2. La diversification des usages

Plan du chapitre

Une généralisation de l'encartement dans l'entre-deux-guerres

Au lendemain de la Grande Guerre, se faire photographier pour les besoins de l’administration ou l’obtention de papiers d’identité devient une habitude pour la plupart des Français et Françaises. Outre le nombre croissant de permis de conduire les véhicules mécaniques ou de cartes d’identité d’étrangers, obligatoires à partir de 1917, l’après-guerre voit naître une multitude de nouvelles catégories de personnes nécessitant des papiers spécifiques. Il faut en effet prendre en considération la kyrielle d’invalides et mutilés de guerre, ceux qui bénéficient de pensions, ou encore les veuves de guerre. Ces cartes d’identité, qui attestent de droit ou de priorité, notamment en matière de services publics, deviennent indispensables et contribuent à l’accroissement du phénomène d’encartement de la population française.

D’abord réservée aux prestigieux « trombinoscopes » de quelques établissements de l’enseignement supérieur, la photographie gagne progressivement les fichiers matricules du personnel des ministères, des autres services publics, des associations et des grandes entreprises. Le format de la photographie dite d’identité, inspiré du système Bertillon, s’impose crescendo puis finit par se banaliser, au point de figurer sur les documents administratifs les plus anodins. Les exigences de l’administration entraînent le développement d’un véritable marché de la photographie d’identité : studios professionnels et officines d’amateurs (souvent tenues par des étrangers) s’installent près des préfectures. La demande est telle que, dès 1926, les autorités tolèrent les photographies d’amateurs pour les différents papiers d’identité. Les premières cabines de prise de vue automatique apparaissent dès les années 1920, au sein des grandes villes, et le « portrait Photomaton », d’abord toléré par les autorités, devient un incontournable pour la photographie d’identité.

La Société des mines de Lens, particulièrement démonstrative en termes de fichage des employés, est créée en 1852. La production et les effectifs augmentent à partir de 1860. En 1870, pour l’exploitation de quatre fosses, on compte 1538 mineurs et 566 ouvriers de jour. En 1883, les mines de Lens sont fortes de 6400 ouvriers et employés, dont 870 enfants et 29 femmes. Ces effectifs sont en augmentation constante (16 319 ouvriers en 1914, 17 000 en 1945). La société est nationalisée en 1944 et prend le nom de HNPC (Houillères nationales du Nord et du Pas-de-Calais). Dans les années 1970, les puits ferment les uns après les autres, provoquant la dissolution des HNPC en 1993.

Longtemps réservée aux trombinoscopes d’établissements prestigieux comme l’école Polytechnique, la photographie commence à figurer sur les cartes d’étudiants des facultés parisiennes à la charnière des xixe/xxe siècles. Au début du xxe siècle, aux Beaux-Arts, l’administration de l’école se montre peu exigeante sur la qualité et le format des portraits admissibles.

La Fédération sportive et culturelle de France est créée en 1898 sous le nom de l’Union des sociétés de gymnastique et d’instruction militaire des patronages et des œuvres de jeunesse de France. Elle regroupe alors les sections sportives des patronages catholiques. Avec 350 000 membres à la fin des années 1930, elle est la première fédération sportive de France. Favorisant l’accès pour tous et à tous niveaux, elle a joué un rôle essentiel dans le développement et l’institutionnalisation du sport français. La licence nominative est créée en 1907, développant toujours plus le phénomène de l’encartement.

La généralisation du « bertillonnage » ne s’est pas fait sans remous. Un consensus peut s’établir lorsqu’il s’agit de distinguer les bénéficiaires d’un statut ou d’identifier des délinquants. En revanche, la situation peut se renverser lorsque le fichage, en se généralisant, est vécu comme une extension aux bons citoyens de méthodes appliquées à l’origine aux criminels. Hommes politiques, gens de lettres, journalistes, artistes, citoyens, etc., ont été nombreux à dénoncer le caractère liberticide de la fiche d’identité. Pour ne citer qu’eux, les surréalistes pratiquent sur la photographie d’identité une de leurs plus célèbres opérations de détournement. Paradoxalement, la banalisation administrative de la photographie d’identité a eu des effets majeurs sur l’art du portrait photographique au xxe siècle. Tout contexte personnel ou historique est éliminé de l’image, désormais centrée sur l’essentiel : le visage humain.

Le premier numéro de la Révolution surréaliste, paru le 1er décembre 1924, présente un photomontage : le portrait anthropométrique de face de Germaine Berton, elle qui a assassiné l’année précédente Marius Plateau – secrétaire de rédaction de L’Action française –, est encadré par les visages de membres du groupe surréaliste et de plusieurs personnages auxquels ils se réfèrent, notamment Sigmund Freud (1856-1939), Pablo Picasso (1881-1973) et Giorgio De Chirico (1888‑1979). L’ensemble est accompagné d’une citation de Charles Baudelaire (1821-1867) : « la femme est l’être qui projette la plus grande ombre ou la plus grande lumière sur nos rêves ». Dans ce même numéro, Louis Aragon (1897-1982) fait l’éloge de Germaine Berton, « le plus grand défi [qu’il] connaisse à l’esclavage », et dont le portrait acquiert valeur d’icône.

En 1931, à Beyrouth, le chef de bataillon Charles de Gaulle (1890-1970) et son épouse ne fournissent pas de photographie pour obtenir leur passeport. Les raisons de cette omission demeurent mystérieuses : impossibilité matérielle de disposer d’une photographie, oubli de la part de l’employé chargé d’apposer ces documents dans le registre ou, répugnance de l’officier supérieur devant fournir les preuves de son identité aux bureaucrates du consulat ? Peut-être Charles de Gaulle perpétue-t-il ainsi cet atavisme des officiers qui sont nombreux, dès le xviiie siècle, à s’opposer qu’on leur applique les méthodes d’identification des soldats, et qui sont aussi les principales victimes, en 1904, de la retentissante « affaire des fiches » ?

Les photographies, apposées sur les cartes d’identité comme sur les passeports, réalisées en studio ou issues d’une simple cabine de Photomaton, ne suscitent pas de contestation particulière. Dans de rares cas, selon un contexte culturel particulier, cette exposition du visage peut cependant être refusée et les autorités paraissent disposées à un certain laisser faire. Ainsi en 1933, l’épouse de l’émir Khaled, petit-fils d’Abd el-Kader, ne fournit pas de photographie pour obtenir un passeport auprès du consulat de France à Beyrouth ; l’emplacement réservé à la photographie sur le registre porte la simple mention « dame musulmane ».

Les conséquences de la Grande Guerre et de la révolution d'Octobre

La Grande Guerre marque un tournant majeur dans l’application de la photographie aux procédés d’identification, étendue à des catégories de plus en plus nombreuses de la population. Laissez-passer et myriade de permis octroyés aux soldats génèrent une production de portraits d’une ampleur sans précédent. En parallèle, les images « volées » de déserteurs, d’espions et de traîtres font l’objet d’une quête systématique. Plus généralement, les mesures à l’encontre des étrangers se font plus sévères avec l’obligation d’apposer un portrait sur les titres de séjour dès 1915, et d’être titulaires d’une carte d’identité pour étrangers avec photographie en 1917. Les étrangers originaires des pays ennemis deviennent des suspects « au plan national », ce qui entraîne leur internement administratif dans des dépôts ou camps d’internés, parfois appelés camps de concentration. À l’issue du conflit, la surveillance des Allemands va se poursuit sans être toutefois aussi systématique que celle désormais exercée sur les « bolchevistes ». Tout individu en provenance de Russie est étroitement surveillé : les demandes de visa servent à alimenter les dossiers nominatifs qui pullulent, gérés par les organes centraux comme les ministères de l’Intérieur et de la Guerre, la préfecture de police, ou encore les commissariats des grandes villes.

À mesure que les menaces de conflit se précisent, la traque des soldats insoumis et des déserteurs s’intensifie. Pour identifier des individus très mobiles, souvent issus de milieux anarchistes, syndicalistes révolutionnaires et pacifistes, la police a recours à des photographies de groupes récupérées chez des proches et aussitôt « renseignées » – annotées.

C’est au cours de la Grande Guerre que l’usage de la photographie progresse de façon spectaculaire dans la gestioncivile ou militaire, centrale ou régionale, de groupes humains de plus en plus importants. Toutefois, en dépit de règles normalisatrices préconisées par les autorités, le format et la typologie des portraits demeurent extrêmement variables dans les documents administratifs. En outre, le cadre dédié au portrait d’identité n’est qu’exceptionnellement prévu dans les formulaires ou les feuilles signalétiques préimprimés, faisant obstacle à la systématisation et la standardisation du signalement photographique.

La carte d'identité des étrangers

À partir de 1888, les étrangers doivent se déclarer dans leur commune de résidence. Avec la guerre, leur surveillance s’intensifie et le décret du 2 avril 1917 instaure pour eux une carte d’identité obligatoire. Tout étranger résidant en France plus de quinze jours doit désormais demander cette carte aux mairies ou aux préfectures, remplissant un questionnaire en plusieurs exemplaires – minimum deux –, et fournissant trois photographies « de face et sans chapeau ». L’un des exemplaires du questionnaire alimente le fichier local des étrangers ; l’autre est envoyé au ministère de l’Intérieur où le nouveau Service central de la carte d’identité des étrangers centralise toutes les demandes et fait, dans certains cas, procéder à des enquêtes. Le dispositif va se durcir dans les années 1930, notamment avec les décrets-lois de 1938.

Après l’éclatement de la guerre, un décret du 2 août 1914 impose aux étrangers le port d’un permis de séjour. « Bercés dans nos sentimentales utopies, nos législateurs, loin d’opposer une barrière plus infranchissable au flot sans cesse grandissant de la tourbe internationale semblent au contraire lui avoir bénévolement ménagé toutes les fissures propres à lui permettre d’échapper à l’indispensable contrôle de ses faits et gestes ».

Exigée des étrangers depuis 1888, la déclaration de résidence n’est pas encore pourvue de photographie. Le formulaire présenté ici, rempli une première fois en 1923, a été réutilisé jusqu’en 1942 pour le contrôle des renouvellements de la carte d’identité d’étranger. Les photographies ont vraisemblablement été apposées à la fin des années 1930, dès lors que le portrait de profil devient obligatoire.

Les autorités chargées de délivrer la carte doivent « s’être assurées au moyen de la photographie de l’identité du titulaire, et la lui avoir fait signer ». Elle doit être oblitérée par le timbre de la préfecture à deux coins, avec la date à l’encre rouge. L’étranger signe sa carte devant l’autorité de délivrance. Les cartes octroyées aux étrangers de « nationalité ennemie »,quant à elles, portent sur la couverture deux traits rouges parallèles. Il est précisé que « l’apposition de ces signes devra être faite avec un grand soin ». Enfin, il est exposé que la carte d’identité est désormais « la seule pièce qui constate le droit du titulaire de résider sur le territoire national dans la zone de l’intérieur ».

La mise en fiche des espions et des suspects

Les organes de renseignement, policiers ou militaires, ont souvent une double mission de renseignement et de contre-espionnage. Depuis la fin du xixe siècle, ces services établissent des listes d’individus en fonction des menaces qu’ils sont censés représenter pour la sûreté de l’État. Pendant la Grande Guerre, les ressortissants des puissances ennemies sont particulièrement suspectés. À la suite de l’armistice, ce sont les représentants du bolchevisme, les personnages publics des régions d’Allemagne occupées par la France ou les nationalistes de l’Empire colonial qui retiennent toute l’attention de la surveillance. Entre travail de bureau et travail de terrain, la mise en fiche des suspects est une activité empirique, incertaine et faillible. Pour d’authentiques espions arrêtés, ayant fait des aveux et condamnés, combien d’individus ont été suspectés à tort ?

La couverture de ces dossiers établis sur des personnalités évoque l’apparition, au ministère de l’Intérieur, de l’entité des « Renseignements généraux » qui prend, à l’issue de la réforme de 1907, le relais du 4e bureau. Cette dénomination neutre révèle le souci républicain de ménager les esprits, évitant toute référence à une « police politique », incompatible avec le respect des libertés publiques prônées en parallèle. La photographie des personnalités surveillées alimente régulièrement les dossiers établis au cours de l’entre-deux-guerres ; son usage sera systématisé après la Deuxième Guerre mondiale.

Mme Ducimetière, 1916, espionne condamnée à mort, graciée ;

M. Sedano, 1916, espion ;

M. Bulmé, 1916, traître, fusillé ;

M. Bulmé, 1916, traître, frère du précédent ;

M. Desouches, 1917 ;

M. Sydney, 1916, espion, pharmacie centrale ;

M. Bolot, 1917 ;

M. Lübermann, 1916, espion ;

Mme Zelle, 1917 (Mata Hari).

Vraisemblablement réalisées par la préfecture de police en vue de leur diffusion auprès des journaux, ces photographies montrent les individus debout, la main posée sur une chaise – toujours la même –, faisant office de toise pour l’évaluation de la taille et de la corpulence.

La révolution d’Octobre et les menaces de contagion révolutionnaire provoquent l’élaboration de quantités de listes et de fiches. Comme mis en exergue par cet ensemble, dont on ignore la provenance, mais qui a servi d’outil de travail à la Sûreté générale du ministère de l’Intérieur, les méthodes élaborées sont encore maladroites : on dresse des listes alphabétiques de militants bolcheviques repérés en Suisse, ou des répertoires de noms qui renvoient à des portraits collectés de façon parfaitement empirique.

Dans les territoires rhénans, cette partie de l’Allemagne occupée par les Français de 1919 à 1930, des milliers d’individus sont fichés. Il s’agit principalement des futures personnalités du IIIe Reich, en passant par les agitateurs séparatistes ou encore les prostituées suspectes d’espionnage, mais aussi les généraux, les hauts fonctionnaires, les prélats, les industriels, les déserteurs français, etc. Cet ensemble illustre parfaitement les méthodes de travail d’un service de renseignement qui fiche « tous azimuts » les personnalités susceptibles de jouer un rôle, et d’influer sur le cours des relations franco-allemandes ; le critère d’appréciation majeur tient dans le degré de francophilie ou de francophobie. L’usage de la photographie est lui aussi révélateur. Si toutes les fiches ne sont pas pourvues d’un portrait de la personne surveillée (environ 280 fiches avec photographies), celles qui le sont montrent la variété de l’iconographie alors disponible et utilisée : portraits découpés dans la presse, contretypes de photographies d’identité, photographies anthropométriques ou portraits d’ateliers, portraits de groupes découpés pour isoler l’individu fiché, etc.

Ces étonnantes planches, élaborées par l’état-major de l’armée française à partir de listes établies par le Parti communiste allemand, dévoilent comment les fichiers récupérés auprès des « ennemis » sont réutilisés par l’institution militaire ou le ministère de l’Intérieur. On notera la curieuse nomenclature utilisée par les communistes pour classer les individus (les termes sont traduits de l’allemand) : marchands, provocateurs, traîtres, individus nuisibles, etc.

Les nationalistes de l’empire colonial constituent une autre catégorie d’individus étroitement surveillés. Aussi les services français cherchent-ils, par tous les moyens, à mettre la main sur les photographies permettant d’identifier visuellement ceux qu’ils surveillent. En témoignent ces photographies de 1928 interceptées par la Sûreté générale française en Indochine, dans la correspondance entre un étudiant indochinois de Bordeaux et sa famille.

La ré-obligation du passeport

Dans la seconde moitié du xixe siècle, le régime des passeports, que la Révolution française avait codifié pour les déplacements « à l’intérieur » et « à l’étranger », s’assouplit. Au nom de la liberté des échanges, le Second Empire les supprime. La Grande Guerre provoque alors un revirement complet et définitif : Français et Françaises doivent se munir d’un passeport pour quitter le territoire national, et les étrangers doivent être en possession d’un passeport visé par les autorités françaises pour entrer ou sortir de France et des territoires relevant de sa souveraineté. La guerre terminée, cette réglementation est adoucie pour faciliter la reprise de la vie économique, mais son usage généralisé n’est pas remis en cause. Une nouvelle catégorie de titres apparaît avec le « passeport Nansen », créé en 1922 au profit des habitants de l’ex-empire russe fuyant la révolution bolchevique, qui accompagne la formation du droit des réfugiés et des apatrides.

Signe de l’impréparation de certains postes consulaires à faire évoluer leurs documents administratifs pour se mettre en conformité avec les instructions, nous pouvons observer que ce registre du consulat de France à Buenos Aires n’a pas prévu de cadre pour intégrer la photographie. Les visages des demandeurs de passeport se retrouvent ainsi découpés et collés à l’horizontale pour tenir sur une seule ligne.

Puissance mandataire au Liban, la France compte à Beyrouth une importante colonie française composée de soldats, de fonctionnaires, de religieux et d’employés dans les sociétés bancaires ou commerciales. Ce registre des passeports de la fin des années vingt témoigne de l’attitude très souple de l’administration, qui n’impose pas aux Français le signalement descriptif et tolère des portraits peu normalisés.

Dans les ambassades et consulats, sont tenus des registres de délivrance et renouvellement de passeports et de visas, sur lesquels on reporte toutes les informations permettant de déterminer les circonstances de la délivrance et l’identité de l’individu.Ils sont composés d’une photographie et d’un signalement, souvent laissé vierge. Les archives de la légation de France à Pékin et du consulat général de France à Shanghai, conservées au Centre des archives diplomatiques de Nantes, offrent de nombreux registres de ce type. Au début du xxe siècle, la communauté des ressortissants français en Chine est en effet nombreuse, tant en raison des concessions que la France y administre, que de la présence de détachements militaires et de nombreuses missions religieuses.

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, circulation migratoire contrôlée, nouveaux moyens d’identification, imposition et généralisation des passeports internationaux et visas (lors des conférences internationales de 1920 et 1926), modifient radicalement les modalités de circulation. Aux consuls français revient la charge de produire des certificats d’immatriculation, non seulement à leurs ressortissants, mais également, lorsque la situation le permet, à des représentants d’autres nationalités et apatrides qui en font la demande. C’est le cas, à Vladivostock, des Arméniens et des Grecs qui, à l’issue de l’effondrement des empires russe et ottoman, trouvent auprès du consulat de France le seul organisme susceptible de leur délivrer des papiers d’identité.

Ce petit carnet à souche évoque la prise en charge, par les autorités consulaires françaises, des individus qui n’ont plus les moyens d’obtenir des papiers à la suite des conflits qui ont déchiré l’Europe. La mention « passeport séparé à la demande du mari » peut être interprétée de diverses manières. Elle révèle néanmoins le choc culturel qu’a pu représenter pour les femmes cette forme très administrative d’émancipation.

Les rescapés du génocide arménien perpétré par le gouvernement ottoman, après les premiers retours de déportation en 1918-1919, fuient de nouveau la Turquie avec la mise en place du régime kémaliste qui refuse de traiter comme ressortissants les Arméniens réfugiés en Europe lors des « événements de 1915 », pendant l’occupation interalliée ou qui n’ont pas pris part au « mouvement national » pendant la guerre d’indépendance. Pour les Arméniens, ces passeports majoritairement établis par les autorités françaises, sont souvent le seul papier d’identité reconnu qui leur permet de faire instruire leur dossier lorsqu’ils arrivent en France. C’est la raison pour laquelle on les trouve dans les archives de l’OFPRA (Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides).

La convergence des organisations communautaires de réfugiés russes, puis arméniens, des États de premier asile, des États demandeurs de main-d’œuvre et des organisations d’assistance humanitaire, permet la mise en place à leur profit d’un « titre d’identité et de voyage ». C’est au sein du Haut-commissariat de la Société des Nations pour les réfugiés, dirigé par l’explorateur et philanthrope norvégien Fridtjof Wedel-Jarlsberg Nansen (1861-1930), que va être élaboré ce certificat. Les réfugiés bénéficiaires, dits « statutaires » – les Russes à partir de 1922, les Arméniens à partir de 1924, les Assyriens et Assyro-Chaldéens et Turcs en 1928 –, vont y avoir accès selon un critère collectiffondé sur la perte de la nationalité ottomane ou russe, et non sur le régime de la preuve individualisée de la persécution.

Les fichiers locaux de la police judiciaire et de la police administrative

Dès les années 1910, la Sûreté générale, les brigades mobiles et la préfecture de police jouent un rôle majeur dans la diffusion auprès des autres polices des méthodes de l’identité judiciaire et l’usage de la photographie. Localement, éclosent quantité de fichiers, hétérogènes, générés par les commissariats centraux des grandes villes, désormais bien équipés. Des années 1920 jusqu’aux années 1970 qui voient la première informatisation des fichiers, les polices urbaines utilisent, pour la police judiciaire, les fiches signalétiques inspirées du « modèle de Bertillon ». Dans le domaine de la police administrative, si les dossiers individuels constitués sur les anarchistes, les communistes ou les étrangers considérés comme suspects alimentent des fichiers de plus en plus volumineux, ce sont les nomades qui font l’objet d’un contrôle particulièrement étroit, dont les modalités cumulent toutes les techniques de fichage connues : photographie, signalement descriptif, anthropométrie, dactyloscopie, etc. Alors même qu’une infime part seulement de ces fichiers nous sont parvenus, les exemples à notre disposition font montre de l’ampleur du procédé.

Nomades, forains et marchands ambulants

Les débats sur la réglementation de l’itinérance économique sont contemporains du développement d’une police judiciaire mobile, pouvant couvrir un large territoire et disposant d’un droit de suite. Par un décret daté du 30 décembre 1907, les ministres de l’Intérieur et de la Justice instituent les brigades régionales de police mobile. Une de leurs principales fonctions n’est autre que le fichage des nomades. Une circulaire du 4 avril 1908 dispose que les agents « photographieront et identifieront, chaque fois qu’ils en auront légalement la possibilité, les vagabonds, nomades et romanichels circulants isolément ou voyageant en troupes et enverront au Contrôle Général, établi selon la méthode anthropométrique, photographies et notices d’identification ».

La loi du 16 juillet 1912 définit trois catégories d’ambulants : les marchands ambulants, les forains de nationalité française et les « nomades ». À chaque catégorie correspondent des papiers d’identité spécifiques. Les « nomades » sont « quelle que soit leur nationalité, tous individus circulant en France, sans domicile ni résidence fixes et ne rentrant dans aucune des catégories ci-dessus spécifiées ». L’expression « nomades » vise indubitablement les Bohémiens, Tziganes et Gitans. Cependant, tous les nomades ne sont pas Bohémiens. La catégorie, du fait d’une définition extensive, comprend de nombreuses familles pratiquant des métiers itinérants courants. Les forains étrangers doivent ainsi se déclarer comme « nomades » : aussi trouve-t-on dans ce type de fichier des photographies face/profil de marchands chinois.

Les carnets, qu’ils soient individuels ou collectifs, sont établis à partir de notices individuelles, dans l’élaboration desquelles les brigades mobiles jouent un grand rôle : ce sont elles qui photographient, relèvent les empreintes digitales et procèdent aux mesures anthropométriques. Ces notices sont conservées dans les préfectures et sous-préfectures, tandis qu’un duplicata est envoyé pour archivage à la direction de la Sûreté générale. Progressivement, un fichier centralisé voit le jour. Notons que chaque modification sur le carnet individuel fait l’objet d’une nouvelle notice.

Si les nomades sont principalement fichés par les brigades mobiles, ils le sont également par les polices urbaines : c’est le cas à Nantes. Une des attributions des brigades mobiles consiste en effet à photographier et ficher les nomades, mais une circulaire du 3 octobre 1913 précise que « le personnel des préfectures ou des sous-préfectures n’est pas en mesure d’établir un signalement anthropométrique, ni de prendre des empreintes digitales. Aussi ces opérations devront, autant que possible, être effectuées par les commissaires et inspecteurs des brigades mobiles et les agents des services anthropométriques qui ont été organisés dans plusieurs grandes villes ».

Carnet collectif de nomades de la famille K. Pages concernant Anouska, 1940

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Source : Toulouse, archives départementales de la Haute-Garonne, W 2716 (124-126)

Carnet collectif de nomades de la famille G., 1938

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Source : Marseille, archives départementales des Bouches-du-Rhône, 142 W 89/1

Carnet collectif de nomades de la famille G., 1938

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Source : Marseille, archives départementales des Bouches-du-Rhône, 142 W 89/1

Carnet collectif de nomades de la famille G., 1938

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Source : Marseille, archives départementales des Bouches-du-Rhône, 142 W 89/1

Carnet collectif de nomades de la famille G., 1938

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Source : Marseille, archives départementales des Bouches-du-Rhône, 142 W 89/1

Carnet collectif de nomades de la famille G., 1938

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Source : Marseille, archives départementales des Bouches-du-Rhône, 142 W 89/1

Carnet collectif de nomades de la famille G., 1938

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Source : Marseille, archives départementales des Bouches-du-Rhône, 142 W 89/1

Carnet collectif de nomades de la famille G., 1938

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Source : Marseille, archives départementales des Bouches-du-Rhône, 142 W 89/1

Carnet collectif de nomades de la famille G., 1938

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Source : Marseille, archives départementales des Bouches-du-Rhône, 142 W 89/1

Carnet collectif de nomades de la famille G., 1938

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Source : Marseille, archives départementales des Bouches-du-Rhône, 142 W 89/1

Carnet collectif de nomades de la famille G., 1938

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Source : Marseille, archives départementales des Bouches-du-Rhône, 142 W 89/1

Carnet collectif de nomades de la famille G., 1938

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Source : Marseille, archives départementales des Bouches-du-Rhône, 142 W 89/1

Carnet collectif de nomades de la famille G., 1938

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Source : Marseille, archives départementales des Bouches-du-Rhône, 142 W 89/1

Carnet collectif de nomades de la famille G., 1938

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Source : Marseille, archives départementales des Bouches-du-Rhône, 142 W 89/1

Carnet collectif de nomades de la famille G., 1938

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Source : Marseille, archives départementales des Bouches-du-Rhône, 142 W 89/1

Carnet collectif de nomades de la famille G., 1938

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Source : Marseille, archives départementales des Bouches-du-Rhône, 142 W 89/1

Carnet collectif de nomades de la famille G., 1938

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Source : Marseille, archives départementales des Bouches-du-Rhône, 142 W 89/1

Carnet collectif de nomades de la famille G., 1938

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Source : Marseille, archives départementales des Bouches-du-Rhône, 142 W 89/1

Carnet collectif de nomades de la famille G., 1938

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Source : Marseille, archives départementales des Bouches-du-Rhône, 142 W 89/1

Le carnet anthropométrique a comme principal objectif d’identifier les nomades en fixant sur le papier leur véritable état civil ou, au besoin, en créer un. Conjointement au carnet individuel, la législation impose un carnet collectif dont le chef de famille est le détenteur. Sur ce carnet, les liens de parenté sont précisés et tout changement – naissance, mariage, divorce ou décès – doit être notifié. Ce carnet collectif oblige les familles à voyager groupées. Lors des contrôles – qui sont quotidiens ! –, tous les membres de la famille inscrits sur le carnet doivent être présents.

Ces deux carnets et le précédent ont été retrouvés dans les archives du camp d’internement de Saliers (Bouches-du-Rhône, 1942-1944). Un décret-loi, publié le 6 avril 1940, interdit la circulation des nomades sur l’ensemble du territoire métropolitain pour toute la durée de la guerre. Il incombe aux préfets de les assigner à résidence dans une ou plusieurs localités. Qu’il s’agisse de l’identification des nomades comme de la connaissance de leurs parcours, cela facilite grandement la tâche des gendarmeries chargées de les arrêter et de les conduire sur les lieux d’assignation à résidence. Environ 6500 personnes, dont 60 % d’enfants, ont été enfermées, en famille, dans 30 « camps d’internement pour nomades ». Ces derniers sont gérés par l’administration française, et notamment situés à Jargeau (centre nord), Montreuil-Bellay (quart nord-ouest), Angoulême (quart sud-ouest), et à Saliers (sud-est). Plus de 90 % des personnes internées sont de nationalité française.

Quoiqu’issu d’une famille de nomades, Django Reinhardt (1910-1953), déjà reconnu guitariste de jazz virtuose, est affublé du statut de « forain ». Pour être enregistré comme tel et se voir délivrer un carnet d’identité, il doit seulement remettre une photographie (de profil) et remplir une notice comportant de très succincts éléments de signalement. En effet, contrairement aux nomades, les forains ne font pas l’objet d’un fichage national.

En 1912, la loi qui rend obligatoire le carnet anthropométrique des nomades institue, pour les commerçants ou industriels forains de nationalité française, le premier carnet d’identité valable sur tout le territoire. En 1913, le ministre de l’Intérieur précise que la photographie doit avoir « une dimension de 3 à 4 centimètres entre l’insertion des cheveux et la pointe du menton ».

L’enregistrement des marchands ambulants, prévu par cette loi de 1912, implique la tenue de ce type de registres où les services préfectoraux remplissent le récépissé de déclaration en deux exemplaires. Celui du volet de droite demeure dans le registre, celui du volet de gauche est détaché (en suivant le pointillé), et remis aux requérants comme papier d’identité. Nous relevons que la photographie exigée est uniquement composée d’un cliché pris de face.

Les fichiers des commissariats

Les archives constituées par les commissariats centraux des grandes villes se composent de plusieurs ensembles, répondant à des usages précis. Il existe d’abord un fichier nominatif des suspects, prévenus et condamnés, classé par ordre alphabétique des patronymes, et renvoyant aux dossiers individuels ou dossiers d’affaires. On trouve également le fichier de l’Identité judiciaire, qui sert à identifier un individu recherché ou qui dissimule sa véritable identité. Le fichier est parfois complété par le répertoire chronologique de toutes les personnes photographiées au commissariat, ce qui permet de retrouver rapidement les plaques ou négatifs originaux. Sont ainsi fichés les individus surveillés au titre de la sûreté de l’État, les prévenus pour crimes et délits de toutes sortes, et les personnes relevant de la police des mœurs.

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