Le 1er juillet 1963, la prison de Fontevraud est évacuée. Si les destructions de grande envergure commencent à cette date, c’est en réalité dès le XIXe siècle, alors que la centrale n’est installée que depuis quelques décennies dans les murs de l’ancienne abbaye royale, que l’effacement commence, parallèlement à la reconnaissance patrimoniale accordée à ce site. En 1840, sur un rapport de Prosper Mérimée, est publiée une première liste de monuments classés, dont la conservation est menacée et « pour lesquels les secours ont été demandés ». L’abbaye de Fontevraud y figure. « Dorénavant, deux réalités se superposent : la prison, image honteuse et nécessaire, et l’abbaye, élément du patrimoine national enfin reconnu officiellement »[1]. Il faut cependant attendre les années 1880 pour que les restaurations commencent vraiment, par la remise en état de quelques parties du Grand-Moûtier. La salle capitulaire est alors restaurée, tout comme le réfectoire, où ateliers et dortoirs sont détruits pour un retour au volume d’origine[2].
2. La maison centrale de Fontevraud, entre disparition et patrimonialisation ?
Plan du chapitre
L’effacement de la prison
Les grands travaux débutent à la charnière des XIXe et XXe siècles, avec l’arrivée de Lucien Magne (1849-1916) comme architecte en charge du site assisté d’Henri Hardion (1858-1932) qui lui succède. Les cuisines romanes, en très mauvais état, font l’objet d’une restauration importante. Pour mieux les mettre en valeur, les bâtiments pénitentiaires qui les enserraient sont alors détruits.
Les travaux menés sur l’abbatiale sont spectaculaires. Plusieurs niveaux de planchers avaient été construits à partir des années 1820 pour abriter magasins et dortoirs. A partir de 1903, Lucien Magne les détruit avant de rétablir les coupoles. Les cuisines romanes, l’abbatiale et le cloître du Grand-Moûtier retrouvent ainsi, plusieurs décennies avant la fermeture de la prison, leur profil d’origine, au détriment des aménagements réalisés au XIXe siècle par l’administration pénitentiaire.
Si la prison commence à disparaître dès la fin du XIXe siècle dans le cœur patrimonial de l’abbaye, il faut attendre le départ des détenus en 1963 pour que des travaux d’une tout autre ampleur débutent. Des destructions massives sont alors très rapidement lancées par l’administration pénitentiaire sous le contrôle du Service des monuments historiques, qui prend ensuite seul la direction des opérations après le transfert du site sous la responsabilité du ministère de la Culture en 1965.
Plusieurs maîtres d’œuvre se succèdent sur le site, dirigeant, entre autres, une équipe composée de quelques dizaines de détenus, restés sur place. Les premiers travaux sont menés par Bernard Vitry (1907-1984), architecte en chef des monuments historiques, suivi d’Henri Enguehard (1899-1987), nommé en 1963 conservateur de l’abbaye. Dans les années 1970, Pierre Prunet (1926-2005) succède à ce dernier comme architecte en chef en charge du département de Maine-et-Loire et donc de Fontevraud.
Dès 1963, sont détruites les traces les plus évidentes de l’architecture carcérale (chemin de ronde, miradors, barreaux aux fenêtres arrachés un à un jusqu’à leur disparition presque totale). On parle alors de « remise en état »[1] de l’abbaye, par des « commandos de détenus », expressions révélatrices des objectifs de l’époque.
Un article paru en 1969 dans le journal Ouest-France résume ainsi les événements : « Pour rendre à l’abbaye totalement défigurée l’aspect qu’elle avait perdu, des travaux furent entrepris en hâte, des crédits furent débloqués et les derniers forçats fournirent – on devine avec quelle ardeur – la main-d’œuvre (gratuite) qui permit de démolir les constructions parasites (ateliers, hangars, garages), les cellules, les cloisons installées un peu partout dans les bâtiments qui, dès lors, retrouvaient leurs dimensions et leur majesté première ».
La politique de travaux est simple : chercher à dégager les bâtiments monastiques par destruction systématique des adjonctions pénitentiaires qui étaient venues occuper peu à peu tout l’espace disponible. Ce principe de libération de l’architecture monastique est appliqué aussi bien aux élévations qu’aux sols. Ainsi, tandis que l’on cherche à retrouver le niveau médiéval de la chapelle du prieuré Saint-Lazare, les nombreux ateliers, dortoirs, quartiers cellulaires construits sur tout le site sont détruits. Les zones ainsi libérées font l’objet de terrassement de grande ampleur pour préparer la restitution, par exemple, d’un jardin du XVIIIe siècle sur le côté nord de l’abbaye.
[1] France, Nantes, Archives départementales de Loire-Atlantique, 1640 W 350. Idem pour la citation suivante et la coupure non datée de Ouest-France.
Cette destruction massive n’est pas sans provoquer de débats. En 1967, M. Hauret, député de Maine-et-Loire, demande le maintien des ateliers de filature situés au chevet de l’abbatiale pour y établir une petite industrie. Bernard Vitry s’y oppose, déclarant dans un courrier que ce projet « est incompatible avec le programme de dégagement, de restauration et de mise en valeur » du site[1]. Il finit par obtenir gain de cause mais une mention manuscrite inscrite sur le courrier, « à faire discrètement », montre bien que même s’il s’agissait là d’enjeux économiques et non de protection patrimoniale, la destruction systématique de tous les bâtiments pénitentiaires ne s’est pas faite sans opposition.
La plupart des démolitions ont lieu très rapidement, dès 1963. Cette politique continue dans les décennies suivantes mais à moindre échelle. L’essentiel des bâtiments construits pendant cent cinquante ans d’occupation pénitentiaire du site a en effet déjà disparu.
[1] Ibid. Lettre de Bernard Vitry à Monsieur le Conservateur régional des Bâtiments de France, 30 octobre 1964.
Que reste-t-il de la prison ?
Quelques éléments échappèrent toutefois à ces destructions, pour des raisons esthétiques ou plus pragmatiques.
Dès 1958, la prison est moins peuplée et Bernard Vitry parvient à faire transférer dans d’autres bâtiments les services de santé qui occupaient l’ancien couvent Saint-Lazare, dont il entame la restauration en 1960. Il choisit alors de conserver l’aile ouest, ajoutée dans les années 1820 pour y loger l’infirmerie et la salle des malades, estimant que ce bâtiment est encore dans une esthétique de la fin du XVIIIe siècle et s’accorde au reste[1].
[1] Henri Enguehard, « Les travaux de l’abbaye de Fontevrault... », voir supra n.8 ; id. « Fontevraud, les dernières années du pénitencier », Mémoires de l’Académie des sciences, belles-lettres et arts d’Angers, 1981-1982, neuvième série, t. V et VI, Angers, p. 235-240.
Dans l’aile ouest du Grand-Moûtier, de tels partis pris qualitatifs jouèrent aussi en faveur des éléments qui entourent la cour des geôles. Là, sont du plus bel effet la porte de la troisième enceinte, élevée par Normand avant 1816 avec ses colonnes à bossages un-sur-deux, et, construits dans le second tiers du XIXe siècle, les deux guichets qui l’encadrent à bossages en pointe de diamant. Leur préservation s’imposait d’elle-même ainsi que celle des pavillons latéraux où logeaient des geôliers. C’est encore le cas des deux logements de fonction qui encadrent la Grande-Porte et s’insèrent parfaitement dans le front bâti continu donnant sur la place des Plantagenêts.
Des éléments plus structurants sont également laissés en place, comme une bonne partie des murs de clôture du chemin de ronde, maintenus lorsqu’ils formaient le pourtour extérieur du site, jouaient un rôle de soutènement ou laissaient hors du champ visuel des visiteurs des éléments de second ordre (la Madeleine, par exemple). Ailleurs encore, ils furent réduits à des murets pour séquencer les jardins.
Certains des bâtiments édifiés pour la prison connurent également des remaniements partiels pour mieux les adapter à la nouvelle vocation du site. Passée la Grande-Porte de l’abbaye, l’actuelle entrée du site qui barre ce qui fut la Cour-du-dehors est ainsi l’ancienne caserne du corps de garde, prolongée au sud par la porte de la seconde enceinte et par le pavillon du greffe. Cas discuté, cet ensemble fut surtout préservé pour son aptitude à servir de lieu d’accueil et de pôle administratif de l’Abbaye Royale ouverte au tourisme.
Certains des bâtiments édifiés pour la prison connurent également des remaniements partiels pour mieux les adapter à la nouvelle vocation du site. Passée la Grande-Porte de l’abbaye, l’actuelle entrée du site qui barre ce qui fut la Cour-du-dehors est ainsi l’ancienne caserne du corps de garde, prolongée au sud par la porte de la seconde enceinte et par le pavillon du greffe. Cas discuté, cet ensemble fut surtout préservé pour son aptitude à servir de lieu d’accueil et de pôle administratif de l’Abbaye Royale ouverte au tourisme.
Le coût d’une destruction ou la question de leur éventuel remplacement firent que d’autres éléments, discrets ou écartés des déambulations touristiques, furent aussi maintenus.
Le quartier de la Madeleine, dévolu aux derniers détenus et qui reste en activité jusqu’en 1985, fut moins affecté par les destructions et plusieurs des bâtiments furent conservés, notamment du fait d’une rapide réutilisation de ces espaces pour les besoins de fonctionnement du chantier de restauration de l’abbaye, puisqu’on y installa le dépôt lapidaire.
Furent également préservées les améliorations apportées aux bâtiments monastiques par l’administration pénitentiaire, comme l’achèvement par Normand d’une partie de l’aile sud des infirmeries de la cour Saint-Benoît, dont seules les arcades de façade avaient été réalisées au XVIIIe siècle (en imitant scrupuleusement leurs voisines de la fin du XVIe siècle). On ne remit pas non plus en cause la reconstruction d’une partie de l’élévation sud du palais de l’abbesse qui s’effondra lors des premiers travaux d’aménagement de la prison. On s’accommoda aussi des restaurations de l’abbaye exécutées dès 1841 par l’architecte Besnard et entre 1858-1870 sous la houlette du directeur de la maison centrale, Jean-Joseph Christaud qui utilisa d’ailleurs les savoir-faire de certains détenus, notamment des sculpteurs, pour reconstituer des éléments dégradés.
L’un des principaux héritages de la période carcérale de l’Abbaye Royale, souvent peu perçu, consiste dans le réseau des larges voies qui desservent un site où paradoxalement les accès furent toujours contraints et les espaces cloisonnés. Le paysage intérieur de l’ensemble monastique, notamment depuis la réfection de la grande clôture au début du XVIe siècle, était en effet scandé de multiples délimitations entre les couvents. Au sein des établissements féminins, se trouvaient des passages où des frères de Saint-Jean-de-l’Habit devaient circuler entre des murs pour accéder aux chœurs des églises où ils célébraient les offices pour les moniales, dont ils étaient séparés par des grilles. Les architectes de la maison de détention, abattant la plupart de ces séparations pour en ériger d’autres, n’avaient en quelque sorte que déplacé ces obstacles et établi des distributions qui, une fois la prison disparue, furent la nouvelle trame viaire du site. L’actuelle voie quadrangulaire autour du Grand-Moûtier qu’emprunte tout visiteur n’est autre, pour sa plus grande longueur, que le « chemin de ronde pour la sûreté de la maison et pour la facilité du service » du plan de Normand en 1816 ! De même, la grande cour qui précède aujourd’hui le bâtiment d’accueil est l’ancienne place d’armes.
Enfin, on peut voir préservées quelques-unes des cages à poules où dormaient des détenus et les bâtiments, surtout non restaurés, conservent encore, patine ou usure, les traces de cette occupation pénitentiaire, marquée çà et là de graffiti[1].
Cette liste semble bien longue, mais à confronter les plans antérieurs à 1963 à celui de l’actuelle Abbaye Royale, on mesure qu’il ne s’agit là que de vestiges résiduels. D’une manière générale, on constate que les éléments non détruits relèvent souvent d’une architecture néoclassique, acceptable aux yeux des responsables en charge de la restauration du site : « certains bâtiments construits entre 1810 et 1830 ne sont d’ailleurs pas dénués de caractère. Plusieurs d’entre eux, construits en tuffeau de la Loire, avec de grandes toitures d’ardoises, seront conservés puisqu’ils ne portent pas atteinte au caractère architectural de l’ensemble avec lequel ils s’harmonisent »[2]. Rares sont par contre les bâtiments plus tardifs aux allures manufacturières qui furent préservés, sauf à être directement utilitaires. Le quartier cellulaire d’isolement, intéressant du point de vue de l’architecture carcérale, mais difficilement reconvertible et qui détonnait face aux infirmeries de la fin du XVIe siècle, fit ainsi les frais de ces critères.
Le maintien en place de ces éléments épars de l’ancienne centrale ne signifiait pas pour autant qu’ils soient investis d’un regard patrimonial.
[1] Bertrand Ménard, « À Fontevraud, les murs ont la parole ; promenade parmi les graffiti, messages du passé », Bulletin de la Société des lettres, sciences et arts du Saumurois, 1998, 89e année, n° 147 bis, p. 80-96.
[2] Henri Enguehard, « Les travaux de l’abbaye de Fontevrault... » (p. 478), voir supra n.8.
De la consternation à la patrimonialisation
À travers leurs ouvrages, premiers antiquaires, membres de sociétés savantes, amateurs de pittoresque, voire auteurs de publications à destination de voyageurs font émerger au XIXe siècle un attachement pour la valeur historique et artistique de l’abbaye de Fontevraud[1], marqué du regret des destructions qui la frappèrent. Ils évoquent le plus souvent assez discrètement la nouvelle affectation des bâtiments.
Quelques-uns d’entre eux, pourtant, s’horrifient de cette « misérable destination »[2], perçue comme une souillure de l’ancien lieu de culte. Chargé des pages consacrées à Fontevraud dans la publication dirigée par le Baron de Wismes de 1854 à 1862, Louis Lacour est l’un d’eux qui, préférant la ruine, s’écrie : « Les religieuses de Fontevraud avaient été dispersées sans retour, — l’édifice était vaste et les salles vides —, le Gouvernement trouva l’endroit propice pour en faire une maison centrale de détention, et aujourd’hui plusieurs milliers de prisonniers occupent les anciens bâtiments de l’abbaye. Ah ! détournons la vue ! Je vois la lie du peuple souiller la cellule des vierges. Ô destructeurs, que n’avez-vous renversé pierre sur pierre ! Que ne vois-je les ronces et les épines au milieu des cendres et des débris épars !... Mon esprit vous reconstruirait, saint asile de tant de pieuses générations ; il vous contemplerait dans votre idéale pureté, ô saintes filles de Robert d’Arbrissel ! Tandis qu’en parcourant vos cloîtres déserts et vos chapelles silencieuses ses regards sont blessés d’une odieuse figure. En vain il poursuit votre image. Le péché rampe où brûlait votre encens »[3].
De tels propos se trouvent répétés dans certains cercles conservateurs jusqu’au milieu du XXe siècle, comme sous la plume d’Augustin Girouard qui se désole de ce que « la maison de prière est devenue une caverne de voleurs »[4].
D’un tout autre point de vue, Jean Genet présente lui aussi un portrait bien sombre de l’abbaye devenue prison en quelques lignes qui sont désormais un passage obligé de toute évocation de cette maison de détention. Répétons-les, donc : « De toutes les centrales de France, Fontevrault est la plus troublante. C’est elle qui m’a donné la plus forte impression de détresse et de désolation, et je sais que les détenus qui ont connu d’autres prisons ont éprouvé, à l’entendre nommer même, une émotion, une souffrance comparables »[5].
Quelques furent les positions ainsi exprimées un siècle et demi durant, la dépréciation des lieux était partagée et toute patrimonialisation de la maison centrale de détention de Fontevraud pouvait paraître inenvisageable il y a encore une soixantaine d’années.
Dans ce processus qui advint pourtant, divers facteurs s’entremêlèrent progressivement.
L’un des premiers jalons à observer est un acte isolé. En 1970, le ministère de la culture, désormais propriétaire des lieux, décide de classer monument historique une grande maquette de la prison, exécutée à la fin du XIXe siècle et conservée in situ. L’argumentaire exprime visiblement un remords consécutif à l’enthousiaste table rase qui vient d’être orchestrée : « on voit les chemins de ronde, la prison cellulaire et les cheminées d’usine en briques rouges. Tous ces éléments utilitaires étant aujourd’hui disparus, cette maquette reste un document unique à conserver »[6]. Par la suite, plus rien : parmi les quelques 70 objets fontevristes qui sont protégés dans les années 1970-2000, il faut attendre les années 1990 pour que timidement trois autres surviennent qui relèvent de l’époque pénitentiaire.
[1] Claire Giraud-Labalte, Les Angevins..., voir supra n.2. Cet ouvrage de référence sur le sujet dépasse largement le cas de Fontevraud, mais l’abbaye revient régulièrement sous la plume de l’auteur.
[2] Charles de Montalembert, « Du vandalisme en France. Lettre à M. Victor Hugo », Revue des deux mondes, deuxième série, 1833, t. 1, Paris, p. 477-524. Voir p. 486-487.
[3] Louis Lacour, « Fontevrauld (Maine-et-Loire) », in Olivier de Wismes (baron), Le Maine et l’Anjou, historiques, archéologiques et pittoresques, t. II Anjou, Nantes-Paris : s.d. [1862].
[4] Augustin Girouard, L’abbaye de Fontevraud et les origines de la ville, s.d. [vers 1946]. Il reprend (p. 35, 2e éd. 1950) la citation biblique en exergue de la monographie de G. Malifaud (L’abbaye de Fontevrault : notice historique et archéologique, Angers : 1866) : « Il est écrit : Ma maison sera une maison de prière et vous en avez fait une caverne de voleur » (Luc, 19, 46).
[5] Jean Genet, Miracle de la rose, Décines : Marc Barbezat-L’Arbalète, 1946.
[6] France, Nantes, DRAC des Pays de la Loire, Archives de la Conservation régionale des monuments historiques, non cotée [Fontevraud].
L’attention portée aux conditions de détention, notamment à partir des années 1970, permit également une évolution des regards sur la période pénitentiaire de Fontevraud. Cette maison centrale de détention trouve ainsi son premier historien en la personne de Jacques-Guy Petit, à l’origine de nombreuses recherches universitaires sur ce thème et sur ce lieu en particulier[1].
Parallèlement, des regards sur les bâtiments de la prison sont suscités par le ministère de la Culture pour documenter les phases d’occupation de l’abbaye et orienter les restaurations[2]. Si le but premier est d’aider à exhumer l’abbaye de sa gangue carcérale, cela contribue à donner un poids historique à la période pénitentiaire : plans et textes émergent en masse, suscitant de premières études[3].
Couplés à des analyses d’architecture du bâti, ces travaux sur l’abbaye et la prison provoquèrent, dans les années 1980-1990, des tensions entre les acteurs en charge des restaurations. L’un des points d’achoppement fut la question du traitement des surhaussements des galeries du cloître au XIXe siècle[4]. Les avis divergèrent quant à la nature originelle de ces élévations au XVIe siècle, galeries hautes ou terrasses, au point qu’il fut décidé, dans une interprétation à rebondissements de la charte de Venise[5], de maintenir le seul état historique avéré qui était celui de la prison. Donner droit de citer à la période carcérale de Fontevraud, au cœur même du cloître Renaissance, apparaît dès lors comme un tournant et semble orienter ensuite les experts lorsque le doute est permis sur la restitution d’un état plus ancien. Une telle prise en compte s’accorde aussi à ces décennies où l’architecture du XIXe siècle commence dans son ensemble à être considérée comme potentiellement patrimoniale.
[1] Jacques-Guy Petit, Ces peines obscures. La prison pénale en France (1789-1870), Doctorat d’État, sous la direction de Michelle Perrot, université Paris VII, 1988. Il fonde en 1991 et dirige jusqu’en 2003 le Centre d’Histoire des Régulations et des Politiques sociales (HIRES) à l’Université d’Angers. Dans son sillage ou dans d’autres cadres, voir les résultats d’une recherche bibliographique sur ce même site (https://criminocorpus.org/fr/bibliographie-histoire-justice) où les mots-clefs Fontevraud et Fontevrault livrent des études sur son fonctionnement et ses détenus, par approche quantitativiste, par groupes ou à travers des destins individuels.
[2] Claire Giraud-Labalte, Iconographie de l'ancienne abbaye de Fontevraud, tapuscrit, Ministère de la Culture, 1981.
[3] Claire Giraud-Labalte, « Fontevraud au XIXe siècle... », voir supra n.2.
[4] Robert Jourdan, « Conserver / restaurer : les coulisses de la restauration », 303, Arts, Recherches, Créations, 2000, n°67, p. 109-117 ; Michel Melot, « Interview de Pierre Prunet, Daniel Prigent et François-Charles James », 303, Arts, Recherches, Créations, 2000, n°67, p. 118-135.
[5] Adoptée en 1964 lors du IIe Congrès international des architectes et techniciens des monuments historiques, la Charte internationale sur la conservation des monuments et des sites, dite Charte de Venise, énonce notamment (article 11) que « [...] les apports valables de toutes les époques à l'édification d'un monument doivent être respectés, l'unité de style n'étant pas un but à atteindre au cours d'une restauration [...] » ; les enjeux découlent bien sûr ici de la notion d’« apports valables ».
Les années 1990 sont également marquées par la protection de nouveaux objets de la prison. En 1992, sont inscrites sur la liste supplémentaire des monuments historiques deux vues de la maison centrale réalisées en 1902, d’une grande valeur documentaire. En 1998, est classée monument historique une huile sur toile peinte par René Magne et représentant son père, L’architecte Lucien Magne, qui restaura l’abbaye au début du XXe siècle. Outre leur valeur documentaire et historique, ces œuvres sont, il est vrai, de belle facture et relèvent des catégories ordinaires du champ des protections que sont les tableaux et arts graphiques.
Des limites apparaissent tout de même à cette patrimonialisation et on constate que dans les aménagements des mêmes années, les éléments de la période carcérale, sans connaître de nouvelles phases de destruction, sont soumis à un regard moins scrupuleux que leurs voisins d’Ancien Régime. Si elle garda son volume, la caserne de 1828 fut par exemple très fortement remaniée en 1992-1994 pour former une entrée moderne et commode à la nouvelle Abbaye royale.
Aux yeux du grand public, le processus de patrimonialisation passa le plus souvent par le biais de médiations assurées sur le site même de la prison. La présentation de la prison se fit là plus savante à partir de l’exposition[1] et du colloque international[2] sur le thème des bagnes et prisons, organisés en 1982 par Jacques-Guy Petit à Fontevraud même, alors que des détenus étaient encore sur place. Ces manifestations se firent sous la houlette d’Henri Beaugé, directeur du CCO, qui tenait à la prise en compte de toutes facettes de l’histoire du site et à son relais auprès du public, donnant à la figure du détenu et à l’évocation de la maison centrale un corps plus solide dans les discours aux visiteurs[3]. De même, la prison fut mieux traitée progressivement par les ouvrages grand public et guides touristiques consacrés à l’abbaye[4].
Récemment, ce regard patrimonial s’enrichit d’enjeux mémoriels. Le 12 mars 2005 fut ainsi apposée une plaque dans l’abbaye pour rappeler que la prison fut un lieu de détention et de mise à mort de résistants durant la Seconde Guerre mondiale. La maison centrale devient alors un lieu de mémoire de la Résistance et de la déportation[5]. En juillet 2012, c’est à l’ensemble des prisonniers qu’un hommage est rendu, hors l’enceinte carcérale, dans le carré des détenus du cimetière communal, lors de la cérémonie d’inauguration du nouveau calvaire, dont la restauration fut notamment financée par la Fondation du Patrimoine.
[1] Jacques-Guy Petit, Prisons et bagnes, XVIIIe-XIXe siècles, catalogue d’exposition (1982), Fontevraud, CCO, 1982. Une autre exposition aura lieu en 1998, à nouveau sur ce thème ; voir : Jacques-Guy Petit, Prisons, XVIIIe et XIXe siècles, catalogue d’exposition (1er mars-3 avril 1998), Fontevraud, CCO, 1998.
[2] Colloque international d’histoire pénitentiaire, Fontevraud, 24-26 septembre 1982. Voir actes : Jacques-Guy Petit (dir.), La prison, le bagne et l'Histoire, coll. Déviance et société, Genève et Paris : éd. Librairie des Méridiens - Médecine et Hygiène, 1984.
[3] Citons notamment ici l’action de M. Bernard Ménard, animateur et régisseur du CCO de 1981 à 2012, passionné par la période et qui enrichit cette médiation. Voir : Bertrand Ménard, Encore 264 jours à tirer ; pénitencier de Fontevrault, Cheminements, 1994 ; Jean-Louis Giard, Bertrand Ménard, Fontevraud, livre-audio, éd. Feuillage, 2014.
[4] Michel Melot (L’abbaye de Fontevrault, Paris : Lanore, 1971, p. 106) est le premier à illustrer la prison, par une photographie de la porte de Normand. Récemment, Daniel Prigent (Fontevraud, 2005, p. 70-73) lui consacre quatre pages très illustrées.
[5] Voir : Roger Poitevin, Abbaye-bagne de Fontevraud, 1940-1944 : des résistants dans une ancienne abbaye, éd. Amis de la Fondation pour la mémoire de la déportation, délégation de Maine-et-Loire, 2009.
En 2009, la période pénitentiaire est retenue pour l’un des modules du Musée éphémère de Fontevraud, dispositif muséographique dispersé sur le site, décliné comme un état du savoir sur quelques thèmes articulés autour d’un personnage et d’un temps fort de l’histoire fontevriste. Philippe Artières est chargé d’assurer l’évocation de la maison centrale pour laquelle s’impose la figure de Jean Genet. Ce choix, ambigu puisqu’il a évoqué Fontevraud sans y être détenu lui-même, est contournée par le souci d’en faire un passeur vers l’anonymat des dizaines de milliers d’autres détenus qu’égrainent les registres d’écrou au fil de leurs numéros de matricule[1]. Pour la première fois, la prison est muséifiée dans une présentation permanente. À ce module, vint un temps s’ajouter, en 2010-2011, la réalité augmentée d’une table interactive consacrée à la maison centrale et riche d’informations, mais aussi évocation symbolique d’une prison qui, à peine effleurée, retournait à son effacement[2].
La refonte de l’espace Jean Genet en janvier 2015, fut l’occasion d’y intégrer deux démarches récentes, menées l’une par la Région des Pays de la Loire, l’autre par le ministère de la Culture, qui ont pour but à la fois d’enregistrer des témoignages sur la maison centrale de Fontevraud, dans une mise en contexte large, mais aussi de hisser au rang de monuments historiques l’ensemble des objets de la prison conservés in situ, sorte de point d’orgue de leur patrimonialisation.
[1] Philippe Ifri, « L’abbaye de Fontevraud et son musée éphémère », La Lettre de l’OCIM [en ligne], 2011, n°133, mis en ligne le 01/01/2013, consulté le 07/09/2015. URL : http://ocim.revues.org/654 ; DOI : 10.4000/ocim.654. Présentation du module Jean Genet : « Abbaye de Fontevraud : Jean Genet, figure centrale » [en ligne], insitu-museo.com(c), 2014, consulté le 07/09/2015. URL : http://insitu-museo.com/blog/exposition-jean-genet. Voir le témoignage de Philippe Artières à ce sujet, dans le cadre de la collecte évoquée infra.
[2] Voir : « L’expérience Fontevraud » [en ligne], Mazedia(c), 2010, consulté le 07/09/2015. URL : http://experience-fontevraud.com.