1. La plus grande maison centrale de France (1808-1971)

Plan du chapitre

La naissance d’une prison

L’histoire de Clairvaux, c’est tout d’abord celle de l’abbaye fondée en 1115 par des moines venus de Cîteaux, en Bourgogne. À leur tête celui qui va devenir un des personnages les plus influents de la Chrétienté : Saint-Bernard. L’abbaye étend progressivement son influence un peu partout en Europe et devient très riche. Au XVIIIe siècle des bâtiments plus spacieux sont construits alors même que les moines deviennent chaque jour moins nombreux. Finalement, la longue histoire monastique de Clairvaux s’achève avec la Révolution française. Le 2 septembre 1789, les biens du clergé sont déclarés « biens nationaux » et en février 1790, les ordres religieux - dont l’ordre cistercien-, sont dissous.

Le 10 février 1792, la vénérable abbaye est vendue aux enchères et achetée par un certain Cauzon qui y installe quelques industries, notamment une papeterie dans le bâtiment des fours et moulins, une verrerie dans l’abbatiale et une brasserie. En 1799, il vend son bien à un manufacturier, Rousseau, qui continue d’exploiter les dites industries sans plus de succès d’ailleurs.

Parallèlement à l’évolution « industrielle » de l’ex-abbaye, l’adoption d’un nouveau code pénal en 1791 - qui instaure la prison pour peine -, va offrir à Clairvaux une « troisième vie ». En effet, en 1808, Napoléon décide d’émailler le territoire français d’un certain nombre de maisons centrales pour absorber les détenus qui remplissent les prisons départementales. Rousseau en profite pour proposer à l’État de vendre son bien. Après une enquête très enthousiaste sur la capacité de Clairvaux à évoluer en prison, Napoléon signe l’acte d’achat le 27 août 1808. Clairvaux est désormais destinée à abriter un dépôt de mendicité et une maison centrale de détention pour les deux sexes condamnés à plus d’un an de prison. L’ancienne abbaye cistercienne dévolue à un enfermement volontaire pour les moines est vouée désormais à un enfermement contraint.

Cependant, transformer un tel ensemble en prison n’est pas une mince affaire et les retards dans la livraison des bâtiments sont légion. Le premier d’entre eux, le dépôt de mendicité, est finalement opérationnel en avril 1809. Pensé pour accueillir environ 400 vagabonds, il en abrite au mieux la moitié et ferme définitivement ses portes en 1816 sur un constat d’échec.

La transformation de l’abbaye en prison

Clairvaux, vue aérienne, XXe siècle

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Source : Carte postale

Clairvaux, vue aérienne, XXe siècle

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Source : Carte postale

Grand cloître ou grande détention des hommes, XXe siècle

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Source : Dominique Fey

Grand cloître ou grande détention des hommes, XXe siècle

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Source : Dominique Fey

Attribution du bâtiment dit des « hôtes » pour établir un dépôt de mendicité, 31 décembre 1808

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Source : Archives départementales de l’Aube, 1Y2

Attribution du bâtiment dit des « hôtes » pour établir un dépôt de mendicité, 31 décembre 1808

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Source : Archives départementales de l’Aube, 1Y2

Le dépôt de mendicité, XXe siècle

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Source : Dominique Fey

Première page du règlement de 1808 pour le dépôt de mendicité de Clairvaux, octobre 1808

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Source : Archives départementales de l’Aube, 36Y2

Appel à soumission pour des travaux à effectuer dans l’ancienne abbaye de Clairvaux, 1er juin 1811

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Source : Archives départementales de l’Aube, 2Y6

Avis de suppression du dépôt de mendicité, 14 août 1816

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Source : Archives départementales de l’Aube, 60Y1

Projet de murs de séparation dans la cour de la grande détention des hommes, XIXe siècle

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Source : Archives départementales de l’Aube, 2Y6

Entresol de la grande détention des hommes créé pour accueillir davantage de détenus, années 1930

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Source : Henri Manuel, École nationale d’administration pénitentiaire

Plan de la maison centrale de Clairvaux, 12 novembre 1826

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Source : Archives départementales de l’Aube, 2Y7

Plan de la maison centrale de Clairvaux, 12 novembre 1826

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Source : Archives départementales de l’Aube, 2Y7

Les travaux entrepris pour faire d’une ancienne abbaye une prison durent de longues années avant l’accueil des premiers détenus. En effet, six années sont nécessaires avant l’arrivée des premiers pensionnaires, d’abord dans l’ancien dortoir des convers puis dans le grand cloître. L’architecte désigné pour mener à bien cette tâche immense, Gilbert, se révèle peu fiable et très vite des contestations s’élèvent contre certaines de ses décisions. Ainsi décide-t-il, de son propre chef, de détruire une partie de l’église abbatiale pour en récupérer les matériaux. Il se sert par exemple du bois des charpentes pour faire fabriquer des métiers à tisser à destination des mendiants ou encore des pierres du chœur pour le mur d’enceinte du cimetière. L’église abbatiale, prévue à l’origine pour abriter des ateliers, va progressivement être totalement démantelée avec la complicité au moins passive du directeur Rousseau. L’éviction de Gilbert et la nomination d’un nouvel architecte semblent en mesure d’accélérer la poursuite des travaux et le 9 décembre 1813, date de la réception des travaux du bâtiment des convers, l’arrivée des premiers condamnés est envisagée pour le début 1814. Cependant, la présence de troupes étrangères pendant les guerres napoléoniennes de 1814-1815 vient contrecarrer ce projet. La prison voit défiler des milliers d’hommes, hébergés et soignés dans l’ancienne abbaye et les dégradations sont importantes. Finalement les premiers détenus arrivent dans une prison en chantier, car beaucoup de bâtiments ne sont pas achevés comme le grand cloître ou encore la chapelle Saint-Bernard - ancien réfectoire des moines reconverti en chapelle pour les détenus, qui n’est prête qu’en novembre 1814.

Au départ, les détenus correctionnels hommes et femmes sont placés dans l’ancien bâtiment des convers, dans des dortoirs séparés, en attendant l’ouverture du grand cloître destiné, lui, à recevoir les condamnés criminels. Effectivement, on raisonne en termes de séparation des peines - détenus correctionnels d’un côté et détenus criminels de l’autre -, et non en termes de séparation des sexes ou des âges. Après bien des vicissitudes, l’aménagement du grand cloître est achevé en 1817 et devient la grande détention des hommes. Pour des nécessités de service au niveau des ateliers, les autorités décident de mettre les condamnés criminels et correctionnels hommes ensemble et de laisser le bâtiment des convers aux femmes. On privilégie ainsi la séparation des sexes mais pas encore celle des âges, car des enfants sont également accueillis à Clairvaux et sont mélangés aux adultes pendant les premières années de fonctionnement de la prison.

Le personnel de la maison centrale de Clairvaux

Les directeurs

Rousseau, le premier directeur de Clairvaux, est une exception, car il était le propriétaire de l’ancienne abbaye avant de la rétrocéder à l’État… et de se voir proposer la direction de la prison ! Il est aussi le premier contesté et renvoyé pour avoir un peu trop confondu la prison avec sa propriété personnelle. Nous n’en sommes alors qu’aux débuts de l’administration pénitentiaire qui va bien sûr évoluer et se structurer. Par la suite, ce poste de fonctionnaire sera recherché, car diriger cette grande prison est considéré comme une belle promotion. Certains directeurs comme Gaide, Salaville ou Lucas sont restés près de 15 ans en service, assurant ainsi une continuité dans la gestion, non parfois sans quelques frictions avec leurs subordonnés. Théophile Lucas, le frère du célèbre inspecteur des prisons, a poussé de nombreux adjoints au départ, effrayés par son caractère autoritaire et ses accès de colère. Cependant, l’action de ces directeurs a été approuvée par le ministre de l’Intérieur qui les a maintenus coûte que coûte dans leur fonction. D’autres directeurs ont été au cœur de polémiques, voire de scandales comme Leblanc et Marquet-Vasselot, éclaboussés par le scandale des entrepreneurs. S’il ne faut surtout pas minimiser les errements ou les abus manifestes de certains directeurs, force est de reconnaître que la tâche n’était pas toujours aisée. En effet, faire cohabiter plus de 2 000 détenus, les faire travailler, les nourrir, tout en assurant la discipline et l’application stricte des directives gouvernementales relevait parfois du tour de force.

Les gardiens

Projet de construction d’un petit bâtiment destiné au logement des gardiens, 1865

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Source : Archives départementales de l’Aube, 2Y14

Surveillants devant la porte d’entrée de la maison centrale, années 1930

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Source : Henri Manuel, École nationale d’administration pénitentiaire

Surveillants à table, années 1930

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Source : Henri Manuel, École nationale d’administration pénitentiaire

Deux surveillants, années 1930

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Source : Henri Manuel, École nationale d’administration pénitentiaire

Surveillant–chef, années 1930

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Source : Henri Manuel, École nationale d’administration pénitentiaire

Bureau du greffe, trois surveillants, années 1930

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Source : Henri Manuel, École nationale d’administration pénitentiaire

Notice individuelle d’un gardien-chef, XIXe siècle

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Source : Archives départementales de l’Aube, 11Y6

Télégramme annonçant l’assassinat du gardien Isselin, 1886

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Source : Archives départementales de l’Aube, 19Y3

Rapport du capitaine de gendarmerie Vannier au sujet de la mort du gardien Isselin, 1er septembre 1886

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Source : Archives départementales de l’Aube, 19Y3

Décision d’envoyer l’assassin d’Isselin - condamné aux travaux forcés à perpétuité -, en Nouvelle-Calédonie, 8 mars 1887

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Source : Archives départementales de l’Aube, 19Y3

Registre d’écrou du détenu Gueux, assassin du gardien-chef Delacelle, XIXe siècle

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Source : Archives départementales de l’Aube, 48Y2

Registre d’écrou du détenu Gueux, assassin du gardien-chef Delacelle, XIXe siècle

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Source : Archives départementales de l’Aube, 48Y2

Les gardiens du XIXe sont tous d’anciens militaires âgés de 24 à 42 ans comme le stipule le règlement du 30 avril 1822 qui sert de cadre légal tout au long du siècle. On privilégie une certaine jeunesse et une habitude du métier des armes et de sa discipline, car la tâche est rude et non sans danger. À Clairvaux, les gardiens doivent gérer une importante population carcérale qui dépasse parfois les 2 500 détenus. En mai 1820, par exemple, ils sont 18 pour surveiller plus de 1 500 condamnés et 26 quand leur nombre atteint les 2 000. Tout au long du siècle, les directeurs successifs de la centrale n’ont de cesse de demander des renforts pour la surveillance sans obtenir toujours les nominations escomptées. Le cas n’est pas propre à Clairvaux, on peut retrouver les mêmes problématiques à Fontevrault, à Gaillon ou à Loos. On compte quand même jusqu’à 70 surveillants quand la population excède les 2 500 détenus. Pourtant les tâches qui incombent aux gardiens sont nombreuses, pesantes et très mal payées. Le salaire dépasse à grand peine celui d’un ouvrier et ce ne sont pas les faibles contreparties comme les permissions de sortie – assez rares – qui sont de nature à rendre le métier attractif. D’ailleurs, on peut remarquer un certain nombre de démissions quand les chantiers locaux du chemin de fer recrutent de la main-d’œuvre. Le travail est mieux payé, moins contraignant et aussi moins dangereux. En effet, ce dernier aspect est loin d’être négligeable, car les surveillants de Clairvaux ont payé un lourd tribut en tentant de garantir l’ordre et la sécurité dans l’établissement pénitentiaire. Tout le monde connaît le cas de Claude Gueux, assassin en 1831 du gardien-chef Delacelle, le fameux M.D., directeur des ateliers dans le roman de Victor Hugo. Ce premier drame au sein de la maison centrale n’est malheureusement pas le dernier. Le gardien Eugène Isselin subit lui aussi le même sort en 1886 et l’on ne compte pas les nombreuses tentatives de meurtre sur d’autres surveillants qui échappent parfois de peu à la mort.

De leur côté, tous les gardiens n’étaient pas non plus des anges et des révocations ont aussi sanctionné des écarts de conduite parfois graves de leur part. Dans cet univers clos, les violences physiques ou morales de la part d’un personnel pas toujours irréprochable n’étaient pas rares et pas toujours sanctionnées. En dépit de ces griefs, on peut tout de même noter que si l’idée de l’amendement des condamnés prônée par les autorités était loin d’être menée à bien, au moins la surveillance s’effectuait correctement, non sans mal il est vrai.

Les détenus

Les détenus hommes

L’ouverture des bâtiments de détention permet aux prisons départementales des 9 départements qui composent la circonscription de Clairvaux de vider leurs cellules. Dès novembre 1817, on compte déjà 940 détenus des deux sexes et les arrivées seront incessantes puisque dans les années 1830 on compte près de 2 000 détenus en moyenne. Parmi eux, les hommes sont les plus nombreux et la grande détention ne désemplit pas pendant la majorité du XIXe siècle. Même s’il est difficile de faire la sociologie de ces détenus masculins en se basant sur les statistiques pénitentiaires - surtout nombreuses à partir de la seconde moitié du XIXe siècle - on peut esquisser une sorte de profil du condamné et au moins constater qu’ils sont souvent assez jeunes - les 20-30 ans sont les plus nombreux, suivis des 30-40 ans - et condamnés fréquemment à des peines inférieures à 10 ans. Il faut savoir qu’une maison centrale, à cette époque, accueille des détenus condamnés à au moins un an de prison. Il ne faut donc pas imaginer les maisons centrales comme des prisons réservées à de très longues peines, qui, même si elles existent bien évidemment, ne forment pas le plus grand contingent des condamnés masculins que l’on rencontre à Clairvaux.

On remarque que les condamnations prononcées sanctionnent beaucoup plus les atteintes aux biens que les violences physiques - néanmoins bien présentes elles-aussi - et sont souvent très sévèrement punies par la justice.

Si l’on se penche sur l’origine sociale des condamnés, là encore il n’y a guère de surprise : les détenus sont pour la plupart issus du monde agricole et de la petite domesticité. Les ouvriers, quant à eux, apparaissent dans la seconde moitié du siècle avec le développement des industries manufacturières.

Si l’on devait donner un exemple du détenu lambda de Clairvaux au XIXe - au moins dans sa première partie -, celui de Claude Gueux, rendu célèbre par le roman éponyme de Victor Hugo, serait assez proche de la réalité du temps. Celui-ci, bourguignon issu d’une famille de la domesticité agricole souvent proche de l’indigence, est condamné à deux reprises pour vols et incarcéré à Clairvaux pour respectivement 5 et 8 ans. C’est en prison qu’il devient l’assassin du gardien-chef Delacelle.

Les femmes détenues

Les femmes sont toujours moins nombreuses que les hommes en prison, entre 20 et 25% des effectifs en moyenne à Clairvaux, si l’on se fie aux statistiques pénitentiaires réalisées à partir des années 1850. Il n’est pas rare cependant de trouver des années où leur nombre pose problème, en 1823 par exemple. À cette date, un rapport cite le nombre de 900 femmes dans le bâtiment des convers, entassées dans des dortoirs glacés l’hiver et brûlants l’été. Ces détenues sont surtout emprisonnées - dans leur grande majorité - pour des atteintes aux biens et ont écopé de peines de quelques années de prison. On compte tout de même des effectifs conséquents chez les condamnées aux travaux forcés, coupables d’avoir mis le feu ou d’avoir commis un infanticide notamment. Comme pour les hommes, elles sont plutôt jeunes et issues des milieux les plus modestes. On peut noter parmi elles un certain nombre de très jeunes filles, enfants punies pour s’être livrées au vol ou au vagabondage et contraintes à rester de longues années à Clairvaux. Ces dernières, même si elles ne bénéficient pas d’un quartier à part comme pour les jeunes garçons, ont tout de même un dortoir et des ateliers distincts des autres femmes dans le bâtiment des convers. Le quotidien des femmes est entièrement tourné vers le travail du filage et du tissage, encadré par les différentes congrégations de religieuses chargées de les surveiller, de les « moraliser » par la prière et de faire respecter la règle du silence exigée par un arrêté du 10 mai 1839.

Cette mesure très pesante est pourtant globalement bien suivie par les détenues comme l’indique un rapport du directeur Marquet-Vasselot en 1847. Les femmes sont en majorité bien plus respectueuses et disciplinées que les hommes même si on peut noter quelques écarts de conduite sur le plan des mœurs. Les « passions coupables » entre détenues sont dénoncées et punies bien souvent par le cachot ; mais les détenues représentent aussi des proies faciles pour certains gardiens ou pour les employés des entreprises qui abusent de leur statut pour obtenir des faveurs. On peut ainsi noter plusieurs renvois par le directeur de surveillants pris en faute. La présence des détenues à Clairvaux s’achève en 1858 puisque la prison n’accueille plus de femmes à partir de cette date. Les dernières sont transférées vers l’ancienne abbaye d’Auberive située à quelques dizaines de kilomètres de la prison auboise, en Haute-Marne. On peut enfin souligner que certaines détenues se sont vues proposer un départ outre-mer, vers la Guyane ou vers la Nouvelle-Calédonie, horizons présentés comme une échappatoire à « l’enfer de Clairvaux ». Pour les quelques femmes qui succombent à ces belles promesses, la réalité sera tout autre et bien moins clémente que prévue.

Les jeunes condamnés

Dès l’ouverture de la prison, on trouve des garçons, parfois très jeunes – le plus petit n’a que 5 ans ! – placés dans un premier temps au milieu des adultes avec toutes les fâcheuses conséquences que cela comporte. Toutefois, les autorités ne restent pas sans agir et à Clairvaux, dès le début des années 1820, on s’affaire à la construction d’un quartier d’éducation correctionnelle pour les détenus de moins de 16 ans qui voit le jour en 1824. Clairvaux fait d’ailleurs figure de bon élève, car peu de prisons offrent un espace réservé aux plus jeunes détenus qui disposent également d’ateliers spécifiques. Au départ, 150 places environ sont destinées aux plus jeunes condamnés, mais leurs effectifs croissent rapidement et atteignent des chiffres très élevés. S’ils sont déjà 279 en 1851 puis 497 en 1853, ils atteignent le chiffre record de 678 en décembre 1854 !

Pour éviter un entassement et également pour satisfaire la volonté des autorités d’amender ces « âmes perverties », nombre d’entre eux sont dirigés vers deux fermes extérieures à la maison centrale, celles des Forges du Haut créée en 1843 et de la Bretonnière fondée en 1847. Ces colonies agricoles dont les bienfaits ont été théorisés notamment par Charles Lucas, lui-même créateur d’une colonie, celle du Val-d’Hyèvre, accueillent l’essentiel des jeunes détenus frappés par l’article 66 du Code pénal de 1810. Ce dernier décrète que « lorsque l’accusé aura moins de 16 ans, s’il est décidé qu’il a agi sans discernement, il sera acquitté ; mais il sera , selon les circonstances, remis à ses parents ou conduit dans une maison de correction, pour y être élevé et détenu pendant tel nombre d’années que le jugement déterminera et qui toutefois ne pourra pas excéder l’époque où il aura accompli sa vingtième année » !

À Clairvaux, l’écrasante majorité des jeunes détenus n’ont pas été condamnés mais excusés. Pourtant, ils sont contraints de vivre dans la prison de très longues années. Cette réclusion est d’autant plus dure à accepter que leurs délits sont souvent mineurs comme le vol de fruits et légumes, d’un vêtement ou de quelques pièces de monnaie, commis majoritairement par des enfants livrés à eux-mêmes et contraints au vagabondage. Parfois, la sentence peut même paraître absurde : le dénommé Louis Sébize est par exemple arrivé à Clairvaux en 1852, accusé d’avoir commis un attentat à la pudeur. Il n’a pourtant que sept ans mais il est libérable en 1864 et la peine va jusqu’à son terme ! Les exemples sont légion et démontrent la sévérité avec laquelle on juge la jeunesse déviante, victime d’une pauvreté que l’on ne veut pas voir. Et le séjour dans les colonies agricoles, présenté comme une alternative heureuse au quartier correctionnel, est parfois un véritable enfer.

Les détenus politiques

L’accueil de détenus dits « politiques » se met en place dès les années 1820 à Clairvaux, de façon marginale au départ car les condamnés sont très peu nombreux. La définition même de « prisonnier politique » est floue et changeante. Elle est en tout cas réservée aux opposants politiques du régime en place qui sont considérés comme des détenus différents des « droit commun ». Dans la maison centrale auboise, elle prend vraiment de l’ampleur avec l’arrivée des condamnés des révoltes parisiennes de 1832 et celle des canuts lyonnais de 1834. Ces derniers se voient attribuer un quartier à part dans le grand cloître où ils bénéficient de conditions de détention plus douces que les autres catégories de détenus. En effet, ils disposent de cellules mieux aménagées avec un lit individuel et quelques meubles et leur nombre est très limité dans chacune d’elles. Ils ne sont pas contraints de porter le costume pénal et la nourriture qui leur est servie est de meilleure qualité. Autre point non négligeable, ils ne sont pas astreints au travail, obligatoire pour tous les autres détenus. Enfin, les « politiques » disposent du droit d’écrire et de recevoir du courrier et peuvent accueillir famille et amis dans un parloir séparé. On peut voir que leur régime est bien plus favorable que leurs compagnons d’infortune !

À partir de 1871, ce sont près de 160 Communards, condamnés par les tribunaux militaires qui sont amenés à Clairvaux. Parmi eux se trouve Auguste Blanqui, « l’enfermé » pour reprendre le surnom donné par Geffroy à celui qui a passé la moitié de sa vie en prison. Même s’il n’a pas participé directement à la Commune, car déjà incarcéré à cette époque, il en est un des inspirateurs et a été condamné très lourdement pour cela. Il doit normalement être déporté en Nouvelle-Calédonie mais sa santé vacillante décide les autorités à le placer à Clairvaux. Il arrive le 17 septembre 1872 et est installé dans une des cellules du quartier disciplinaire. Par crainte de fâcheuses conséquences pour sa santé, il est finalement transféré dans une grande chambre de l’hôpital de la prison, le « petit cloître », qui devient le lieu de détention des politiques suivants. Il est finalement amnistié et remis en liberté le 10 juin 1879, après plus de sept années de détention. À sa suite, d’autres figures comme les anarchistes Kropotkine et Sébastien Faure prennent leurs quartiers dans les mêmes locaux du petit cloître. Enfin, un personnage singulier pour la maison centrale arrive en février 1890, il s’agit du duc d’Orléans, héritier du trône de France, dont la famille est exilée en Angleterre. Celui-ci, pour avoir enfreint cet exil, est condamné et envoyé à Clairvaux. Son nom et son rang ennuient fortement le directeur de la prison qui ne sait pas vraiment comment traiter un tel individu. Finalement, c’est dans le vieux pavillon de chimie des moines qu’on lui aménage plusieurs pièces très confortables que l’on trouve rarement en prison. Il peut ainsi recevoir à loisir d’illustres membres de sa famille, est traité avec déférence et son ordinaire n’a rien à voir avec le régime d’une maison centrale. Cette situation met le directeur dans une position inconfortable et c’est avec un grand soulagement qu’il apprend en juin 1890 le départ vers la Suisse de cet hôte encombrant.

La gestion du quotidien

La nourriture

La nourriture est un élément central dans la vie du détenu et constitue quasiment l’unique source de réconfort dans ce lieu de privations et de contraintes. Pourtant, elle fait sans cesse l’objet de plaintes de la part des détenus. En effet, elle est souvent mauvaise et peu abondante, peu en rapport en tout cas avec le travail long et pénible exigé chaque jour. En 1835, par exemple, les repas se composent ainsi : chaque condamné se voit remettre une livre et demie de pain par jour, le matin ; un pain toutefois peu comparable avec celui d’aujourd’hui ! Les mardis et vendredis une soupe de légumes avec un peu de graisse. Les lundis, mercredis et samedis, une mixture à base de légumes secs et frais avec un peu de beurre. Le dimanche, un bouillon de légumes avec une portion de riz. Le jeudi est considéré comme un jour « gras » car on rajoute à l’ordinaire un peu de viande bouillie. Le régime de la maison centrale est donc essentiellement composé de soupes de légumes et de pain de piètre qualité. On imagine aisément les carences qu’il peut générer, d’autant plus dans des organismes éprouvés par les conditions de détention. À Clairvaux comme ailleurs, des épisodes de scorbut sont signalés à plusieurs reprises. Certes, l’existence de la cantine - une sorte d’épicerie où le condamné s’offre quelques victuailles moyennant finances - peut permettre d’améliorer un peu les choses mais les autorités en limitent l’usage. Des interdictions diverses concernant la vente de viande, d’alcool et surtout de tabac ont un impact certain sur le moral des détenus déjà fortement atteint par l’imposition de la loi du silence en 1839. L’affaire des entrepreneurs en 1847 va aussi révéler dans toute son horreur le scandale dans la fourniture des aliments par l’entreprise chargée de nourrir les détenus.

Le costume pénal

Dans les nombreuses contraintes imposées aux détenus figure aussi le port du costume pénal. Le but est notamment de les distinguer des autres personnes et de les repérer plus facilement en cas d’évasion par exemple. Les vêtements sont en principe renouvelés tous les deux ans, sauf s’ils sont encore en bon état. On imagine facilement les abus possibles de la part d’entrepreneurs peu scrupuleux concernant ce change. La vision de détenus en haillons en 1847 en est une des illustrations. En temps « normal », le trousseau masculin se compose de trois chemises en toile de chanvre, deux bonnets de toile ou serre-têtes, une casquette de feutre gris, deux tabliers de travail en toile, treillis ou peau, deux cravates de couleur blanchies tous les quinze jours et une paire de bretelles en tissu. Les sabots règlementaires sont changés tous les trois mois. À partir de cette base, l’administration pénitentiaire distingue un costume d’été et un costume d’hiver. Le premier, distribué en mai, comprend une veste ronde à deux rangs de boutons croisés sur la poitrine, un gilet sans manches et un pantalon de droguet fil et coton de couleur foncée avec collet et parements dans une teinte tranchante. Le tout est complété par une paire de chaussons de même étoffe avec double semelle. Le vestiaire d’hiver est assez similaire sauf que certains vêtements sont en partie doublés et que le droguet contient de la laine à la place du coton.

Le couchage

De la même façon que le détenu partage sa gamelle avec d’autres ou boit dans le même verre, il est également amené à partager sa couche. En effet, jusqu’au début des années 1830, les détenus dorment à deux sur une sorte de paillasse dans des cellules collectives ou de grands dortoirs. Le but est d’optimiser au maximum les espaces et bien sûr de réduire les coûts autant que possible. L’apparition de la « galiotte », couchette individuelle sur quatre pieds, sanglée ou constituée de toile est certes une amélioration, mais n’empêche pas les problèmes liés à la surpopulation carcérale : mais les condamnés sont encore entassés dans des dortoirs de tailles diverses : en 1839, on compte encore 126 dortoirs dont beaucoup contiennent 15, 20 ou 30 détenus. Ils atteignent même un peu plus tard la centaine de lits - notamment dans les combles de la grande détention des hommes. En novembre 1851, on dénombre 2 284 détenus et à défaut d’avoir suffisamment de lits en fer, il faut donc user d’expédients, à savoir de simples matelas posés par terre pour coucher tout le monde. Les problèmes de place sont récurrents et les directeurs n’ont de cesse de réclamer des aides. Ce qui ne semble pas forcément aboutir puisqu’au début de 1853, ce sont encore 500 détenus qui se retrouvent sans lits en fer et obligés de dormir à même le sol sur un petit matelas de six kilos dans la froide humidité de la prison auboise.

Le travail

Plan de la grande tisseranderie des hommes, 1820

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Source : Archives départementales de l’Aube, 2Y7

Plan d’un atelier à construire dans le grand préau de la prison des femmes, septembre 1824

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Source : Archives départementales de l’Aube, 2Y20

Partie du plan sur l’aménagement du grand préau des ateliers, 23 mars 1829

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Source : Archives départementales de l’Aube, 2Y8

Projet d’ateliers, XIXe siècle

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Source : Archives départementales de l’Aube, 2Y15

Vue extérieure de Clairvaux avec sa cheminée d’usine, années 1930

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Source : Henri Manuel, École nationale d’administration pénitentiaire

Détenus au travail, années 1930

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Source : Henri Manuel, École nationale d’administration pénitentiaire

Affiche pour la vente de textiles fabriqués à Clairvaux, 25 février 1819

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Source : Archives départementales de l’Aube, 40Y5

Plan des ateliers des ravaudeurs, cordonniers et tisserands, 12 juillet 1846

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Source : Archives départementales de l’Aube, 2Y16

Détenus au travail, années 1930

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Source : Henri Manuel, École nationale d’administration pénitentiaire

Contrat entre le directeur de Clairvaux et Achille Berl pour faire fabriquer des lits en fer, XIXe siècle

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Source : Archives départementales de l’Aube, 148Y21

Feuille de paie des détenus travaillant à l’atelier des lits en fer, 1863

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Source : Archives départementales de l’Aube, 148Y21

Atelier des lits en fer, années 1930

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Source : Henri Manuel, École nationale d’administration pénitentiaire

Atelier des lits en fer, années 1930

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Source : Henri Manuel, École nationale d’administration pénitentiaire

Plan des ateliers de Clairvaux, XIXe siècle

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Source : Archives départementales de l’Aube, 2Y15

Adjudication pour la fourniture de bois destiné à la confection des sabots, 22 octobre 1877

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Source : Henri Manuel, École nationale d’administration pénitentiaireArchives départementales de l’Aube, 36Y9

En 1834, Salaville, le directeur de Clairvaux, dans un de ses rapports affirme que « dans toute grande prison, le travail est la garantie la plus sûre de l’ordre et de la tranquillité ». Il rajoute que sans lui « la discipline ne saurait être maintenue qu’à l’aide du bâton ». Tout au long du XIXe siècle, cette volonté d’amendement du condamné par le travail est une constante et se retrouve dans toutes les maisons centrales qui se présentent comme de grandes manufactures. La journée de travail du détenu - comme dans le monde libre -, est longue et harassante. Pas moins de dix à douze heures de labeur par jour sont exigées du condamné qui ne peut même pas s’appuyer sur les moments de répit permis par les repas pour se régénérer tant ceux-ci sont peu roboratifs. C’est souvent le ventre vide qu’il doit affronter les longues heures de sa journée aux ateliers, accompagné des sons répétés de la cloche qui organise le lever, le transfert vers le lieu de travail, les rares pauses pour manger, le retour dans les cellules avant l’appel du soir, plus ou moins long selon les effectifs.

L’amplitude horaire est variable selon les saisons : dans les années 1820, en hiver, le lever est souvent prévu vers 6h00 ou 6h30 et le coucher à 21h30. Au printemps et en été, on se lève à 4h00 et on termine vers 20h30 ! Tout est fait pour occuper le détenu qui ne doit pas « avoir de mauvaises pensées, de mauvais desseins » et des veillées d’octobre à mars sont même imposées par une instruction de Gasparin en 1842. Le détenu reçoit bien un salaire pour le récompenser de ses efforts, mais celui-ci est amputé d’un tiers versé à l’État, qui le rétrocède souvent aux entrepreneurs pour couvrir leurs frais. Une autre partie est mise en réserve pour servir de pécule lors de la sortie du condamné et la dernière sert à cantiner pour améliorer un ordinaire très insuffisant. Mais certaines décisions, comme l’arrêté de 1839 qui interdit l’argent de poche ou l’ordonnance de Louis-Philippe de décembre 1843 qui modifie l’attribution du salaire selon les catégories pénales, ont des conséquences funestes sur la santé des détenus qui se voient privés du seul moyen d’entretenir le corps et le moral.

C’est donc avec très peu d’entrain que les détenus se livrent au travail comme le déplore encore Salaville. L’importante population carcérale permet toutefois de couvrir de nombreux besoins dans les postes de nettoyage, de cuisine ou encore de santé, indispensables dans le fonctionnement de la prison. Mais ce sont surtout les ateliers fermés qui concentrent le plus de monde : le textile surtout qui emploie des centaines de personnes pour filer et tisser ou encore la fabrication des lits en fer qui occupe plus de 200 détenus dans les années 1880. Les ateliers changent au fil des ans, qu’ils soient exploités par l’entreprise dans la première moitié du siècle ou directement par l’État par l’intermédiaire de la Régie ensuite. D’Arbois de Jubainville lors de sa visite à la maison centrale en 1858 écrit : « On fait à Clairvaux des boutons, des souliers, de la confection, des chaussons, des chaînettes ; il y a même une fabrique de velours. » On peut citer encore l’atelier des toiles cirées ou des activités plus exotiques, comme la confection de balais en sorgho. Quelques activités en extérieur existent aussi, notamment pour les meilleurs sujets ou les fins de peine : les chantiers de bois ou encore l’emploi de détenus pour le chemin de fer, mais cela reste marginal.

La santé

Projet d’agrandissement de l’hôpital pour hommes et femmes, 28 juin 1823

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Source : Archives départementales de l’Aube, 2Y20

Projet d’agrandissement de l’hôpital pour hommes et femmes, 28 juin 1823

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Source : Archives départementales de l’Aube, 2Y20

Projet d’agrandissement de l’hôpital pour hommes et femmes, 28 juin 1823

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Source : Archives départementales de l’Aube, 2Y20

Projet d’agrandissement de l’hôpital pour hommes et femmes, 28 juin 1823

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Source : Archives départementales de l’Aube, 2Y20

Projet d’agrandissement de l’hôpital pour hommes et femmes, 28 juin 1823

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Source : Archives départementales de l’Aube, 2Y20

Projet d’un hôpital pour les hommes, 22 février 1830

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Source : Archives départementales de l’Aube, 2Y20

Projet d’un hôpital pour les hommes, 22 février 1830

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Source : Archives départementales de l’Aube, 2Y20

Projet d’un hôpital pour les hommes, 22 février 1830

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Source : Archives départementales de l’Aube, 2Y20

Plan du logement destiné au médecin, 12 juin 1828

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Source : Archives départementales de l’Aube, 2Y8

Cour intérieure de l’hôpital, années 1930

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Source : Henri Manuel, École nationale d’administration pénitentiaire

Cour intérieure de l’hôpital, années 1930

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Source : Henri Manuel, École nationale d’administration pénitentiaire

Salle pour les malades, années 1930

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Source : Henri Manuel, École nationale d’administration pénitentiaire

Dans une prison aussi populeuse que Clairvaux, un véritable service de santé paraît absolument nécessaire. Dès l’ouverture de la prison, on s’affaire à l’aménagement d’un espace dédié qui en réalité existe déjà, car il s’agit de l’ancienne infirmerie des moines située dans le petit cloître. L’administration de la maison centrale veut pouvoir disposer d’un hôpital pour répondre aux éventuelles épidémies qui pourraient survenir dans cet espace clos et propice aux maladies infectieuses.

Au début de l’année 1818, le bâtiment est prêt à recevoir les malades et se compose d’espaces bien isolés pour accueillir les condamnés des deux sexes tant correctionnels que criminels. Il dispose de deux cours séparées et subit au fil des ans quelques aménagements comme l’adjonction d’une salle d’autopsie demandée par le chirurgien Savornin - qui se partage les malades avec le médecin de la centrale -, et une morgue, bien nécessaire dans un lieu où la mortalité est très élevée. Le personnel est composé d’infirmiers qui peuvent être des détenus, de sœurs pour les femmes et même d’un pharmacien. Il faut dire que le travail ne manque pas car la santé est durement éprouvée en prison.

À Clairvaux, le plus redouté est bien sûr l’épidémie et le siècle est jalonné d’épisodes plus ou moins sérieux de scorbut comme en 1827-1828 lorsqu’il touche quand même près de 500 détenus et cause de nombreux décès. À cette occasion, le docteur Clément dénonce les conséquences des carences en vitamine C : il parle de « gencives tuméfiées et saignantes », mentionne des « dyspnées et une extrême lassitude » ou encore des atteintes respiratoires parfois mortelles. Les problèmes liés au travail sont également nombreux : phtisie, bronchites ou encore laryngites, principalement causées par l’air vicié des ateliers de filage ou de tissage et par les températures très élevées en été et glaciales en hiver qui font des dégâts importants sur des corps mal nourris et épuisés. La variole et la dysenterie ne sont pas absentes. Mais les directeurs craignent beaucoup plus le choléra qui fait des ravages quand il n’est pas contenu. Le directeur Lucas, par exemple, s’inquiète beaucoup en 1854 pour les enfants de la colonie agricole de la Bretonnière qui jouxte le village d’Arconville dont les 300 habitants déplorent 35 morts et 107 autres touchés par la maladie.

La religion

La religion est présente à Clairvaux depuis 700 ans quand l’ancienne abbaye devient prison, mais elle ne disparaît pas avec le départ des moines. En effet, les autorités ne conçoivent pas l’amendement du condamné sans l’entourer des bienfaits d’une instruction religieuse. L’idée de l’administration pénitentiaire est de redresser les âmes aussi bien que les corps. Dès 1818, un aumônier s’installe à demeure et parfois reste très longtemps dans la centrale auboise. C’est par exemple le cas de l’abbé Nochez qui arrive à Clairvaux le 12 janvier 1846 et y reste jusqu’à sa mort le 28 janvier 1883, soit 37 ans plus tard ! Des sœurs de la communauté de la Présentation de la Sainte Vierge de Tours officient également dans le quartier des femmes, relayées par d’autres communautés - comme celle de Saint-Joseph de Lyon - jusqu’au départ définitif des détenues de Clairvaux à la fin des années 1850. La population carcérale est donc bien encadrée sur le plan spirituel, entre les prières du jour récitées au lever et au coucher ou encore au moment des repas, elle doit aussi assister à l’office dominical dans l’église Sainte Anne qui jouxte la prison ou dans la chapelle Saint-Bernard, ancien réfectoire des moines transformé en chapelle à la suite de la démolition de l’abbatiale.

Le scandale des entrepreneurs

Le 13 juin 1847, le Propagateur de l’Aube, un journal républicain, révèle un scandale qui met la prison auboise sous les feux de la presse nationale. Les faits sont tellement graves qu’une enquête judiciaire est même déclenchée pour comprendre comment 700 détenus ont pu mourir en à peine trois ans ! Le service des entrepreneurs, en charge de la fourniture des détenus, est immédiatement mis sur la sellette tout comme l’administration de la prison et son directeur, Marquet-Vasselot. Depuis l’ouverture de la maison centrale, la gestion de la nourriture, de l’habillement, de la santé et du travail des détenus est confiée à l’entreprise privée qui a remporté l’adjudication. L’État paye une somme pour chaque détenus à l’entreprise qui doit ensuite fournir toutes les fournitures qui figurent dans un cahier des charges très précis. Le moins que l’on puisse dire, c’est que dans cette affaire, les promesses ont été très loin d’être tenues. De fait, les griefs retenus contre les dénommés Ardit, Petit et de Singly, les entrepreneurs du service à Clairvaux sont nombreux et concernent tous les aspects du service et au premier chef la nourriture.

Les témoignages recueillis durant l’enquête mentionnent tous la qualité épouvantable du pain fait avec une farine comportant trop de seigle, mélangée avec des farines de légumes avariés, mais peut-être également avec des substances dangereuses comme de la chaux. Les légumes sont également montrés du doigt et l’aumônier de la prison, Médard Durand, va même jusqu’à dire que les détenus semblent en meilleure santé quand ils s’abstiennent de les manger ! Quant à la viande, il est établi qu’elle provient de bêtes malades, parfois couvertes d’abcès, que le boucher fait venir à moindre coût la nuit pour être servie ensuite aux condamnés. Les détenus, déjà très affaiblis, sont également dévorés par la vermine qui se développe sur des habits qui ne sont plus que des lambeaux, faute de change. L’aumônier Médard, encore lui, déclare dans son témoignage qu’il a demandé au gardien-chef Rongeat de faire distribuer des vêtements « à peu près décents » à 120 détenus qui devaient communier à Noël. Ce dernier lui a alors rétorqué que plus de 600 détenus avaient encore besoin d’être changés.

Rien de ce que le cahier des charges stipule n’est respecté par les entrepreneurs du service qui n’ont qu’un seul but, faire du profit au détriment des détenus. Ils n’hésitent d’ailleurs pas à demander aux contremaîtres des ateliers de faire travailler le plus longtemps possible des détenus pourtant affamés, mal habillés et souvent malades. Le médecin Leber, chargé de remettre les malades sur pied, les renvoient souvent sans les soigner, déclarant qu’ils sont des simulateurs. Plusieurs détenus sont morts juste après avoir été refusés à l’infirmerie. En réalité, cette pratique montre la collusion entre l’administration de Clairvaux qui a véritablement fermé les yeux sur tous les abus, et les entrepreneurs qui, en donnant par exemple un complément de revenu au médecin Leber ou en octroyant quelques avantages en nature à Marquet-Vasselot, ont cherché à s’assurer de leur entière collaboration. Une telle mortalité, surtout dans ces conditions épouvantables, ne peut qu’engendrer un verdict exemplaire, du moins peut-on le penser ? La décision du tribunal de Bar-sur-Aube n’est pas vraiment à la hauteur du désastre constaté à la maison centrale. En effet, Ardit et Petit n’écopent que de quelques mois de prison, le boucher Toussaint, un seul mois et de Singly, une amende de 600 francs, à peine plus que le salaire mensuel d’un gardien ! Il faut souligner qu’Etienne Ardit est le frère d’un des chefs de la division des prisons, donc un proche du ministre de l’Intérieur. Ce lien de parenté a sans aucun doute joué un grand rôle sur la relative impunité dont se prévalaient les entrepreneurs dans la gestion de leurs affaires et pendant le procès. Finalement, les plus punis semblent être le directeur Marquet-Vasselot, son adjoint et le médecin Leber, tous trois accusés de négligence. En réalité, ils ne sont que déplacés dans d’autres prisons et non renvoyés ! La seule décision préjudiciable pour les entrepreneurs est la résiliation en janvier 1848 du marché passé avec eux. Clairvaux est alors mise en régie, c’est-à-dire administrée directement par l’État.

Violence et répression

Tentative d’homicide entre détenus, 26 février 1898

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Source : Archives départementales de l’Aube, 19Y3

Tentative d’homicide entre détenus, 26 février 1898

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Source : Archives départementales de l’Aube, 19Y3

Télégramme informant d’une tentative d’homicide sur un gardien, XIXe siècle

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Source : Archives départementales de l’Aube, 19Y3

Plan des cachots de la maison centrale de Clairvaux, 15 avril 1830

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Source : Archives départementales de l’Aube, 2Y20

Plan des cachots de la maison centrale de Clairvaux, 15 avril 1830

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Source : Archives départementales de l’Aube, 2Y20

Plan des cachots de la maison centrale de Clairvaux, 15 avril 1830

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Source : Archives départementales de l’Aube, 2Y20

Plan de nouveaux cachots pour les femmes, 3 septembre 1829

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Source : Archives départementales de l’Aube, 2Y8

Plan d’une prison pour les turbulents dans la grande détention des hommes, 23 août 1829

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Source : Archives départementales de l’Aube, 2Y6

Prétoire de la grande détention des hommes, années 1930

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Source : Henri Manuel, École nationale d’administration pénitentiaire

Prétoire de la grande détention des hommes, années 1930

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Source : Henri Manuel, École nationale d’administration pénitentiaire

Salle de discipline, années 1930

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Source : Henri Manuel, École nationale d’administration pénitentiaire

Salle de discipline, années 1930

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Source : Henri Manuel, École nationale d’administration pénitentiaire

Quartier disciplinaire (cellulaire) avec ses cours « camembert », XXe siècle

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Source : École nationale d’administration pénitentiaire

Plan du quartier disciplinaire (cellulaire), XIXe siècle

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Source : École nationale d’administration pénitentiaire

La prison du XIXe siècle est un lieu de tension permanente : les règles strictes imposées, la dureté du travail exigé, une nourriture insuffisante, sans oublier bien sûr la privation de liberté, tout concourt à faire éclater une violence que les autorités s’efforcent de contenir tant bien que mal. Les gardiens, au contact direct des détenus, sont les principales victimes d’attaques parfois mortelles. L’assassinat du gardien-chef Delacelle, tué par Claude Gueux en 1831, est le cas le plus connu de ce déferlement de violence mais il n’est pas le seul. Le gardien Isselin succombe également aux coups portés par un détenu et d’autres gardiens échappent de peu à la mort. C’est le cas du gardien Meunier, violemment agressé par le nommé Vosmarin qui lui assène des coups de ciseau à la tête et au cou. Le directeur qualifie cet individu de fou et estime que plus du quart des détenus ne jouissent pas de leurs facultés intellectuelles. À la lecture des comptes rendus d’incident concernant les détenus entre eux, on ne peut guère lui donner tort. Le fameux Albin du roman de Victor Hugo est dans la réalité beaucoup moins angélique que sous la plume de ce grand auteur, car il se rend coupable d’un homicide sur son codétenu qui refusait ses avances. Un autre condamné, Coyot, est exécuté devant la centrale pour avoir tenté de supprimer le contremaître de l’atelier de bonneterie, frappé à la tête à coups de marteau. Les rancunes sont parfois tenaces et peuvent mener à commettre l’irréparable.

C’est pour tenter de les contenir que les autorités les punissent sévèrement, par l’utilisation du cachot par exemple. Ceux de Clairvaux étaient particulièrement sordides dans la première moitié du siècle avant d’être remplacés par le quartier disciplinaire construit à la fin des années 1850 ; celui-ci offre des cellules d’isolement pour ceux qui se sont mal conduits et qui sont jugés au prétoire, sorte de tribunal interne à la prison. La violence semble quasi inhérente à la prison et ne porte pas seulement sur autrui. Il arrive fréquemment que des condamnés ne puissent plus supporter la rigueur de leur détention et finissent par « s’évader » définitivement. En 1838, par exemple, on découvre le corps sans vie d’un détenu qui s’est arrangé pour être envoyé au cachot afin de se pendre. On remarque d’ailleurs que les lieux de punition sont souvent propices à ces tentatives, car le détenu est seul et peut mettre à exécution son funeste projet.

Un établissement en guerre (1939-1945)

L’exode pénitentiaire

Le matin du 14 juin 1940 vers 9h30, la maison centrale auboise est victime d’un raid aérien et les bombes lâchées par les avions allemands sèment la panique et la mort. On dénombre cinq victimes. Clairvaux entre de plain-pied dans la guerre. Le jour même, devant l’avancée rapide des troupes ennemies, Joseph Buchou, le directeur, reçoit l’ordre d’évacuer la prison. Cet exode pénitentiaire concerne près de 800 hommes qui sont alors jetés sur les routes en direction du sud, dans la confusion la plus complète avec un simple baluchon à la main. De son côté, étonnamment, Buchou choisit de partir en voiture en direction de la Nièvre et Nevers alors que les détenus à pied sont dirigés vers Châtillon-sur-Seine sur la route de Dijon. Peu ou pas encadrés, certains condamnés profitent de ce chaos pour s’enfuir dans d’autres directions, ce qui ne manque pas d’inquiéter le directeur qui téléphone dans plusieurs villes pour savoir si des colonnes de détenus ont été aperçues. Les réponses négatives qu’il reçoit provoquent chez lui une forte angoisse, car il culpabilise sans doute pour avoir très mal géré cette évacuation. Est-ce la raison pour laquelle on retrouve son corps trois jours plus tard dans un champ près de Decize dans la Nièvre ? Le médecin légiste qui examine son corps n’exclut pas l’hypothèse du suicide, en dépit d’un procédé d’égorgement pour le moins inhabituel. En proie à de violents remords, le malheureux aurait mis fin à ses jours en se tailladant les poignets puis en se tranchant la gorge. Une enquête est menée pour établir précisément les faits, car une agression n’est pas totalement exclue d’autant plus que ses poches ont été retrouvées vides. Les conclusions de l’instruction judiciaire en novembre retiennent la thèse du suicide même si les circonstances restent troubles. Les événements dramatiques qui frappent la France relèguent bien vite la mort de Joseph Buchou au second plan.

Les internés administratifs

Au début de l’année 1941 arrivent à Clairvaux plusieurs convois de détenus en provenance de la région parisienne essentiellement. Ce sont des internés administratifs, c’est-à-dire des personnes qui n’ont pas été jugées par un tribunal mais qui sont considérées comme pouvant porter atteinte à la sûreté de l’État. C’est donc à la suite d’une décision préfectorale prise à leur encontre que ces hommes - apparentés au parti communiste, interdit depuis septembre 1939 à la suite du pacte germano-soviétique, ou à des syndicats proches comme la CGT - sont détenus. Le premier convoi d’internés arrive le 21 janvier 1941 à la prison de Clairvaux, dont un quartier a été spécialement choisi pour eux par Jean-Pierre Ingrand, représentant du ministre de l’intérieur en zone occupée, et ce dès la fin de l’année 1940. Le directeur de la prison auboise, Émile Ulpat, est très embarrassé par l’arrivée de ces 166 hommes qu’il doit isoler des autres détenus de droit commun et des prisonniers faits par les Allemands. Le quartier n°3 de la grande détention leur est finalement attribué et accueille bientôt une soixantaine d’internés de plus. Car le 27 février 1941, un deuxième convoi arrive en provenance de Paris avec à son bord un certain Guy Môquet, arrêté à la gare de l’Est pour distribution de tracts.

Au 30 mars 1941, ils sont donc 223 internés, parmi lesquels des députés comme Charles Michels ou Fernand Grenier, des maires comme Le Bigot, des syndicalistes comme Poulmarc’h, Renelle ou encore Timbaud. Ils sont considérés comme des détenus politiques mais dans les faits, la réalité est toute autre, car les temps sont durs et les moyens manquent pour le personnel de la prison. Les récriminations devant un régime qu’ils estiment être celui des « droit commun » sont nombreuses et irritent Ulpat qui, de son côté, s’emporte contre les désordres causés par ces détenus bien particuliers. Finalement, ils ne restent que quelques mois dans la maison centrale auboise puisque dès le mois de mai 1941, commencent les transferts vers d’autres camps ou « centres de séjour surveillés » (CSS) et notamment celui de Choisel à Châteaubriant. Parmi la centaine d’internés administratifs qui quittent Clairvaux le 14 mai, on retrouve ceux qui sont considérés comme les plus actifs ou les plus dangereux. Une quinzaine d’entre eux seront désignés comme otages et fusillés en octobre et décembre 1941, dont Guy Môquet. Les autres internés de Clairvaux sont à leur tour dirigés vers d’autres camps : 134 à Rouillé dans la Vienne et 50 à Gaillon dans l’Eure. Souvent ces destinations sont pour eux des étapes vers les camps de concentration et d’extermination nazis. Enfin, une quinzaine d’internés, adhérents du Parti ouvrier et paysan français de Marcel Gitton, échappent à ce funeste destin, car ils sont envoyés dans le camp des Hauts-Tuileaux, une maison forestière située à Rumilly-lès-Vaudes près de Troyes d’où ils sont libérés quelques mois plus tard.

Une prison allemande

Les Allemands, dans la zone occupée, prennent très vite possession de quartiers complets de maisons d’arrêt, mais également de maisons centrales, pour y placer les condamnés de leurs différents tribunaux. Ils considèrent notamment l’établissement aubois comme un lieu de concentration de tous les condamnés de la région Est de la France. L’application de ces mesures entraîne des arrivées nombreuses et incessantes. Par exemple, pour le seul mois de mars 1941, 43 individus sont écroués le 3, 31 autres le 7 et 75 le 25 ! Les registres d’écrou de l’année 1941 mentionnent l’accueil de près de 1 400 individus condamnés par les Feldkommandanturen. Le directeur Émile Ulpat souligne que Clairvaux reçoit les condamnés d’une vingtaine de départements, notamment les condamnés pour le passage de la ligne de démarcation qui sont amenés par véritables convois massifs de 40 à 150 hommes. Ces derniers sont placés dans le quartier n°2 de la grande détention qui devient celui des « détenus allemands », ainsi nommés bien qu’ils soient français en majorité. Si l’on parle de « prison allemande », c’est pour souligner d’une part qui a jugé ces hommes, et faire comprendre d’autre part qu’ils ne seront pas logés à la même enseigne que les autres. En effet, les autorités d’occupation mettent en place des règlements pénitentiaires spécifiques, et elles entendent bien que ces différences soient appliquées strictement par les Français.

Il faut effectivement rappeler ici un point important : ce sont bien des surveillants français qui sont chargés de la garde de ces détenus, car les Allemands sont absents de la prison. Les décisions, au moins jusqu’à l’été 1942, émanent du commandement allemand qui se repose sur l’administration de Vichy pour effectuer au quotidien l’essentiel des tâches, y compris répressives. Il faut attendre le 19 octobre 1942 pour voir apparaître un poste allemand à Clairvaux. Celui-ci, composé tout au plus de trois militaires, dont le plus haut gradé a le rang d’adjudant-chef, loge de surcroît à l’extérieur de la prison, dans un endroit réquisitionné par l’intermédiaire du maire de la commune. Cependant, les Allemands ont le pouvoir de venir et de faire ce qu’ils veulent dans la prison. Dès son installation, le chef de poste demande ainsi expressément au directeur Ulpat que les condamnés du quartier allemand restent dans les dortoirs durant la journée, sauf aux heures des soins de propreté, de réfectoire et pour la promenade. Cette exigence est trouvée très pénible par Ulpat, surtout pour les détenus qui sont astreints à demeurer dans les cellules des dortoirs grillagés, les fameuses « cages à poules ». De fait, les détenus consignés dans ces petites cellules ne travaillent pas, et ils souffrent autant du manque d’espace que de l’ennui. De plus, les hivers sont extrêmement rigoureux et humides à Clairvaux, ce qui amène le directeur à proposer une amélioration de leur condition. Il obtient du service des condamnés par les autorités occupantes de rassembler les détenus dans le réfectoire qui leur est assigné pour qu’ils puissent passer les journées dans une pièce chauffée, ce qui, dit-il, est « une grande amélioration du régime qui avait été imposé à l’arrivée du poste allemand ». Aux beaux jours, c’est dans une cour qui jouxte une grande cheminée, au sud du grand cloître, que les « condamnés allemands » passent la majorité du temps. Ces améliorations sont évidemment les bienvenues. Mais elles ne doivent pas occulter les exigences allemandes concernant la mise à disposition de surveillants pour des travaux extérieurs ou pour convoyer des condamnés à mort notamment. L’année 1942 est d’ailleurs terrible, car la mise à mort de nombreux détenus considérés comme des otages ne peut en aucun cas être empêchée par la direction de la prison.

1942, l’année terrible

Les fusillés de Clairvaux

L’année 1942 est absolument terrible pour la prison auboise qui voit une répression impitoyable s’abattre sur certains détenus. La rupture du pacte germano-soviétique modifie profondément le comportement des Allemands vis-à-vis du parti interdit. Toute activité communiste est à ce moment passible de la peine de mort, comme le stipule le « code des otages » du 28 septembre de la même année promulgué par le commandant militaire en France, Stülpnagel : celui-ci organise en cas d’attentat des représailles massives contre des individus perçus comme des ennemis du Reich, en priorité les communistes bien sûr, mais aussi les gaullistes.

Les Allemands peuvent compter sur la collaboration active des autorités de Vichy pour imposer ce régime de terreur, comme le souligne la création des sections spéciales chargées de juger ces faits. La mort de plusieurs officiers allemands ou encore les divers sabotages commis par la résistance déclenche une répression aveugle qui endeuille Clairvaux. Entre le 21 septembre 1941 et le 14 mai 1942, 21 détenus sont fusillés dans une clairière qui jouxte la centrale, juste à côté du cimetière de la prison. Le révérend Bruckberger, aumônier incarcéré à la prison, narre dans un livre la façon dont se déroulaient les événements. Voici ce qu’il écrit : « Les Allemands venaient presque tous les jours contrôler la tenue de la prison. Mais quand ils venaient pour une exécution, ils arrivaient le matin vers neuf heures, avec un groupe d’hommes en armes et en casque, dans un camion. Avec une rapidité prodigieuse, la nouvelle courait dans toutes les cours et jusque dans les cellules. Et nous attendions jusque vers seize heures. Nous ne savions pas qui serait choisi. Je le dis à l’honneur de la classe ouvrière, c’était presque toujours des ouvriers, et presque toujours des communistes. […] À seize heures, un gardien arrive, appelle un numéro et matricule et lui dit : “vous êtes transféré !” Le mot “transféré” résonnait terriblement. Le garçon avait vingt-trois ans. Il n’avait plus que trois ou quatre mois à faire pour être libéré. Il serre quelques mains et prend un ami à part : “tu iras voir ma mère. Dis-lui que je suis mort courageusement et dans ma foi communiste”. Il est emmené, nous fait un adieu de la main. Arrivé dans la cour voisine, une immense cour, il est rejoint par quatre autres détenus, également “transférés”. C’est la cour des “droit commun”. Le gouvernement de Vichy a cette honte de plus d’avoir fait du communisme un délit de droit commun et d’avoir ainsi pourvu les poteaux d’exécution allemands. Dans cette cour, il y a plusieurs centaines de détenus, des assassins, des voleurs, des bagnards, toute l’aristocratie de la racaille de France. Quand les cinq condamnés traversent la cour, tous les détenus se lèvent, quittent leurs bérets et chantent La Marseillaise. Cette Marseillaise, nous l’avons entendue pendant de longues minutes. Elle a été reprise et continuée par les condamnés. Ils chantaient encore quand ils sont tombés sous les balles ».

Des tentatives pour faire évader les détenus communistes sont bien envisagées par le PCF clandestin et une carte annotée de Clairvaux est même retrouvée en 1942 lors d’une perquisition au domicile de Léon Dépollier, le responsable des camps d’internement et des prisons. Mais ces actions d’envergure restent compliquées à réaliser et sont très dangereuses. Il est aussi évoqué la possibilité d’utiliser les services de surveillants, sympathisants du mouvement et bien placés pour connaître les failles du système. On propose par exemple à Maurice Romagon, responsable local du parti en tête de liste des otages, de revêtir la tenue d’un gardien complice pour s’évader, mais il refuse pour éviter à un autre d’être fusillé à sa place. L

Entre résistance et collaboration

Avant même la fin de la guerre se pose l’épineuse question de savoir qui a résisté et qui a collaboré. Les défaites allemandes et la perspective de la fin du conflit accélère le règlement de cette question, parfois de manière radicale. Le 15 août 1944, des hommes armés se présentent à la maison centrale et exigent d’être conduits au domicile de l’économe de la prison. Le surveillant Georges Boisereau, ancien prisonnier des Allemands, raconte : « Deux automobiles ont stoppé sur la route de Champignol en face de la porte n°1 ; un groupe d’environ 15 hommes armés d’armes automatiques m’ont sommé de les laisser entrer. Sous la pression des armes, je me suis vu obligé de les laisser passer. Huit hommes sont entrés dans la cour de la caserne et les autres sont restés à la porte en attendant le retour de leurs collègues ».

Les hommes sont conduits jusqu’au logement de l’économe qui ne se trouve pas chez lui à ce moment. Seule Mme F. et son enfant de trois ans sont présents. Elle est invitée à les suivre, non sans avoir confié le petit à sa bonne. Pendant ce temps, un autre groupe s’empare de son mari qui se trouvait dans le jardin d’un surveillant auxiliaire, Paul B., ainsi que de sa concubine. Tous les quatre sont emmenés dans une automobile pour une destination inconnue. Au cours de l’après-midi, les quatre corps, criblés de balles de mitraillette, seront retrouvés dans une forêt de Champignol, à proximité de Clairvaux.

La direction de la prison elle-même est inquiétée, car le 23 janvier 1945 la commission d’épuration du personnel des services extérieurs pénitentiaires ouvre un dossier concernant le directeur, le surveillant-chef et le premier surveillant, pour « leur attitude à l’égard des autorités occupantes, des détenus patriotes et de la Résistance ». Le but est de savoir s’il y a lieu d’entamer des poursuites contre eux et, le cas échéant, de prononcer une radiation administrative, voire de les traduire devant la justice. Loin de parvenir à ces extrémités, l’enquête menée conduit au contraire à mettre en exergue des activités insoupçonnées de ces trois hommes. Ainsi les témoignages recueillis convergent-ils tous vers la reconnaissance d’actes réels en faveur de la Résistance. Parmi les témoins, on retrouve des agents de la prison faisant partie des FFI et qui déclarent notamment dans une lettre commune : « Malgré les difficultés de tous ordres, M. Ulpat a toujours dans la mesure de ses moyens favorisé la résistance locale. Lorsque les agents prirent le maquis, M. le directeur ne signala pas de suite leur absence, ce n’est que sur les instances de M. Sieffert, directeur régional, qu’il fut obligé d’établir un rapport, lequel partit antidaté. À ce titre, il fut l’objet de nombreux rappels de la part de ce supérieur ». Le comité local d’épuration, à l’appui des différentes pièces du dossier, ne peut que rendre un avis négatif quant à la comparution de ce fonctionnaire devant une Cour de justice, car aucune pièce défavorable ne vient ternir l’image du personnage. Émile Ulpat, nommé directeur de circonscription pénitentiaire de 1ère classe avant sa retraite en 1949, est même nommé chevalier de la Légion d’honneur au début des années 1950.

La résistance a été effective, même au sein d’un établissement pénitentiaire comme Clairvaux, comme le montre l’activité du commis aux écritures René Monnier ou encore celle du greffier-comptable, Marceau Chevigne. Plusieurs surveillants comme Émile Klingelhofer, Marius Legros, Joseph Pierrat, Georges Bersu et André Caillot ont, eux, quitté la centrale pour rejoindre les FFI. Certains résistants l’ont payé très cher, c’est le cas notamment du chef de l’atelier des brosses à la maison centrale et maire de Ville-sous-la-Ferté, Jean Millerat. Membre du réseau Libération-Nord, il est arrêté par les Allemands le 22 août 1944 et déporté d’abord au camp de Neuengamme le 29 août, puis dans un kommando à Wilhemshaven, où il décède des suites de mauvais traitements le 29 janvier 1945.

Un établissement dédié à l’épuration (1945-1952)

La mise en place d’une épuration légale qui touche toutes les couches de la population va de pair avec un accroissement rapide de la population carcérale. À Clairvaux, les effectifs de la prison, réservée désormais aux seuls condamnés des cours de justice de cette épuration, sont en hausse continue pendant toute l’année 1945 :

Date

Effectifs des détenus

12 avril 1945

13 mai 1945

15 juin 1945

17 juillet 1945

14 août 1945

14 septembre 1945

864

996

1 212

1 315

1 659

1 724

Les chiffres parlent d’eux-mêmes et on imagine sans peine les difficultés rencontrées dans l’accueil de ces condamnés dans ce contexte très particulier. L’administration de Clairvaux tente tant bien que mal de faire face aux pénuries pour assurer l’ordinaire et maintenir la sécurité de la prison. Les hivers sont parfois très rigoureux et celui de 1946-1947 contraint par exemple les détenus emprisonnés dans les dortoirs situés au dernier étage du grand cloître à dormir avec cinq couvertures. Pour les détenus qui dorment dans les cages à poule privées de source de chaleur, c’est avec des gants qu’ils se réfugient sous les couvertures comme l’écrit Pierre-Antoine Cousteau, le frère du célèbre commandant. Comme pour la population libre, le tissu et le bois de chauffage manquent à Clairvaux. La nourriture est, elle-aussi, limitée en quantité, car il ne faut pas oublier que les tickets de rationnement pour toute la population française sont encore en cours jusqu’en 1949 ! Cependant, hormis quelques épisodes comme une épidémie de gastro-entérite sévère en août 1949, l’état sanitaire général de la prison est considéré comme satisfaisant. Les choses sont un peu plus compliquées en ce qui concerne le travail, car les pénuries de matières premières limitent souvent la fabrication et donc l’occupation des détenus. Les « inos » - inoccupés - sont parfois nombreux à attendre qu’on leur confie une tâche, ce qui ne manque jamais d’inquiéter les directeurs successifs, soucieux d’éviter les errements dus à l’oisiveté forcée. Pour tuer le temps, certains d’entre eux pratiquent le théâtre ou rédigent un journal de détention clandestin qu’ils intitulent L’ino. Toutefois, un travail est progressivement proposé à la majorité des détenus et certaines réalisations sont parfois étonnantes. C’est par exemple le cas du mirador qui jouxte la grande détention dont la construction a été entièrement réalisée par des condamnés pour faits de collaboration. Néanmoins, le plus surprenant est sans doute le monument réalisé en hommage aux 21 fusillés communistes de Clairvaux : il a été conçu et entièrement fabriqué par ceux qui les combattaient !

La vieille garde de l’extrême-droite

Si la majeure partie des épurés qui échouent à Clairvaux sont des anonymes, quelques personnalités sortent du lot comme Charles Maurras, Maurice Pujo ou encore Xavier Vallat, la « vieille garde de l’extrême-droite française ». Les deux premiers arrivent à Clairvaux le 18 mars 1947 après avoir été transférés de la prison de Riom. Maurras doit purger une peine à perpétuité pour « intelligence avec l’ennemi », condamnation qu’il conteste avec virulence, et Pujo, de son côté, a écopé de 5 ans de prison. Quand le directeur Siret reçoit la nouvelle du transfert de Maurras, âgé de 79 ans, il lui destine une chambre dans un quartier du petit cloître, lieu habituel des détenus politiques. On voit donc dès le départ une nette différence de traitement entre « l’aristocratie des épurés » et le « commun des petits collabos ». Quand Siret parle de quartier de sécurité mis en place pour ces détenus particuliers, on pense que le régime mis en place sera très contraignant mais il n’en est rien. Vallat, dans un livre, décrit sa cellule qui se trouve du côté de la façade nord-est, entre celles des ex-amiraux Esteva et de Laborde, et sur le même palier que celle de l’ancien patron de L’Action française. Il semble qu’elle soit à sa convenance puisqu’après avoir décrit un « lit de camp avec une bonne literie, une table scellée au mur, une chaise, une commode et une table de toilette en bois blanc », le détenu précise que l’ensemble lui rappelle « les chambres de l’hôtel du Midi à Saint-Félicien ». Or, la cellule de Maurras correspond également à cette description. À cela s’ajoute, juste sous leurs fenêtres, « une cour de trente mètres de long sur dix de large, plantée de deux rangées de tilleuls et encadrant un jeu de boules ». Maurras peut s’adonner au travail comme en témoigne la véritable bibliothèque dont il dispose dans sa cellule. Il peint et voit chaque jour ses compagnons « d’infortune » Pujo, son compagnon de l’Action Française et donc Vallat, ex-commissaire générale aux questions juives de Vichy. Par ailleurs, il bénéficie des services d’un autre détenu, un ancien espion alsacien nommé Eugène Rosenfelder, qui l’aide sur le plan domestique et veille sur lui au quotidien. La détention ne l’empêche pas non plus de recevoir des lettres et des visites de l’extérieur. Vallat mentionne par exemple la venue, le 5 avril 1948, de Jacques, à la fois neveu et fils adoptif, qui revient d’ailleurs le 22 du même mois avec sa demi-sœur Hélène pour fêter les quatre-vingts ans de Maurras. Ou bien ce sont des amis, d’autres proches qui écrivent à l’administration pour le voir, et à certains moments, le directeur paraît littéralement crouler sous les courriers et demandes de parloir. On est loin des cages à poules du grand cloître ! A l’office même, dans la chapelle Saint-Bernard, Maurras et ses amis bénéficient d’une petite loge juste à côté de l’autel pour suivre la messe !

Autres plumes de la collaboration

Outre Maurras et Pujo, rédacteurs de l’Action française, on retrouve à Clairvaux à partir de 1947 d’autres plumes de la collaboration telles Pierre-Antoine Cousteau, le fameux PAC, frère du navigateur, et Lucien Rebatet, auteur du livre Les Décombres, grand succès éditorial de 1942. Ces deux ténors du journal Je suis partout ont beaucoup en commun et notamment un antisémitisme viscéral qui est sublimé par la guerre. Rebatet comme Cousteau y vantent les mérites de l’Allemagne nazie, fréquentent des SS et finissent par adhérer à la Milice et à sa Franc-garde en 1944. En fuite en Allemagne à la fin de la guerre, ils sont jugés et condamnés à mort dans un premier temps, mais leur peine est commuée en travaux forcés à perpétuité grâce à l’appui d’écrivains comme Mauriac ou Camus, pourtant peu épargnés par leurs attaques. Rebatet - comme Cousteau -, jouit ensuite de remises de peine successives, pour être finalement admis au bénéfice de la libération anticipée le 19 juin 1952, et libéré le 16 juillet 1952. Avant cela, quand ils arrivent à Clairvaux, on ne les place pas avec les « VIP » de la centrale mais dans les cages à poules. Ils se plaignent d’ailleurs d’y passer 12 heures par jour, ce qui ne dure pas, car au bout de deux ans, Rebatet parvient à obtenir un poste de comptable adjoint et se retrouve dans le même bureau que Cousteau qui a obtenu la lingerie, un des postes les plus enviés de la prison. Les deux anciens journalistes sont donc loin d’être soumis aux rigueurs de la détention que leur condamnation sous-entend et profitent même d’une certaine liberté pour échanger sur leurs idées. Au milieu de l’année 1950, chacun d’eux change d’emploi : Cousteau se voit placer au service de la traduction, tandis que Rebatet travaille à la bibliothèque. Comme leurs bureaux sont contigus et que la rigueur de l’incarcération s’est atténuée, ils peuvent poursuivre la rédaction de leurs « dialogues », débutée sur les lieux de leur précédente affectation. Ce « dialogue des vaincus » de deux réprouvés finalement pas si mal lotis, laisse songeur sur l’amendement de ces deux hommes qui ne renient quasiment rien de leur engagement. Leur libération anticipée, en 1952 pour Rebatet et en 1953 pour Cousteau, peut paraître à bien des égards prématurée. Mais l’heure est à l’amnistie et à la réconciliation nationale.

Les serviteurs de Vichy

Dès la fin de la guerre, Clairvaux accueille plusieurs ministres et d’autres personnalités associés au régime de Vichy parmi lesquels des marins comme les amiraux Esteva et de Laborde par exemple. Esteva arrive à la maison centrale le 7 avril 1945 après sa condamnation par la Haute Cour de justice à la détention perpétuelle pour intelligence avec l’ennemi. Il est alors le premier serviteur de Vichy placé dans l’ancienne infirmerie des moines où il est bientôt rejoint par un autre amiral, Jean de Laborde. Ce dernier a été d’abord condamné à la peine capitale pour avoir sabordé sa flotte afin d’éviter qu’elle ne tombe entre les mains des Forces Françaises libres en 1942. Finalement gracié par le président Auriol qui commue sa peine en détention perpétuelle, il est lui-aussi placé dans le petit cloître qui est transformé en quartier de détention. Surnommé « comte Jean » par ses hommes, Laborde est un aristocrate qui jouit de nombreux avantages à la prison : il reçoit d’abondants colis de nourriture ainsi que bon nombre de visites d’amis ou de personnalités qui ont parfois elles-mêmes été inquiétées par la justice pour leur rôle dans le régime de Vichy ! Il est également très favorisé par la justice si l’on se réfère à sa condamnation qui se réduit très rapidement : la perpétuité devient vite 15 ans puis 12 ans. Il est finalement libéré le 6 septembre 1951, après sept années de détention seulement. Il décède en 1977 à presque 99 ans ! Esteva n’aura pas cette chance puisque gracié le 11 août 1950, il meurt quelques mois plus tard à 71 ans.

Registre des arrivants, 1949

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Source : Archives départementales de l’Aube, 1360W307

Registre des arrivants, 1948

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Source : Archives départementales de l’Aube, 1360W307

Photo anthropométrique de François Chasseigne, XXe siècle

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Source : Archives départementales de l’Aube, 1360W466

Photo anthropométrique de Paul Guiraud, XXe siècle

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Source : Archives départementales de l’Aube, 1360W385

Dossier Benoist-Méchin, XXe siècle

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Source : Archives départementales de l’Aube, 1360W397

Notice individuelle sur Benoist-Méchin, XXe siècle

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Source : Archives départementales de l’Aube, 1360W397

Notice individuelle sur Benoist-Méchin, XXe siècle

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Source : Archives départementales de l’Aube, 1360W397

Notice individuelle sur Benoist-Méchin, XXe siècle

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Source : Archives départementales de l’Aube, 1360W397

Notice individuelle sur Benoist-Méchin, XXe siècle

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Source : Archives départementales de l’Aube, 1360W397

Photo anthropométrique de Benoist-Méchin, XXe siècle

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Source : Archives départementales de l’Aube, 1360W397

Lettre de Benoist-Méchin au directeur de Clairvaux, 1er juillet 1953

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Source : Archives départementales de l’Aube, 1360W397

Lettre de Benoist-Méchin au directeur de Clairvaux, 7 février 1953

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Source : Archives départementales de l’Aube, 1360W397

Procès-verbal d’un arrêté d’interdiction concernant Benoist-Méchin, 23 décembre 1953

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Source : Archives départementales de l’Aube, 1360W397

Notice sur Benoist-Méchin, XXe siècle

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Source : Archives départementales de l’Aube, 1360W397

Xavier Vallat, même s’il n’a pas été ministre sous Vichy, a tout de même été l’instigateur du second statut des Juifs en juin 1941 et a également occupé le poste de commissaire général aux questions juives du 29 mars 1941 au 6 mai 1942. Son antisémitisme est viscéral et tout le monde se rappelle des mots qu’il a tenu à l’arrivée au pouvoir de Léon Blum, en 1936 : « Pour la première fois, ce vieux pays gallo-romain sera gouverné par un Juif » ! Il arrive de Fresnes à Clairvaux le 5 mars 1948 pour y purger une peine de 10 ans de prison. Grand mutilé de guerre, il est amputé d’une jambe et son monocle noir qui cache la perte d’un œil - et qu’il arbore fièrement pour montrer son patriotisme - le font rapidement reconnaître. Dès son arrivée au quartier politique, il renoue tranquillement avec ses amis, dont Maurras, bénéficie de parloirs prolongés, notamment avec sa femme, et consacre ses journées à l’écriture. Dans son livre hommage à Maurras, il décrit sa détention comme très douce et le moins que l’on puisse dire c’est qu’en effet, les contraintes ne sont pas de nature à trop éprouver son moral : il s’habille à sa guise, n’étant pas obligé de mettre le costume pénal ; il n’est pas non plus astreint au travail et peut se déplacer quand il le veut ou presque dans les couloirs et dans les cours pour visiter ses amis comme François Chasseigne, ancien commissaire général à la main-d’œuvre puis secrétaire d’État au ravitaillement de Vichy.

 

Dans le quartier « VIP » de Clairvaux, on peut également noter la présence de personnalités comme Paul Guiraud, Paul Marion ou encore Jacques Benoist-Méchin. Marion, ancien communiste devenu membre du PPF de Doriot, puis proche de Pierre Laval, a occupé divers postes liés à la censure et à la propagande à Vichy, notamment aux côtés de Philippe Henriot. Collaborationniste virulent, il devient même président du comité des amis de la Waffen SS française créé en avril 1944 ! Arrivé à Clairvaux le 25 février 1949, il semble avoir perdu de sa verve, car il est signalé comme étant un détenu sans histoires, très calme et qui reçoit assez vite deux galons de bonne conduite ! Sa détention dans la maison centrale auboise est de courte durée, car il bénéficie d’une libération conditionnelle le 3 septembre 1951.

Un de ses proches, Benoist-Méchin, est le dernier des serviteurs de Vichy à quitter la centrale, ce dont il ne manque pas de se plaindre, car, loin de faire amende honorable, il n’a de cesse de critiquer sa détention. Pourtant, son poste de secrétaire à la vice-présidence du Conseil, chargé des relations franco-allemandes à Vichy et ses amitiés avec Otto Abetz qui lui ont valu une condamnation à mort - là encore commuée en détention perpétuelle par Vincent Auriol -, auraient dû l’inciter à la modération. Mais l’homme n’est pas du genre à accepter les contrariétés. En dépit de problèmes de santé et alors que le directeur de Clairvaux lui propose un transfèrement dans une autre prison plus adaptée à sa santé, il refuse et demande seulement qu’on lui attribue un auxiliaire détenu, ce qui lui est accordé ! Benoist-Méchin écrit aussi au directeur pour se plaindre de son adjoint et entame même une éphémère grève de la faim pour se plaindre du départ du détenu qui l’assiste, transféré à Eysses. Finalement, le directeur est soulagé d’apprendre la libération conditionnelle de ce détenu très encombrant le 23 décembre 1953. Peu de temps après, Clairvaux redevient une maison centrale destinée aux « droit commun ».

Les putschistes algériens

Après sa fermeture en 1951, le quartier de détention de Clairvaux est remis en service dix ans plus tard pour accueillir des militaires ayant participé au putsch d’Alger. Après avoir été incarcérés à la maison d’arrêt de La Santé, les généraux Maurice Challe et André Zeller, condamné chacun à 15 ans de détention criminelle, sont transférés à la maison centrale de Clairvaux le 27 juin 1961. Ironie du sort : l’établissement se situe à environ 10 kilomètres de Colombey-les-deux-Eglises, village où le général de Gaulle dispose d’une résidence secondaire !

Sept autres condamnés à la détention criminelle par le haut-tribunal militaire accompagnent les deux ex-généraux : Jean-Louis Nicot, ex-général du corps d’armée aérienne, condamné à 12 ans de détention ; Pierre Bigot, ex-général de division aérienne, condamné à 15 ans ; Louis André Petit, ex-général de brigade, condamné à 5 ans ; Pierre Lecomte, ex-lieutenant-colonel, condamné à 8 ans ; Georges Masselot, ex-lieutenant-colonel, condamné à 8 ans ; Charles de la Chapelle, ex-lieutenant-colonel, condamné à 7 ans ; Elie Marie Joseph Denoix de Saint-Marc, ex-chef de bataillon, condamné à 10 ans ; et Georges Robin, ex-chef de bataillon, condamné à 6 ans.

La peine de la détention criminelle, instituée par l’ordonnance du 4 juin 1960, est une peine privative de liberté, afflictive et infamante, prononcée en matière de crime contre la sûreté de l’État. Il s’agit néanmoins d’une peine à caractère politique et les détentionnaires bénéficient à ce titre d’un régime spécial prévu par les articles D. 490 à D. 496 du Code de procédure pénale. À Clairvaux, ils sont installés dans les dix cellules qui ont accueilli avant eux les condamnés par la haute cour de justice. Comme leurs prédécesseurs, ils ne sont pas astreints au travail obligatoire, ni au port du costume pénal et peuvent se déplacer librement en journée dans le quartier de détention. Ils peuvent ainsi de rendre dans la cour de promenade, dans la salle commune ou bien visiter un détenu dans sa cellule. Ils peuvent également recevoir leurs proches en visite, disposer d’un transistor, d’une télévision, de revues, etc. Bref, il s’agit d’un régime très libéral comme en témoigne les photographies d’un reportage réalisé clandestinement par le magazine Paris-Match le 16 juillet 1961.

Continuer la visite de l'exposition La maison centrale de Clairvaux