À la fin du xixe siècle, les seuls ensembles assimilables à des fichiers centraux sont gérés, au ministère de l’Intérieur, par la direction de la Sûreté générale. Cela concernant uniquement les interdits de séjour. 50 000 dossiers sont ainsi ouverts entre 1889 et 1906, année de clôture d’une première série. En 1907, la réforme qui crée les brigades mobiles régionales place celles-ci sous l’autorité du Contrôle général des services des recherches judiciaires,qui bénéficie d’un service des archives. Ce dernier met en place un « fichier criminel » dont seules quelques épaves nous sont parvenues, mais qui dépasse vraisemblablement le million de dossiers au milieu des années 1930. Témoin d’une époque troublée, la création d’un « fichier central » date de 1935. Il concerne de fait tous les individus fichés au titre de la police dite administrative. Cette création intervient dans le contexte de l’affaire Stavisky qui a brutalement exposée au grand jour, tant les rivalités entre la préfecture de police et la Sûreté générale, que les dysfonctionnements de cette dernière. En outre, le gouvernement justifie la nécessité de ce fichier par l’arrivée en France de centaines de milliers de réfugiés fuyant l’Allemagne nazie ou l’Espagne en proie à la guerre civile. Contrairement au fichier criminel, le fichier central nous est paradoxalement presqu’intégralement parvenu, du fait des aléas de la guerre de 1939-1945.
3. Le vertige du fichage universel
Plan du chapitre
Vers le fichier central
La carte d’identité a pour fonction de confondre les étrangers en tant que travailleurs. À partir de 1917, l’attribution de la carte d’identité est le plus souvent subordonnée à la présentation d’un titre d’embauche, visé par les agents du ministère du Travail qui sont répartis dans les bureaux d’immigration installés aux frontières. Comme l’indique le rapport établi par la commission ayant préparé la loi du 12 août 1926 : « il importe de canaliser les flux des travailleurs venus de l’extérieur vers les professions et les régions où leurs concours peuvent nous être utiles ; il ne faut pas au contraire qu’ils entrent dans des professions déjà encombrées, sur des territoires surpeuplés (agglomération urbaine) parce qu’il en résulterait inévitablement pour nos nationaux soit du chômage, soit un avilissement des salaires ». Ce souci protectionniste explique la multiplication des cartes d’identité de couleurs différentes, en fonction du secteur d’activité (agriculture, industrie, puis dans les années 1930, commerce et artisanat).
L’adresse que donne Mala Laaser (1911-1953), Allemande « israélite non réfugiée », est celle de Jean Giono, à Manosque. On note la mention marginale « C’est pressé ! ». Comme toutes les demandes de visa alors transmises à la Sûreté nationale par les consulats de France en Allemagne, celle-ci alimente un dossier nominatif du fichier central. Cette pièce est d’ailleurs la seule du dossier ouvert au nom de Mala Laaser.
Délivré aux interdits de séjour par les services pénitentiaires coloniaux, les maisons d’arrêt ou les préfectures, le carnet anthropométrique est rendu obligatoire par le décret-loi du 30 octobre 1935. À l’instar de celui des nomades (1912), il donne l’état civil et la photographie à la page 1, le signalement et les empreintes à la page 2, l’extrait de la condamnation à la page 3, la situation pénale aux pages 4 et 5, les visas de séjour aux pages 6 et 7.
Le fichier central de la sûreté nationale
À la fin des années 1930, la Sûreté générale, rattachée au ministère de l’Intérieur, devient la Sûreté nationale. Elle entreprend la constitution d’un premier fichier national aux dimensions véritablement vertigineuses. Regroupant plusieurs fichiers déjà constitués sur les individus surveillés pour des motifs variés (police politique, jeux, espionnage, etc.), il est augmenté de la masse des fiches confectionnées pour les demandeurs de cartes d’identité d’étrangers. Telle est l’origine du célèbre « fonds de Moscou », dont les tribulations archivistiques forment comme une métaphore du xxe siècle : saisi par l’occupant allemand en 1940, retrouvé par les Soviétiques en 1945, restitué par Moscou aux Archives nationales dans les années 1990. Ce fonds existe toujours ; il est entreposé à Fontainebleau, dans un ancien bâtiment de l’OTAN qu’il a fallu désamianter récemment. Ce dernier est désormais accessible aux chercheurs et chercheuses dans son intégralité.
En dépit de son volume qui donne à croire qu’il est resté intact, le fichier central n’a pas livré tous ses secrets. Passé entre les mains des nazis, puis des Soviétiques, il a été entre 1940 et 1994 restructuré, reclassé, reconditionné et finalement exploité. Tel qu’il nous est parvenu, il se compose, comme tout fichier de police, de deux ensembles : des fiches d’une part, et des dossiers d’autre part. Sur les fiches cartonnées, de 8 par 18 cm, classées dans l’ordre alphabétique des patronymes, sont consignées de très brèves informations sur l’état civil, tampons, sigles et abréviations donnant le plus souvent la raison du fichage des individus : police judiciaire, police générale, contre-espionnage, récidivistes, passeports, étrangers, etc. Dans d’autres cas, la fiche porte un nom et la simple mention « fichier central ».
Les Allemands trouvèrent à Paris, rue des Saussaies, les archives de la Sûreté qu’ils emportèrent dans leur pays. Saisi en 1945 par les troupes soviétiques en Bohême, ce fichier subit une première occultation mémorielle. Conservé dans un bâtiment en périphérie de Moscou, il est utilisé à des fins d’information et de recherche par le MVD (ministère des Affaires Internationales/Министерство внутренних дел Российской Федерации) et le KGB (Comité pour la sécurité de l’État/Комитет государственной безопасности). L’effondrement du système soviétique au début des années 1990 conduit à la mise sur pied d’un processus légal de restitution d’archives publiques, et le quai d’Orsay est alors chargé de mener les négociations pour le retour d’un vaste ensemble de fonds documentaires, parmi lesquels le fichier dit « de Moscou », accompagné de listes et de répertoires élaborés par les Soviétiques.
En 1939, on évalue à 7 millions le nombre de fiches du fichier central. Dès 1935, des fiches préimprimées au timbre du « fichier central » sont systématiquement utilisées pour les individus nouvellement encartés et pour ceux dont les informations sont mises à jour. De plus en plus laconique, le fichier central devient bel et bien un immense index alphabétique, renvoyant aux dossiers nominatifs. Le rythme de travail s’accélère au cours des années 1938-1939 avec la décision de ficher de nouvelles catégories d’individus comme les étrangers débiteurs envers le Trésor public ou les naturalisés. Néanmoins, c’est surtout le contexte international qui entraîne l’inflation des fiches : réfugiés espagnols, brigades internationales, garibaldiens, etc., qui viennent s’ajouter aux Allemands fuyant le nazisme, considérés certes comme réfugiés, mais aussi comme espions potentiels. Cette effervescence explique pourquoi le fichier, tel qu’il est récupéré par les nazis, comporte des fiches remontant aux années 1880 !
Arrêtés à la frontière à leur retour d’Espagne et transférés au camp d’Argelès puis au fort de Collioure, ces jeunes d’origine allemande, autrichienne, espagnole et italienne, engagés dans les brigades internationales, sont interrogés par un inspecteur de police mobile. Ce dernier transmet un exemplaire des notices à la Sûreté nationale où l’on procède à deux vérifications préalables : sont-ils déjà enregistrés au fichier central ou au fichier criminel ? Aucun d’entre eux ne l’est, comme l’indiquent les deux tampons en haut des fiches présentées ci-contre. Précisons qu’ils ont désormais une fiche et un dossier à leur nom au fichier central.
La brochure est publiée par la direction générale de la Sûreté nationale (Inspection générale des services de police criminelle). Les dossiers d’agents de la Gestapo sont ouverts tant par le Contrôle criminel que par le « fichier central » qui relève du cabinet du directeur de la Sûreté nationale. L’intérêt de ces documents est de montrer comment les agents de la Gestapo sont fichés à la fois sur le plan criminel et sur celui de la sûreté de l’État. Des étiquettes très explicites, collées à l’intérieur des dossiers ou des mentions marginales, évoquent les va-et-vient d’un service à l’autre, inévitable quand il s’agit de terrorisme.
Vers la carte d'identité nationale obligatoire
Le 27 octobre 1940, un décret de l’État français rend obligatoire une « carte d’identité de Français » pour toutes personnes âgées de 16 ans ou plus. Cette création de Vichy a été préparée par plusieurs tentatives de généralisation menées au cours de l’entre-deux-guerres, notamment en 1921 par la préfecture de police, ou en 1935, par le gouvernement de Pierre Laval (1883-1945). De fait, jusqu’en 1940, les nombreuses cartes d’identité en circulation sont encore facultatives – à la différence des autres cartes, obligatoires, mentionnées précédemment dans cette exposition. Elles sont délivrées par de multiples autorités et n’obéissent à aucune normalisation. Pour être performante, l’idée de carte d’identité obligatoire suppose, en parallèle, la création d’un fichier de référencement, complément indispensable au bon fonctionnement du système, et méconnu par les porteurs et porteuses des cartes. C’est par la coopération entre les services centraux du ministère de l’Intérieur, les préfectures et les services de la démographie que l’État français parvient à instituer, dans quelques départements seulement, un premier numéro d’identification national, à 13 chiffres, propre à chaque citoyen ou citoyenne. La présence de la photographie – obligatoirement de profil à la fin de la guerre – et de quelques éléments signalétiques montrent l’héritage de Bertillon. De fédératrice et assimilatrice qu’elle avait été jusqu’alors, la carte d’identité créée par le régime de Vichy devient excluante. Il s’agit de rejeter les individus qui ne répondent plus aux nouveaux critères raciaux ou nationaux. Aussi, dans les fichiers des préfectures, figure la mention du mode d’acquisition de la nationalité et de la qualité de « juif ».
Tout au long de l’entre-deux-guerres et dans les premières années de l’Occupation, les cartes d’identité sont délivrées par des autorités multiples, à partir de modèles imprimés localement, ne faisant l’objet que d’un enregistrement local sans contrôle exercé par l’État. Dans quelques départements, on s’inspire toutefois du modèle établi en 1921 par la préfecture de police de Paris ; elle avait vainement tenté de le rendre obligatoire pour la région parisienne. Ce n’est qu’à la fin du régime de Vichy que les cartes d’identité « de Français » – pour les distinguer des cartes d’identité « d’étrangers » – suivent un modèle unique, pour certains départements seulement comme nous l’avons vu.
Ces registres témoignent des modalités de gestion locale, mises en place pour l’attribution des premières cartes d’identité. L’administration se montre alors peu exigeante s’agissant des pièces administratives et d’état civil demandées aux requérants. On note une surreprésentation des femmes qui s’explique simplement : pour la première fois, celles-ci disposent d’un papier d’identité à leur nom propre. De fait,les hommes, déjà titulaires du livret de famille – à leur nom –, de papiers militaires ou d’ancien combattant, d’un permis de conduire, d’un permis de chasse ou d’une carte de fonctionnaire, n’en ont qu’une utilité réduite.
Les registres et feuillets préimprimés pour la délivrance des cartes d’identité consulaires au consulat de New York réservent des cadres aux photographies d’identité dont le format est désormais normalisé.
Les « fiches de notification modèle n° 4 » cartes d’identité de la période 1939-1951, généralement détruites, ont été, elles,heureusement intégralement conservées aux archives de la Mayenne. Elles concernent les trois quarts de la population du département de la Mayenne dans les années 1940. Ce fonds mentionne également des personnes que la guerre avait entraînées dans ce département, notamment des réfugiés venant des départements de l’Aisne et du Nord, ainsi que quelques très rares fiches portant la mention, barrée à la Libération, « Juif » ou « Juive ».
Ce fonds est l’un des très rares fichiers de cartes d’identité à avoir été intégralement conservé. C’est la loi du 27 octobre 1940 qui a créé la carte d’identité de Français, ancêtre de la carte nationale d’identité. Il s’agit par ce moyen de permettre à ceux des résidents sur le sol français, qui peuvent se prévaloir de la nationalité française, de disposer d’un justificatif et de recenser de façon indirecte les israélites en apposant notamment la mention « Juif » sur les fiches. Les premiers services de la carte d’identité de Français se mettent en place dès l’automne 1942 ; celui des Hautes-Pyrénées ne semble avoir été opérationnel qu’à compter de septembre 1943. Ce sont les commissariats de police, ou à défaut les mairies, qui ont en premier lieu reçu et instruit les demandes, notamment les fiches que nous conservons, et ce avant de transmettre les dossiers à la préfecture. La personne qui désire se faire établir une carte d’identité de Français doit alors se rendre au commissariat ou à la mairie de son domicile. Là, lui sont remises trois fiches numérotées de 1 à 3, respectivement de couleur beige, rose et verte. Lui sont également donnés un récépissé de demande et d’acquittement de droit de timbre, ainsi qu’un formulaire dit « bulletin n° 4 ». Ces documents sont renseignés par le postulant puis rendus aux services municipaux ou policiers. Ces derniers transmettent ensuite à la préfecture les trois fiches, le bulletin n° 4 et les divers justificatifs attestant de l’identité et du domicile du demandeur. La préfecture peut alors établir la carte d’identité de Français à partir des informations contenues dans ces diverses pièces et perçoit le montant dû – lorsque la carte n’est pas délivrée gratuitement, ce qui concerne certaines catégories de personnes. La carte d’identité, une fois établie, est adressée au commissariat ou à la mairie. Quant au récépissé d’acquittement, il est retourné au demandeur, lequel, muni de ce document, peut finalement retirer sa carte à la mairie ou au commissariat. Ainsi la préfecture ne garde-t-elle que les trois fiches, les bulletins n° 4 et les pièces justificatives. La masse de documents conservés, surtout des fiches, commande un classement extrêmement minutieux. Dès 1942, une instruction générale du ministère de l’Intérieur prévoit la constitution et la tenue de fichiers. Ces fiches sont organisées en trois grands ensembles distincts :
-
les fiches n° 1 (beiges) sont rangées selon le lieu de résidence du demandeur ;
-
les fiches n° 2 (roses) sont rangées selon le lieu de naissance ; les fiches des personnes nées hors du département auraient dû être renvoyées dans le département de naissance pour ceux nés en France métropolitaine, ce qui n’a pas été fait ; il était prévu de classer à part les fiches des Français nés dans les territoires d’outre-mer ou à l’étranger, avant qu’une solution définitive pour leur classement ne soit adoptée ;
-
les fiches n° 3 (vertes) sont envoyées dans un grand fichier central national qu’il était prévu d’implanter à Lyon ; il ne vit jamais le jour.
Ces fiches, dont des échantillons ont été conservés aux archives départementales, exposent le mode le plus abouti de l’établissement de la carte d’identité de Français. En comparaison des modèles antérieurs, celui de 1944 intègre la question « l’intéressé est-il de la race juive ? » ; il porte un numéro d’identification unique à 13 chiffres en plus du numéro de la carte ; la photographie est désormais obligatoirement, de profil, comme cela était déjà le cas pour les cartes d’identité d’étrangers depuis 1938.
À l’instar de tous les fonctionnaires servant l’État français, les agents du Commissariat général aux questions juives ont été tenus de faire établir une carte d’identité de fonctionnaire, utilisable seulement dans le cadre de leurs fonctions. Les Archives nationales conservent l’intégralité des dossiers nominatifs de ces agents, chaque dossier comprenant une feuille cartonnée établie pour la délivrance de ces cartes.
La guerre de 1939-45, Vichy, la Libération
C’est principalement sur une police devenue nationale que le régime de Vichy s’appuie pour prouver la réalité de son pouvoir et réaliser, en lieu et place des nazis, un certain nombre de leurs objectifs comme la chasse aux terroristes, aux juifs, ou aux réfractaires du Service du travail obligatoire. Cartes d’identité pour les étrangers comme pour les Français, cartes d’identité de fonctionnaires, cartes de travailleurs, certificats de démobilisation, de libération des centres de séjour surveillés, visas de sortie et de transit, récépissés, sauf-conduits, permis provisoires de séjour, de circulation, Ausweis et passeports pour les travailleurs du STO, etc., jamais il ne fut exigé autant de papiers d’identité que pendant l’Occupation. Pour la première fois, les paysans sont intégrés au processus, du seul fait de l’obligation de la carte d’identité.
La période de la Libération est une nouvelle étape dans le recours à l’identification, qu’il s’agisse de la traque des agents au service des Allemands, des criminels de guerre ou des collaborateurs, mais surtout du recensement des innombrables personnes internées ou déportées, des civils blessés ou tués, des prisonniers de guerre, etc. Bien des années plus tard, ce sont souvent ces mêmes fichiers qui sont exploités dans le cadre des travaux sur la Shoah, par Serge Klarsfeld et ses équipes. Comme en témoignent ceux exposés au Centre de documentation juive contemporaine, certains fichiers sont devenus de véritables « lieux de mémoires ».
La police de Vichy
La loi du 23 avril 1941 étend le régime des « polices d’État » que connaissaient déjà Lyon, Marseille, Toulon et Nice, les villes d’Alsace-Lorraine, celles de Seine-et-Oise et Seine-et-Marne, à toutes les villes de 10 000 habitants. Cette loi est l’aboutissement de l’ensemble des réformes mises en œuvre par la IIIe République, et contient les prémisses de l’organisation actuelle de la police française. Engagé dans la voie de la collaboration, le régime institue par ailleurs des unités spéciales à l’image des brigades anticommunistes. Dans la traque qu’elles livrent aux réseaux de la Résistance, les polices française et allemande utilisent très régulièrement la photographie pour ficher, identifier, rechercher et confondre les résistants. Pour ces derniers, la fabrication de faux papiers est une arme essentielle qui permet de contourner le dispositif policier d’identification.
Une fois arrêtés, les résistants sont systématiquement fichés pour « activité terroriste », « communiste », voire les deux à la fois. À la différence des fiches établies pour les crimes et délits, les mesures anthropométriques et le signalement ne sont pas renseignés, ce qui correspond à la procédure classique quand la personne est simplement recherchée (voir la fiche avec la photographie déchirée). Pour les autres fiches portant un cliché face/profil, cette absence est-elle volontaire ? Est-elle le signe d’une procédure expéditive ?
Le 14 octobre 1944, Louis Parrot (1906-1948) écrit Les Lettres françaises : « Les faux-monnayeurs de notre enfance ne sont que de tout petits enfants à côté de ceux que les nécessités de la défense intérieure a suscités ». Il cite l’exemple de Michel R., dont la discrète officine parisienne approvisionnait la Résistance en faux papiers, « depuis le certificat de démobilisation jusqu’à la carte d’identité en bonne et due forme, couverte des cachets les plus authentiques ».
En 1939, 20 000 travailleurs indochinois requis sont acheminés vers la métropole. Dépendants du ministère du Travail, ils sont affectés comme ouvriers non spécialisés (ONS) dans les usines (en particulier les poudreries, l’aviation, les usines de munitions comme cela avait déjà été le cas en 1914) travaillant pour la Défense nationale. Bloqués en France à la suite de la défaite de juin 1940, ils ne peuvent non plus regagner la colonie à la Libération en raison de la guerre d’Indochine. Ce n’est qu’après la guerre que la majorité d’entre eux est rapatriée, tandis qu’un millier choisit de s’installer définitivement en France.
Les "fichiers juifs"
Dans toute l’Europe occupée par les nazis, l’exclusion puis l’extermination des juifs a imposé l’étape préalable de l’identification. En France, le terme de « fichier juif » recouvre des réalités différentes. Le 27 septembre 1940, les autorités allemandes imposent aux juifs de se faire enregistrer. Par la loi du 2 juin 1941, le régime de Vichy organise son propre recensement par l’intermédiaire des préfectures. Ces procédures supposent, de la part des individus, qu’ils fassent la démarche de se déclarer en tant que juifs. À ces fichiers établis par la préfecture de police et les préfectures des départements, s’ajoutent des fichiers composés à l’issue des arrestations, ou d’autres, constitués à partir du dépouillement par les autorités, à l’insu des personnes concernées, de fichiers préexistants comme ceux des cartes d’identité. Dans cette hypothèse, l’origine géographique ou le patronyme servent de critères à l’opération d’identification.
Le « fichier juif » est actuellement exposé dans la crypte du Centre de documentation juive contemporaine, où il a été déposé par les Archives nationales en 1996. Il provient du ministère des anciens Combattants, qui avait rassemblé des fichiers de différentes origines concernant des juifs arrêtés. Il ne s’agit donc pas du fichier élaboré à la préfecture de police à partir du recensement imposé en septembre 1940 par l’occupant allemand, dit « fichier Tulard », détruit à la fin des années 1940. Les fichiers de la préfecture de police qui nous sont parvenus comprennent les fiches individuelles et familiales des juifs appréhendés à Paris et dans le département de la Seine. Les fiches des camps de Drancy, de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande dans le Loiret ont été également préservées. Tous ces documents présentent une subdivision spécifique pour les enfants internés.
Ce fichier a été, semble-t-il, utilisé par la police de Marseille pendant l’Occupation. Nous relevons que la très grande majorité des fiches sont effectivement celles de Français de confession israélite. Aux archives départementales des Bouches-du-Rhône, ce fichier est régulièrement consulté dans le cadre des recherches de la CIVS (Commission pour l’indemnisation des victimes et spoliations intervenues du fait des législations antisémites pendant l’Occupation).
Cette sélection de fiches, faite sur l’intervalle des patronymes commençant par un « X », un « Y » ou un « Z », expose comment les autorités, dans le département de la Haute-Loire, ont utilisé les fichiers de cartes d’identité d’étrangers pour repérer ceux de confession israélite qui, par ailleurs, étaient identifiés par les multiples opérations de recensement. Dans la mesure où la religion n’est pas indiquée sur les fiches des cartes d’identité, les sélections s’opèrent sur la consonance du patronyme, du prénom, ou sur le lieu de naissance… Ce « détournement » de fichier a été également mis en œuvre dans les fichiers des « cartes d’identité de Français ». En mars 1942, Jean Rivalland (1893-1965), alors ministre de l’Intérieur, demande aux préfets de faire apparaître sur les cartes d’identité la mention « juif », ce que n’ordonnait pas la loi du 27 octobre 1940. Symbole d’un État fort, qui s’engage à faire advenir un ordre nouveau, la carte d’identité est mobilisée pour épurer une communauté nationale, que Vichy entend régénérer par l’exclusion des « métèques » qui l’ont abâtardie. Dans le cadre de cette politique ségrégationniste, les procédures d’attribution de la carte d’identité s’avèrent précieuses pour le régime pétainiste. L’apposition de la mention « juif » sur ces dernières rend visible une sous-citoyenneté, à des fins directement répressives. Au moment de la Libération, les cartes portant la mention « juif » et celles précisant le mode d’acquisition de la nationalité sont finalement retirées.
Les fichiers des camps d'internement et de transit
L’enregistrement des détenus, procédure quotidienne de la vie d’un camp, génère des fichiers qui ont le plus souvent été détruits dans l’urgence avant la Libération. Le cas du camp allemand du fort de Romainville est donc une exception : pour la période allant de l’été 1940 à l’été 1944, nous disposons de l’ensemble du registre des internés – près de 7000 –, et de la plupart des fiches individuelles, certaines étant même pourvues de photographies. La plupart de ces internés ont été déportés, les autres se sont fait fusiller – plus de 200 personnes –, et seuls quelques-uns ont été libérés. Les archives du centre d’émigration de Bompard, dans les Bouches-du-Rhône, témoignent d’une organisation moins élaborée, avec des fiches sur carton quadrillé, comportant des portraits d’identité fournis par les candidats à l’émigration.
Installé dans un hôtel de Marseille, ce centre était destiné à recevoir les femmes étrangères et leurs enfants ; les hommes étaient généralement internés au camp des Milles, situé au nord de Marseille. Il pouvait accueillir près de 250 internés, principalement des réfugiés juifs susceptibles de remplir les conditions nécessaires à leur émigration.
L'utilisation des fichiers à la Libération
La Libération est marquée par une vaste opération de détournement des archives produites par les autorités de Vichy et l’occupant allemand. Pour la traque des criminels de guerre, la tâche est délicate dans la mesure où les Allemands ont détruit la quasi-entièreté de leurs fichiers. Concernant l’identification et la recherche des collaborateurs, les bureaux de sécurité militaire et les nouvelles autorités policières s’emparent des fichiers les plus anodins comme les trombinoscopes du personnel, les registres matricules des administrations ayant joué un rôle actif dans la collaboration, les fichiers des adhérents d’associations, comme la Légion française des combattants, ou de partis politiques collaborationnistes. La présence de photographies d’identité sur les fiches ou dans les registres revêt alors une importance majeure pour identifier et appréhender les individus en fuite.
Cet album, constitué de portraits de policiers photographiés à leur entrée à la préfecture de police, est utilisé à la Libération pour poursuivre en justice les collaborateurs. Il est présenté aux victimes à des fins d’identification.
Vraisemblablement saisies à la Libération par les autorités françaises, les archives des organisations fascistes italiennes en France ont été versées aux Archives nationales en 1980. De cet ensemble, les dossiers nominatifs des membres,avec dans chacun d’eux une scheda personale (fiche personnelle), constituent de loin l’ensemble le plus volumineux. L’utilisation concrète de ces fiches dans les années d’après-guerre demeure mystérieuse.
Ce fichier a été saisi par le ministère de l’Intérieur, certainement à la Libération, au cours des opérations liées à l’épuration et aux recherches des organisations vichystes. Sur ces fiches, on note qu’il est fait mention de la religion et qu’il n’existe qu’une nationalité possible, avec la mention : « français d’origine – par naturalisation » ; l’administration biffe alors la mention inutile, en l’espèce « d’origine », puisque sur cet exemple l’individu a été naturalisé le 19 mai 1919.
Disparus, réfugiés et prisonniers
Dès l’automne 1944, des centaines de milliers de fiches sont établies sur les déportés, les fusillés, les prisonniers et les disparus pour informer les familles ; surtout, il s’agit de recenser et identifier les victimes et leur nombre. Le ministère des Prisonniers, des Déportés et des Réfugiés (PDR) – précédemment commissariat aux Prisonniers, Déportés et Réfugiés (voir infra) – joue un rôle majeur dans la centralisation et la diffusion des informations nominatives. Dans ce travail d’identification, la photographie est un outil essentiel. Il s’agit le plus souvent de clichés récupérés auprès de la famille ou dans les rares documents rescapés de la politique de suppression menée par l’administration des camps. Beaucoup de ces clichés sont présentés à l’hôtel Lutetia, où les proches des disparus se pressent en quête de nouvelles. Les albums et registres de prisonniers de guerre allemands offrent un contraste saisissant : les portraits d’hommes en bonne santé témoignant du souci des autorités militaires françaises d’exposer le caractère humain de leur gestion des camps.
Dès 1943 est donc créé à Alger le commissariat aux PDR, qui devient un Ministère à la Libération. Fin décembre 1944, alors même que les déportés survivants sont encore dans les camps du Reich, 150 000 fiches les recensent. Au total, des centaines de milliers de fiches et formulaires sont établis en quelques mois, jusqu’à la disparition du ministère des PDR en 1946. Ce travail est ensuite continué par les services des anciens Combattants et victimes de guerre. Une fois les derniers « Absents » revenus et le rapatriement terminé, il sert à rechercher les disparus, identifier les corps, à informer les familles, à établir les actes officiels nécessaires et, bientôt, les statuts et les titres de la reconnaissance nationale. Aujourd’hui, ce travail de longue haleine profite toujours aux familles et commence à nourrir les réflexions des historiens.
Les années 1950-1960
L’usage des fichiers par le régime de Vichy a laissé des stigmates et, dans les années d’après-guerre, le devenir des dispositifs d’encartement des citoyens et citoyennes fait l’objet de nombreux débats. Certes, la police judiciaire continue d’œuvrer selon les méthodes héritées de Bertillon, et la Sûreté nationale reconstitue patiemment le fichier central disparu en 1940. Néanmoins, c’est l’identification des personnes par une carte d’identité obligatoire qui soulève le plus de questions. En 1955, le ministère de l’Intérieur décide finalement d’instaurer une carte nationale d’identité facultative, d’un modèle unique, gérée exclusivement à l’échelon départemental, par les préfectures : le ministère de l’Intérieur prend ainsi ses distances avec les pratiques de Vichy. Les conflits liés à la décolonisation, cristallisés autour de la guerre d’Algérie, provoquent toutefois une recrudescence dans la création de fichiers et l’instauration de pratiques inédites. À Paris, le fichage des « Français musulmans d’Algérie » donne lieu à une première utilisation des cartes perforées. D’une manière générale, le recours à l’informatique naissante apparaît indispensable, l’intervention humaine n’étant plus assez performante pour assimiler les données nominatives dans un pays qui connaît alors une forte croissance démographique. En effet, dès 1967, les seuls services centraux et parisiens de la police nationale détiennent 130 millions de fiches ! Bien plus que le portrait en couleur qui s’impose peu à peu dans la photographie d’identité à partir des années 1970, c’est l’informatique qui initie en profondeur des mutations les modalités d’identification des individus par les autorités.
Le registre présenté ci-dessus, tenu sur un simple cahier d’écolier par un administrateur français anonyme, recense les ouvriers de France originaires du douar de Mechtras, qui ont émigré en France à partir de 1906. Il donne pour chacun d’eux l’adresse – on relève surtout les villes de Nanterre et de Puteaux –, une photographie d’identité des ouvriers et une dernière de leur famille. Le registre semble être régulièrement tenu à partir de 1949.
Les fichiers de la décolonisation - la guerre d'Algérie
Dès les années 1920, les nationalistes de l’empire colonial font l’objet d’une surveillance étroite. Dans les années 1950, la hantise d’une subversion nationaliste provoque, dans les procédés de fichage, une utilisation très poussée de la photographie dans des pays où son usage est alors beaucoup moins développé qu’en France, notamment pour des raisons culturelles et religieuses. Pendant la guerre d’Algérie, la fouille systématique des combattants tués ou faits prisonniers fournit des photographies prises dans leurs cantonnements, les montrant en présence de camarades, de leur famille, etc. En 1959-1960, le recensement de la population algérienne apparaît comme une étape ultime : séance de photographie obligatoire, recours à l’armée, recoupement avec les fichiers des services de renseignement.
Le dossier constitué sur le leader du Việt Minh, Hô Chi Minh (1890-1969), contient plusieurs lots de photographies d’origines diverses et centralisés par les services de sécurité français postés à Saïgon. L’une d’elles, récupérée auprès d’un officier de l’armée du Việt Minh en 1952, est transmise par Paris aux services de sécurité. Une mention manuscrite figurant en marge du bordereau de transmission en dit long sur la méfiance qu’inspire aux fonctionnaires français ce genre de photographie : « Se charger d’établir qu’il s’agit bien de H.C. Minh en montrant la photo à des personnes qui l’ont connu » [nous soulignons].
Dans les protectorats du Maroc et de Tunisie, les mouvements nationalistes prennent une nouvelle vigueur au lendemain du deuxième conflit mondial. L’administration française dénombre les éléments favorables à sa présence et ceux qui lui sont hostiles, comme en témoignent ces ensembles de fiches établies au Maroc sur les caïds fidèles du cercle de Midelt et les nationalistes. Ces opérations de fichage n’ont toutefois pas atteint l’ampleur de celles menées en Algérie.
Le recensement de la population algérienne (1959-1960) au cours duquel la photographie est imposée à la population entière, apparaît comme une étape ultime et nécessaire. Pour la première fois, l’armée française participe à une opération de fichage systématique. Les soldats travaillent ainsi au sein de structures mixtes, militaires et civiles : les Sections administratives spécialisées, créées en 1955, héritières des fameux « bureaux arabes ». Les femmes musulmanes doivent enlever leur voile au cours de séances de pose dont le souvenir a laissé des traces tant dans la population, que parmi les soldats du contingent à qui cette tâche était confiée. Le photographe Marc Garanger (1935-2020) qui effectue alors son service militaire témoigne : « dans chaque village, les habitants sont convoqués par le chef de poste, puis ils doivent s’asseoir sur un tabouret, en plein air, devant le mur blanc d’une mechta. Ces images dégagent une expression très dure : les femmes, exceptionnellement sans voile, offrent des expressions fermées, des regards crispés, furieux, désespérés ou effrayés. Elles posent pour la première fois, afin que l’État français puisse établir leur carte d’identité ». À la même époque, en métropole, le contrôle des individus amorce un tournant décisif avec l’utilisation de cartes perforées pour le fichage des Français musulmans d’Algérie vivant en France.
À l'aube de l'informatique, les fichiers d'un pays en pleine mutation
Dans les années 1960, le fichage généralisé de l’ensemble de la population s’inscrit moins dans le fantasme policier ou étatique d’un fichier central unique que dans la multiplication des outils d’identification. L’utilisation d’un identifiant numérique unique, la semi-mécanisation et la pré-automatisation des systèmes de fichage donnent à ceux-ci une ampleur et une efficacité encore inconnues, notamment dans les grandes entreprises. La plupart de ces documents ne sont pas encore communicables, en raison du cadre législatif et réglementaire qui encadre l’accès aux sources archivistiques. Ne sont alors présentés, pour clore ce parcours, que deux exemples significatifs montrant deux « visages » de la France à cette époque : ses futures élites avec les étudiants parisiens d’une part, ses ouvriers avec le fichier matricule d’une filature de Roubaix d’autre part.
Dans ce fichier de La Sorbonne, riche de près de 160 000 documents, et versé aux Archives nationales en 1980, cette sélection de fiches, pratiquée sur les patronymes commençant par « Az », offre un panorama des élites intellectuelles de la France des années 1950-1960. Nous relevons l’apparition progressive d’un élément désormais capital de l’identité : le numéro Insee pour lequel, toutefois, l’administration de l’université n’a prévu aucun cadre sur le recto des fiches. Les portraits révèlent, à leur façon, les mutations de la France d’alors : les jeunes dont les visages sont encore marqués par une certaine réserve dans les années 1950, avec des sourires quelque peu figés notamment chez les jeunes femmes, apparaissent beaucoup plus sûrs d’eux dans les années 1960.
Cette fiche-matricules d’une usine textile de Roubaix expose un autre visage de la France : celle du monde ouvrier. Sur le plan formel, ces fiches préimprimées de grand format, à l’italienne, portent au recto l’état civil, au verso les états de service et la photographie. Les nombreuses pastilles de couleur et la dactylographie témoignent d’efforts de semi-mécanisation dans la gestion des ressources humaines,qui préfigurent l’informatique.