. Chaque témoignage forme un prisme mémoriel individuel qui éclaire diverses facettes de la centrale. Sources d’informations floues ou précises, analytiques, distanciées ou encore chargées d’émotions, ce sont des paroles livrées là après montage et à passer au crible d’une analyse critique. Certaines voix se font consensuelles, d’autres sont partiales, toutes sont partielles.

Six personnes, deux anciens détenus et quatre anciens surveillants, témoignent directement du fonctionnement intérieur et des conditions de vie dans la prison, le regard du détenu étant complété par celui du gardien. Ces paroles sont ponctuellement enrichies dans cette collecte par d’autres qui, extérieures à ce premier cercle, purent accéder parfois à certains secteurs de la prison ou bien voir les détenus, sous la surveillance de leurs gardiens, dans leurs travaux extérieurs.

Les membres des familles de surveillants et de détenus, ensuite, sont au nombre de huit auxquels on peut ajouter quatre habitants du village. Outre les derniers aspects évoqués précédemment, leurs douze témoignages donnent à voir le village de Fontevraud dans sa relation à la maison de détention, pendant son fonctionnement comme après sa fermeture.

Les douze derniers témoignages sont plus diversifiés. Certains de leurs auteurs, historiens universitaires, cadres de l’administration culturelle ou médiateurs du CCO, donnent un éclairage sur le monde de la détention qui permet de compléter l’apport des témoignages directs, par une profondeur historique plus large ou par des précisions sur les bâtiments et leurs archives. D’autres, issus des mêmes sphères ou acteurs de la restauration de l’abbaye, posent les enjeux de la reconversion du site. La progressive prise en compte de son passé pénitentiaire est plus clairement au cœur des paroles des acteurs de la médiation autour de ce thème, de la production scientifique de connaissances sur la prison à leur diffusion dans l’Abbaye.


[1] Qu’il faut ici tous remercier pour leur accueil et leur participation à ce projet qui leur doit tout.

Témoignages de Philippe Artières

Source : Clémentine Mathurin, Florian Stalder

Les « Mémoires de la Centrale », apports et limites

À l’issue de cette collecte, l’entreprise prestataire versa un ensemble constitué de vingt-neuf séquences audiovisuelles, dont la durée est très variable (de 7’28’’ à 32’20’’). En 2013, afin d’en assurer la présentation publique auprès des témoins qui avaient pu s’y rendre, Figure-toi productions réalisa aussi des montages scénarisés pour restituer l’essentiel des points de vue en trois séquences courtes (d’environ six minutes chacune), illustrant ces « Mémoires de la Centrale » en déclinant : « la prison vue de l’intérieur », « la prison vue de l’extérieur » et « de la prison au centre culturel ».

L’ensemble des trente-deux séquences fut mis en ligne sur la plateforme YouTube©[1]. À leur visionnage, on mesure la richesse des témoignages collectés.

La mémoire fait résonner la cadence des sabots dans la « centrale du silence ». La « prison aux mille et une fenêtres et portes » est lugubre et sombre. L’idée d’oppression est constante, des visiteurs aux détenus et même aux gardiens qui évoquent un « bagne des surveillants ». Les conditions de vie sont dures. Pour les détenus, qui mentionnent le difficile travail de certains ateliers, la rudesse des vêtements, l’insalubrité, le règlement strict, mais également pour les surveillants eux aussi contraints au silence avec les détenus, vivant de routine et d’astreintes et qui ont le sentiment d’être tout autant surveillés. La violence sous-jacente est parfois explosive. Les visages de la prison sont multiples et les témoignages directs additionnés aux propos des historiens montrent à quel point le lieu connut des évolutions, les années 1963-1985 présentant un autre jour encore. Bon nombre de ces éléments étaient déjà connus, mais la confrontation est ici intéressante et les voix des surveillants, traditionnellement silencieuses et moins étudiées, offrent un éclairage notable.

L’un des apports majeurs est la mise en situation de la prison dans son contexte villageois. La cohabitation d’une société rurale et d’une forte minorité de familles de fonctionnaires de l’administration pénitentiaire se traduit par un village très vivant où les lieux de sociabilité sont forts et souvent partagés, mais elle s’accompagne aussi de rapports de classe plus ambigus, où le surveillant est le privilégié et le cadre un notable. Le village vit à l’ombre d’une centrale qui distribue aux siens ses avantages, fait parfois peur aux enfants, mais permet également de maintenir une attractivité économique. Fontevraud-l’Abbaye réalise qu’il était un pays de Cocagne lorsque la prison ferme ses portes : tout s’effondre, les familles de gardiens partent, éparpillées par l’administration, les maisons sont en vente, l’école se vide, les commerces ferment. La commune connaît en quelque sorte un exode rural brutal et démultiplié que la renaissance de l’abbaye permit mal de compenser.

Dernier enseignement, le destin du site est aussi évoqué avec ses destructions et les enjeux de son projet culturel comme de sa mise en tourisme. Les détenus s’activent en toile de fond de cette période de reconversion des lieux. L’enthousiasme est là, mais les tensions sont aussi palpables, notamment entre les divers acteurs de la restauration. La prison disparaît très largement et la question se pose de savoir à quel point elle est devenue un patrimoine, voire un lieu de mémoire.

Cette collecte se heurta aussi à des limites qui se perçoivent nettement à l’analyse des témoins qui évoquent la vie carcérale : une personne emprisonnée pour faits de Résistance, une pour objection de conscience et des proches de détenus eux aussi issus de la Résistance. Leurs témoignages sont bien évidemment entièrement recevables et particulièrement riches : ils participent donc pleinement des attendus du projet. Toutefois, manque à l’appel le détenu plus anonyme, plus ordinaire si l’on peut dire, celui auquel Jean Genet s’attache, qu’il a précisément été lui-même, mais ailleurs puisqu’il n’est pas passé par Fontevraud. Il ne fut en effet pas possible de pouvoir procéder à un entretien de ce type, à cause de la grande distance temporelle qui séparait cette étude de l’incarcération des derniers détenus de droit commun et du peu de personnes susceptibles de pouvoir encore en témoigner directement (même les gardiens sont tous nonagénaires, ici), mais aussi parce que malgré les approches tentées, les langues, y compris celles de leurs proches, ne se délièrent pas.

La parole n’est ainsi pas aisée à prendre lorsque l’on aborde des contextes en marge du champ patrimonial ordinaire. L’historien Philippe Artières aborde d’ailleurs dans son témoignage la difficulté à laquelle est confrontée ce qu’il appelle le « patrimoine noir »[2], pointant que l’aboutissement du processus de patrimonialisation d’un site pénitentiaire pourrait ne dépendre que de la prise en compte empathique de la réalité carcérale par la société contemporaine, ce qui est advenu pour les Résistants[3], mais pas encore vraiment pour les autres détenus.


[2] Philippe Artières, Muriel Salle. Papiers des bas-fonds. Archives d’un savant du crime, 1843-1924, Paris : Textuel, 2009. Dans cet ouvrage, Philippe Artières définit « comme "le patrimoine noir", cet immense ensemble d’objets et d’archives mais aussi de bâtiments qui donnent à voir une facette moins glorieuse de notre histoire que sont les prisons, les asiles et autres institutions ». Il reprend plusieurs fois cette expression au sujet de Fontevraud, notamment dans son Jean Genet & la prison de Fontevraud, coll. Les carnets de Fontevraud, Nantes : Revue 303, 2013 (voir page 15).

[3] La parole se libère aussi pour un objecteur de conscience tant il peut semble aujourd’hui incongru de pénaliser un refus de porter l’arme.