Pour autant, il fait preuve d’un courage certain et d’une détermination impressionnante dans son parcours à travers cette géhenne. S’il ne convainc pas les masses, il refuse effectivement de participer au système, ne manque pas une occasion d’être insolent, provocateur avec les surveillants, refuse de travailler. Cela le conduit au cachot régulièrement et même à être classé « incorrigible » et passer cinq mois à Charvein[1]. Dans ce camp forestier, il est obligé de travailler car désobéir c’est s’exposer à l’arbitraire des surveillants, à des traitements inhumains, voire une exécution sommaire. Si le discours et l’idée qu’il se fait de l’impact de son comportement sont agaçants, sa détermination à ne pas rentrer dans le système force l’admiration. Pour preuve un petit recensement dans son dossier des motifs de punition qui le conduisent plus de trois ans et demi dans les geôles terribles de Royale, Saint-Joseph où Saint-Laurent (il évite quand même la réclusion.) : soixante-douze sanctions qui vont donc générer comme on l’a vu mille trois cent vingt-deux jours de prison, répartis en neuf cent quarante-six jours de cellule et trois cent soixante-seize de cachot. Le cachot est une peine plus sévère que la cellule. Il n’a pratiquement pas d’ouverture sur l’extérieur, la peine est souvent assortie de « cachot noir » c’est-à-dire que l’on plonge le détenu plusieurs jours dans le noir absolu. Le tout complété par de nombreuses privations de nourriture, par exemple, plusieurs jours au pain sec et à l’eau. En fonction du surveillant, le cachot peut devenir un supplice atroce. Léon Collin dénonce dans ses écrits certains surveillants qui font mourir de faim des prisonniers en mettant la nourriture à vue mais hors de portée ! Les récits de séjour au cachot par les différents forçats ayant séjourné dans ces geôles, rapportent souvent des passages à tabac méthodiques, des mauvais traitements en tous genres, des poses abusives de la camisole (parfois jusqu’à la mort par étouffement), des viols, une hygiène effroyable... Curieusement si Law décrit parfois cela pour d’autres, il ne fait jamais état, pour lui, de sévices reçus en détention. Il se plaint rarement de souffrances physiques tout au plus il évoque des moments où la maladie lui fait frôler la mort : « J’ai toujours été martyrisé. Déjà, en 1911, ayant subi une piqure de quinine mal faite, et un décollement s’étant produit, le major Guillem voulut me couper la jambe gauche. C’est l’infirmier Bour qui m’avait mal fait cette piqure ; et c’est grâce aux soins de l’infirmier Manda[2] que j’ai été sauvé. Après l’anémie profonde de Kourou, en 1913, après m’avoir étourdi, sucé mon sang, le commandant Moreau m’envoya à l’île du Diable. »
Il est pourtant évident qu’étant donné son comportement et le temps passé à l’ombre, il a forcément dû subir bien des tourments abominables.
- On retrouve son refus de travailler (41 %) le plus souvent sous la rubrique « mauvaise volonté au travail », « refus de travail », « refus de se rendre à la corvée d’eau », « paresse au travail », « travail insuffisant » avec parfois des détails « mauvaise volonté au travail, excite les détenus à ne pas travailler. »
- Dans cette opposition par le refus de travailler on trouve aussi des motifs soulignant qu’il a disparu du chantier du style : « a quitté sa corvée sans autorisation », « absence du chantier »,... (9 %).
- L’attitude ironique ou injurieuse apparaît sous des rubriques telles : « réponse arrogante », « attitude moqueuse », « insinuations injurieuses », « réponses inconvenantes », « insultes à surveillants », « fait répéter quatre fois l’ordre »... soit (21 %).
- Il existe également de nombreux motifs de sanction sur le thème « non malade » où Law qui s’est fait porter pâle n’est pas reconnu malade (19 %).
- Le reste qui va de « possesseur d’une assiette de l’hôpital » à « maraude, gaspillage de cocos » en passant par « bavardage continuel » ou « détention de 50 Frs cachés dans un livre » représente 10 %.
Incroyable mais vrai, dans le contexte du bagne : le commandant Jarry, sans doute lassé, fit preuve d’humanité et décide d’ignorer Law, voire de l’oublier : « il donna l’ordre de me faire sortir de mon cachot et de me laisser la tranquillité absolue. Je restais du mois de février 1912 au mois de février 1913 sur la route des travaux, en face de l’île du diable, à lire, à me promener et à regarder l’île du Diable. » On connaît Law prompt à enjoliver la vérité en sa faveur pour donner l’impression de sa toute-puissance dans un monde où la moindre rébellion est traitée férocement. Toujours est-il qu’il n’y a effectivement aucune sanction entre janvier 1912 et mars 1913 !
Son parcours est assez classique. Au gré des sanctions, de ses tentatives d’évasion (une en 1915 lorsqu’il est à Saint-Joseph, une autre en tant que libéré en 1923), il est d’abord à l’île Royale puis à Saint-Laurent du Maroni en 1911, retour à Saint-Joseph, passage à Kourou en 1913, prison à Pariacobo pour refus de travail, cachot au camp des Roches à Kourou de nouveau. Classé incorrigible à Charvein dont il ressort miraculeusement indemne après cinq mois, il est en 1914 à l'Acarouary. Retour à Saint-Laurent en 1915 où il tente une évasion qui lui vaudra deux ans de travaux forcés supplémentaires et trente jours de cachot. Le 1er mai 1917, il est de retour aux îles du Salut. C’est sans doute ce long séjour aux îles du Salut, dont le climat est plus clément, qui explique en partie sa survie de dix huit ans.
A ses yeux peu d’hommes sont à sa hauteur. Son mépris pour ses camarades anarchistes est immense. En chargeant les libertaires du bagne, il semble vouloir rehausser encore l’image qu’il se fait de lui-même dans sa mégalomanie. Personne ne trouve grâce à ses yeux, sauf Dieudonné qui pourtant travaille comme ébéniste. C’est un des rares pour lequel il exprime un peu de sympathie. Duval, qu’il n’a pas connu et qui s’est évadé en 1901, sept ans avant son arrivée échappe à ce mépris : « A part Duval, aucun n’a vécu là-bas en anarchiste. » Sa rencontre avec Ullmo (qui, lui, est alors plein délire christique) le marque. Bien que celui-ci ne soit pas anarchiste, loin s’en faut, il a pour lui une véritable admiration.[3] Pour les autres anarchistes, il est sans pitié : « on peut dire que Deboé[4] a vendu l’anarchisme « pour un plat de lentilles », voilà l’histoire d’un homme qui n’a pas voulu sacrifier son bien-être et qui a tout fait pour aider la surveillance ». Plus loin : « nombreux sont ceux qui, considérés comme anarchistes à leur arrivée, devenaient des hommes assouplis, pliés en deux, employant tous les moyens pour arriver à faire les domestiques, à laver le linge de leurs bourreaux, par manque de volonté et de principe » et bien sûr d’ajouter à son encontre avec la modestie qu’on lui connaît maintenant : « je remarque que seul l’homme doué d’une forte volonté, peut être considéré comme le défenseur d’une idée… » Au passage il a toutefois, comme tous les forçats qui le croiseront, une admiration sans borne pour le Docteur Louis Rousseau : «… digne d’être classé dans le rang des hommes d’action et de sentiments élevés. » Il accable les anarchistes Dugulfroix, Bour, Genrot, Rodriguez, Metge, Cottoy et même Marius Jacob dont on connait la droiture et qui est l’ami du Docteur Rousseau [5] : « Jacob faisait l’homme terrible en arrivant pour «paraitre», il a fait plusieurs tentatives d’évasion, puis, ne réussissant pas, il a pris le parti de se plier et, pendant des années il a fait le domestique de la surveillance : garçon de famille de monsieur le chef de centre… »
Un mystère demeure. À deux reprises Paul Roussenq[6] est évoqué : « j’ai pleuré de voir que l’administration pénitentiaire tolère des choses horribles, tels que frapper Roussenq dans son cachot de l’île Royale », un chapitre plus loin : « j’ai vu les martyrs de Roussenq, Gasol, Jobard, devenus fous à force de mauvais traitements, être finalement enfermés dans les cachots à perpétuité, sous prétexte de les corriger ».
L’anarchiste Paul Roussenq, à l’instar de Law, refuse le travail. Il écrit réclamation sur réclamation, se révolte sans cesse, ne cède sur rien, provoque des surveillants, n’hésite pas à faire le coup de poing et à rendre sa révolte physique, attirant sur lui les foudres de l’administration pénitentiaire qui va lui infliger le pire : la réclusion. Pourquoi Law, si prompt à dénoncer ses camarades, ne parle-t-il pas plus de celui qui pousse la résistance à un tel niveau d’héroïsme et qui devrait lui servir de guide, de modèle ? À nouveau, l’autocentré Law refait surface : il ne supporte pas la concurrence et élimine celui à côté duquel il passe pour la mouche du coche, l’enfermant un peu rapidement, dans son récit, « à perpétuité » à l’ombre des cachots ! Au bagne, un principe : une plainte, une récrimination, une réclamation même fondée n’aboutissent jamais et ne donnent lieu qu’à un surplus de répression. Le choix de Law d’être sans cesse dans le refus, s’il le stimule et lui permet de ne pas sombrer, implique une répression perpétuelle. Mais il ne pardonne rien à ceux qui ont choisi de composer a minima avec l’hydre pénitentiaire à seule fin de survivre, bien que cette attitude ne remette pas un instant en doute leur honnêteté intellectuelle. Le témoignage du Docteur Léon Collin qui va suivre est à remettre dans un certain contexte. Pour humaniste qu’il soit, l’homme qui écrit ces lignes, et qui de plus en plus va dénoncer à travers ses témoignages l’administration pénitentiaire, est issu d’un milieu bourgeois. De plus, il est un tantinet réactionnaire. Son regard sur l’anarchisme est donc pour le moins distant, voire hostile.
[1] Camp Forestier qui se trouve sur la route entre Saint Laurent et Mana. De ce camp voici ce que dit Léon Collin : « … la mortalité est en effet énorme au camp de Charvein. Pour cette raison on en conserve l’affectation aux incorrigibles, dont se débarrassent les autres pénitenciers. Le seul mot de Charvein fait frémir encore au bagne bien des forçats. C’est là un véritable enfer, où l’on fume, dit le bagnard, la terre avec sa peau, où creuser la terre est l’équivalent de creuser sa tombe. Deux cents hommes, de 7 heures à 11 he ures du matin puis de 3 heures à 7 heures du soir, travaillent là, par force, dans le marais, qui est le sol de la forêt sous une nuée d’insectes et par une chaleur accablante (…) on se figure peu ce que peut être un semblable travail en pleine forêt guyanaise par un soleil de plomb sous la menace constante du fusil de surveillants impitoyables (…) Charvein est un des rares postes en effet où les surveillants militaires peuvent faire usage du fusil, car nous dit l’un d’eux « Comment reprendre l’évadé qui sous nos yeux s’enfonce dans la forêt, si ce n’est en l’abattant aussitôt d’une cartouche Lebel ? ». (…)L’envoi au camp des Incorrigibles est dans l’échelle des peines la dernière avant la réclusion cellulaire. » (Léon Collin, «Des hommes et des bagnes », Libertalia)
[2] Pleigneur Joseph, alias Manda. Né à Paris le 19 avril 1876, polisseur. Condamné en 1902 par les assises de la Seine aux travaux forcés à perpétuité, il a alors 26 ans. Manda, l’amant d’Amélie Hélie dite « Casque d’or » acquiert une réputation dans le milieu des petits voyous en battant Paulo, une terreur de la Courtille. Il prend la tête de la bande des Orteaux qui vit de petits délits et de proxénétisme. La vie d’Amélie est alors partagée entre la semaine où elle se prostitue sur les boulevards de Belleville et de Charonne, et le dimanche où elle danse dans les guinguettes. Le 20 décembre 1901, Amélie rencontre Leca, 27 ans. Séduite, elle s’installe avec lui. Cette querelle d’amoureux se transforme alors en guerre entre les deux bandes rivales : celle de Manda et celle de Leca. Après de nombreuses péripéties Manda est arrêté, il est condamné aux travaux forcés à perpétuité. Il embarque sur « La Loire » le 12 juin 1903, matricule 32 776, et se retrouve sur l’île Royale où il fait fonction un temps d’infirmier, très apprécié des malades et des médecins. Il bénéficie d’une remise de peine pour bonne conduite et se retire à Saint-Jean-du-Maroni en 1922. Il meurt pratiquement de faim dans la plus grande misère comme la plupart des libérés. Sa fiche matricule mentionne : « décédé le 20 février 1936 de suite de misère physiologique ». (Le film « Casque d’or », 1952, de Jacques Becker avec Serge Reggiani dans le rôle de Manda.)
[4] Jean Adelin De Boë, né en 1889 en Belgique. Militant libertaire. Arrêté pour ses activités dans la « bande à Bonnot », il est condamné à dix ans de travaux forcés. Evadé en 1922, il retourne en Belgique où il meurt en 1974.
[5] « Révolutionnaire anarchiste, Alexandre Jacob (1879/1954) a fait sa révolution par l’éventrement des coffres forts au début du siècle dernier. Il s’est retrouvé, « vaincu de guerre sociale », aux îles du Salut en janvier 1906. Louis Rousseau a prêté le serment d’Hippocrate en 1902 et n’a cessé de bourlinguer depuis sur cet empire français où le soleil ne se couchait jamais. Il s’est retrouvé médecin aux îles du Salut où il rencontre Alexandre Jacob. Deux hommes a priori différents, deux destins qui se croisent pourtant et une indéfectible amitié qui s’ensuit. » (Extrait de « Alexandre Jacob, l’honnête cambrioleur – un blog de l’Atelier de création libertaire par Jean Marc Delpech)
[6] Paul Roussenq, né en 1885 est un anarchiste. Il passe 32 ans de sa vie en prison et au bagne pour des délits mineurs ou la simple affirmation de ses opinions libertaires. Sur 20 ans de bagne, il en fait la moitié au cachot. Surnommé « l’Inco » pour incorrigible, il refuse de se soumettre à l’administration pénitentiaire, il est en conflit permanent avec les surveillants. Il peut rentrer en France en 1933, où il continuera de militer et se suicide en 1954. Il écrit ses mémoires qui seront publiées après sa mort en 1957, puis rééditées en 2009 chez Libertalia sous le titre : «L’enfer du bagne ».