On mène l’enquête : qui est Jacob Law … ?
Fin juin, le juge d’instruction Monsieur Chénebenoit interroge Law. Au palais de justice, l’accusé a pu embrasser sa mère qui a fait le voyage depuis New York où vit la famille pour soutenir son fils. C’est une femme effondrée qui n’a de cesse de dire, comme le fera son mari dans une lettre adressée au juge, que son fils est un enfant maladif, atteint de fièvre typhoïde à 12 ans, qu’il a eu un tympan crevé et une commotion cérébrale à la suite d’une chute, que c’est un être chétif, nerveux et que son état ne lui permettait pas d’être utile à sa famille. Dans sa lettre, le père supplie le juge d’avoir en pitié ce malheureux enfant. Dans la presse de l’époque, les différents comptes rendus du procès permettent de retracer la vie de ce jeune homme de 21 ans. Il est né dans une famille juive à Balta en Russie, le 15 mai 1885 sous le nom d’Israël Lew. Il a cinq ans lorsque sa famille s’installe à Odessa. A quinze ans, il quitte l’école sans projet particulier puis, en autodidacte, se plonge dans Kant, Schopenhauer, Nietzsche, Kropotkine, Bakounine, Elisée Reclus … Il dira : «… mes parents étaient aisés, et, par suite, je ne faisais rien, mais à l’âge de seize ans j’ai senti que c’était une vie de parasite et j’ai quitté mes parents pour donner des leçons élémentaires à l’école communale. » (L’Humanité, n°1270, 9 octobre 1907)
Pour éviter le service militaire en Russie, en 1904, son frère ainé Moïse fuit en Amérique accompagné par son père Abraham. C’est l’époque de terribles pogroms[1] contre les juifs. La mère, Sobiel, avec Israël (Jacob) et Cipe, sœur cadette d’Israël, les rejoignent à New York en juin 1905. Israël alias Jacob a vingt ans quand il arrive à New York avec sa famille et ne travaille pas ou, sans conviction, et épisodiquement. Il est peintre décorateur et ouvrier tailleur. Il se sent alors plongé à nouveau dans cette profonde neurasthénie qui le tient depuis l’enfance : « … je suis devenu un peu fou et j’ai voulu quitter New York pour rentrer en Russie ». Un cousin témoignera d’une tentative de suicide avortée et lui-même dira[2] : « quelques temps après mon arrivée à New York, souffrant de la solitude, j’eus l’idée de me noyer ; je préparais une lettre pour mes parents dans laquelle je leur expliquais que je ne pouvais ni ne voulais pas vivre dans ce monde où l’hypocrisie est souveraine, mais le désir de vivre quand même me fit déchirer cette lettre et réduire à néant l’acte que je me préparais à accomplir. Quelques temps après, je partis pour Philadelphie et, n’ayant pas trouvé de travail, je me rendis à pied à une colonie nommée Wodbyne ; là, je trouvais du travail dans une fabrique de chapeaux. Je travaillai dans cette fabrique pendant quelques jours. J’abandonnai le travail et m’en allai en suivant la ligne de chemin de fer avec l’intention de me noyer, mais n’ayant pas trouvé de rivière, je revins au logis épuisé par ma longue marche (…) Le lendemain de cette velléité de suicide, je rentrai chez mes parents à New York. Que devais-je faire ? Je ne savais. Enfin sans rien dire à personne je partis de Portland pour Liverpool à bord d’un vapeur comme ouvrier. Je restai quelques semaines à Liverpool ; je reçus de l’argent de mon père qui me priait de retourner à New York. De Liverpool, je me rendis à Londres et de Londres je partis le jour même pour Paris, ayant l’adresse de ma tante Croupenine ».
Il arrive à Paris le 8 août 1906 chez sa tante maternelle, Madame veuve Krubening[3], brocanteuse au carreau des Halles. Il y reste jusqu’au 20 septembre, puis la quitte. Cette tante dont les revenus trop modestes ne lui permettent pas d’entretenir son neveu semble vouloir réclamer de l’argent au père de Law, ce qui agace ce dernier. Elle se plaint également de meubles empruntés et qu’il ne lui a toujours pas rendus. Pour sa part, Law prétend quitter sa tante car cette dernière l’empêchait de découcher et maintenait sur lui une trop grande pression. Law rencontre un coreligionnaire roumain du nom de Goldstein qui l’accueille chez lui, pour autant, il continue encore souvent à prendre ses repas chez sa tante.
Sur les recommandations de Goldstein, il travaille chez un patron tailleur, Monsieur Tachenoff. Mais le travail venant à manquer, il est sans ressources et c’est à nouveau la chute dans la dépression. Law reconnait lui-même lors de son procès [4]qu’il se sent à nouveau sombrer dans la folie, mais un de ses petits cousins, Mr Retniff, le récupère jusqu’en février où « une incompatibilité d’humeur » les sépare. A nouveau sur le carreau, il parvient à retrouver du travail, toujours chez Tachenoff qui l’a déjà embauché précédemment et le reprend « par pitié »,il l’emploie essentiellement comme coursier (l’intransigeant, 9 octobre 1907). Il va loger alors chez un de ses compatriotes, Kodorowski, pour 2.50 francs par semaine.
C’est là qu’il demeure du 1er mars au premier mai 1907 !
Law et le travail … ?!
Law a un problème avec le travail. Tout au long de son parcours, de la Pologne à la Guyane, c’est une constante : il ne peut ou ne veut pas exercer un emploi. C’est la raison qui le pousse à quitter précocement l’école quand il vit encore à Odessa, ainsi que sa famille durant le séjour Newyorkais. Law qui ne travaille que lorsqu’il n’a plus le choix ne supporte pas pour autant de vivre au crochet des siens. Ce rapport au travail s’explique par un état dépressif intense, une neurasthénie chronique : Law est un solitaire, un taiseux, il peut rester seul, enfermé dans une chambre des jours entiers, on le décrit comme un misanthrope. Dans un premier temps, son refus ou du moins sa difficulté à subvenir à ses besoins, par le travail, est probablement le corolaire d’une incapacité à fréquenter l’«autre » plus qu’une revendication politique ou une allergie au labeur.
S’il travaille, c’est uniquement lorsque cela devient incontournable, pour manger ou se loger. Sa famille, qui le soutiendra toujours, lui envoie souvent de l’argent quand il est proche du fond. Quelles que soient ses motivations à commettre cet attentat celui-ci a marqué un tournant psychique. Si l’absence d’activité professionnelle pouvait dans un premier temps être le signe d’un mal être profond, après sa condamnation, le refus de donner son travail à l’administration pénitentiaire deviendra une revendication politique clairement annoncée.
[1] Pogroms de Kichinev en 1903 et 1905.
[2] Voir préface de « Dix-huit ans au bagne » par Claire Auzias aux éditions de la Pigne. Lettre écrite par Jacob Law à son avocat en mars 1911.
[3] Mais également Croupenine ou Kroupenine en fonction des sources, l’orthographe est ici très variable.
[4] « l’Humanité », 9 octobre 1907.