4. Les objets d'un passé carcéral hissés au rang de monuments historiques

Plan du chapitre

Protéger au titre des monuments historiques

Le constat d’une sous-représentation des objets issus de la période carcérale est à l’origine d’une campagne de protection, lancée en 2014 par la DRAC / Conservation régionale des monuments historiques, profitant des événements organisés pour le deux-centième anniversaire de l’ouverture de la prison.

La procédure de protection au titre des monuments historiques s’inscrit dans un cadre législatif défini par le livre VI du Code du patrimoine. Deux niveaux de protection existent, sanctionnant la valeur patrimoniale de l’objet qui est dès lors placé sous la surveillance et le contrôle du Service des monuments historiques. Si les « objets mobiliers, dont la conservation présente, au point de vue de l’histoire, de l’art, de la science ou de la technique, un intérêt public peuvent être classés » (article L. 622-1), ceux qui présentent un « intérêt suffisant » seront seulement inscrits (article L. 622-20). Le degré d’intégrité, l’ancienneté, la rareté, la représentativité de l’objet, son lien avec un personnage ou un événement historique sont autant de critères d’appréciation qui permettront de déterminer sa valeur patrimoniale. Malgré cette diversité de critères, c’est pourtant la valeur artistique qui est la plus couramment évoquée pour justifier d’une protection. Les sculptures et peintures datant des XVIIe et XVIIIe siècles sont ainsi les catégories les plus représentées. Les objets protégés au titre des monuments historiques à l’abbaye de Fontevraud jusqu’en 2014, en très grande majorité des tableaux, ne font donc pas exception.

Aujourd’hui, plus de 230 000 objets sont classés ou inscrits en France. Le texte de loi laisse un large champ d’appréciation allant de l’histoire de l’art à la science en passant par l’histoire. Parmi eux, très peu relèvent de l’histoire carcérale. Une étude des objets pénitentiaires de Fontevraud devenait donc indispensable.

Etude et caractérisation de la collection

L’inventaire établi en 2014 a permis de retrouver, éparpillés sur tout le site, près de 160 objets relatifs à la période pénitentiaire de l’abbaye de Fontevraud et appartenant à des typologies diverses : fers et entraves, uniformes, vaisselle, graffiti mais aussi plans et tableaux, donnant tous de nombreuses informations sur l’histoire de la centrale. Si certains objets sont restés sur place, nombreux sont ceux qui ont quitté l’abbaye avant d’y revenir sous forme de dons ou d’acquisitions.

Un premier ensemble d’objets a été redécouvert lors de l’avancée des travaux de restauration. Plusieurs paires de galoches et sabots ont ainsi été retrouvées dans l’ancien bâtiment des fanneries, situé dans la cour d’entrée du site. D’autres objets, cachés par des détenus, ont alors refait surface. La provenance de ces objets a été consignée lors de leur découverte, notamment par Bertrand Ménard, ce qui n’a, hélas, pas été le cas pour les quelques graffiti déposés pour éviter leur destruction. Une dizaine de graffiti nous est ainsi parvenue, détachés de leur contexte architectural. Quelques-uns sont encore en place, dont le plus intéressant est sûrement les fleurs et le visage sculptés dans le tuffeau sur un des contreforts du réfectoire[1]. Ces objets sont propriétés de l’État / Ministère de la Culture et de la Communication, le site lui ayant été confié lors du départ de l’administration pénitentiaire.


[1] Son état de conservation est préoccupant. Les sculptures sont en effet menacées de disparition par les ruissellements et les remontées capillaires qui désagrègent le tuffeau, matériau très fragile. Une réflexion est menée par la DRAC des Pays de la Loire pour déterminer s’il est possible de le maintenir en place sans risque ou s’il est nécessaire de le déposer.

En revanche, les objets entrés dans les collections de l’abbaye de Fontevraud par dons sont propriétés du CCO. Plus d’une vingtaine d’entre eux ont ainsi été donnés par l’abbé Pohu, curé de Fontevraud-l’Abbaye jusqu’en 1996 et dernier aumônier de la prison. Sa donation comprenait des fers et entraves qu’il avait sauvés de la destruction et des lettres et cahiers de poèmes. Des habitants de Fontevraud-l’Abbaye, anciens gardiens ou leur famille, ont aussi effectué une telle démarche. C’est ainsi qu’un uniforme de gardien ou un poignard en nacre fabriqué par un détenu ont fait leur retour dans l’enceinte de l’abbaye, laissant supposer que nombre d’objets relatifs à la centrale sont encore en main privée. Enfin, quelques objets ont été acquis par le CCO, comme en 1985 le Portrait de Lucien Magne.

De nombreuses sources touchant à la centrale sont conservées aux Archives départementales de Maine-et-Loire, mais il est pourtant difficile de documenter spécifiquement ce type d’objets. Si leur usage et contexte de production peuvent être renseignés, notamment par l’observation des marques, étiquettes et inscriptions conservées sur la pièce, il faut abandonner l’idée, pourtant chère aux professionnels du patrimoine, de constituer un dossier précis et circonstancié sur l’objet lui-même (qui l’a fabriqué, utilisé, à quelle date précisément ?). Dans ce cas, c’est le type d’objet, le groupe auquel il appartient que l’on documente et, devant le manque de sources écrites précises, la tradition orale prend parfois toute son importance. Ainsi, il est rapporté que la grande maquette représentant la centrale a été réalisée à la toute fin du XIXe siècle par un détenu. Aucun document ne vient le confirmer si ce n’est une mention inscrite sur la « fiche objet » renseignée lors du classement de la maquette au titre des monuments historiques en 1970.

Seul un graffiti, gravé sur une porte de cachot, donne l’identité complète de son auteur, Barthélemy Pierrot, militaire originaire de Paris et condamné à dix ans de travaux forcés entre 1939 et 1949. En revanche, sur la dizaine de graffiti sur carreaux de terre cuite conservée, un seul auteur a pu être identifié. Grâce aux nombreuses informations gravées : « MACHEFER / 1910-1912 / 6522 = encore 510 jours », il a été possible de retrouver, dans le registre d’écrou correspondant à cette période et à ce matricule, le nom d’Albert Machefer, détenu à la centrale entre 1910 et 1912[1]. Le numéro d’écrou est inscrit sur plusieurs autres graffiti, mais en l’absence de date ou de nom de famille il n’est pas possible de retrouver le nom du détenu, les numéros de matricule ayant été réattribués plusieurs fois pendant la longue période d’activité de la centrale.

L’abondante documentation photographique disponible dans les archives de l’administration pénitentiaire et dans des fonds privés est venue utilement compléter les sources écrites pour documenter la vie quotidienne des gardiens et détenus, comme l’usage fait des galoches en bois dont plusieurs paires sont conservées. Portées lors des travaux d’atelier, elles sont en effet parfaitement visibles sur une série de photographies réalisées par Henri Manuel vers 1930[2].


[1] France, Angers, Archives départementales de Maine-et-Loire, 2 Y 2 / 365.

[2] France, Agen, ENAP, Médiathèque Gabriel Tarde, Fonds Manuel (à consulter en ligne : http://enap-mediatheque.paprika.net/enap1).

Des objets témoins du quotidien de la centrale

Les objets pénitentiaires conservés à l’abbaye de Fontevraud peuvent être répartis en trois grands groupes, illustrant chacun des pans d’histoire de la centrale.

Le premier grand ensemble a trait à l’enfermement et vient compléter les quelques éléments encore visibles in situ. L’ensemble de cages à poule, conservé au premier étage des infirmeries Saint-Benoît, n’a pas été inclus dans cette campagne car il fait partie intégrante de l’immeuble qui l’abrite, classé en totalité au titre des monuments historiques sur la liste de 1840[1]. Seuls une porte de cage à poules, détachée de sa structure, et un lit en fer ont été inclus à cette étude, tout comme deux portes de cachot avec leur serrure, sauvegardées au moment de leur dépose. Si quelques-unes de ces portes sont encore en place — dont certaines dans des parties visibles du public —, la plupart ont en effet été détruites lors des travaux de restauration de l’abbaye.


[1] Ces cages à poule sont donc classées au titre des monuments historiques, même si elles ont été construites postérieurement à la mesure de protection. Tout élément (vitrail par exemple) venant intégrer un immeuble classé est en effet ipso facto couvert par ce classement.

Sur l’une de ces deux portes, provenant du bâtiment appelé le Bas-dortoir, sont encore visibles plusieurs graffiti réalisés pendant la première moitié du XXe siècle. Deux boulets, douze entraves de différents types, probablement utilisés pour des peines disciplinaires, six fers et une paire de menottes, servant au transport des prisonniers, viennent compléter cet ensemble.

Ces objets rendent très sensible la dureté des conditions d’enfermement de cette centrale. Une boîte de pointage accompagnée de sa clef, utilisée par les gardiens pendant leur ronde, deux barreaux de fenêtre, des porte-clefs de gardiens, ainsi qu’une série de serrures viennent clore ce premier groupe d’objets dont on ne peut que regretter qu’ils aient été, pour certains, détachés de leur contexte.

Un second ensemble d’objets, dont une grande part a trait à l’habillement des gardiens et prisonniers, vient témoigner du fonctionnement et de la vie quotidienne de la prison. Nous sont parvenus un uniforme, don d’un ancien gardien en 2008, des casquettes, brassards, boutons et galons, datés des dernières décennies de la centrale. Seul un uniforme de prisonnier composé d’un pantalon, d’une veste et d’un manteau, en feutre et plusieurs fois rapiécé, a en revanche été conservé.

Un ensemble de chaussures vient compléter notre connaissance des tenues imposées aux détenus. Les sabots à sangle, dont nous conservons quatre exemplaires de fabrication très artisanale, étaient utilisés pour les travaux intérieurs, alors que les détenus portaient des chaussures à semelles de clous pour les corvées extérieures, règle dont témoignent quatre paires de chaussures aux nombreuses traces d’usage.

Si ces uniformes et chaussures nous plongent dans la vie quotidienne des gardiens et détenus de la prison de Fontevraud, les étiquettes et marques qu’ils portent témoignent également des modes d’approvisionnement des centrales. Disséminées sur tout le territoire français, elles avaient chacune des ateliers spécialisés dont les productions faisaient l’objet d’achats et d’échanges avec d’autres établissements. L’uniforme de gardien provient par exemple de la centrale de Melun, les chaussures à semelles de clous de Clairvaux, tandis que les sabots ont probablement été produits sur place, les archives mentionnant cette activité à Fontevraud.

Un troisième ensemble s’organise autour des objets fabriqués par les détenus notamment dans le cadre de leur travail au sein de ces mêmes ateliers. Sous le régime de l’entreprenariat général, puis de la régie, une intense activité de production s’est développée dans la prison autour d’ateliers de tissage, de cordonnerie, de la fabrication de boutons de nacre et de chaises. Pour les abriter, plusieurs bâtiments sont construits, d’autres réaménagés. Il n’en reste aujourd’hui plus de traces. Les quelques rares objets et vestiges conservés sont donc les seuls témoins propres à évoquer ces activités qui tenaient pourtant une place très importante dans le quotidien de la centrale.

L’atelier de fabrication de chaises est lancé en 1919, confié à M. Reveillant puis à M. Désarmagnac[1]. Si de nombreux exemplaires de ces chaises sont encore présents dans les alentours, seule une se trouve conservée à Fontevraud, donnée au CCO en 2005 par une habitante du village. De 200 à 300 détenus travaillaient quotidiennement à la fabrication de chaises cannées et paillées dans des ateliers aménagés au prieuré Saint-Lazare et dans l’ancienne orangerie de l’abbaye, où ont été retrouvés deux outils, un bourroir destiné à rembourrer les chaises et un lissoir utilisé pour lisser les brins et aplatir la paille. Ils portent le numéro de matricule 2098, chaque détenu ayant ses propres outils.


[1] France, Angers, Archives départementales de Maine-et-Loire, 2 Y 2 / 120.

L’atelier de fabrication de boutons de nacre est, quant à lui, lancé dans la seconde moitié du XIXe siècle avec l’entreprise Péramy qui commercialise la production à Paris. De nombreux restes de cette production furent laissés sur place, retrouvés lors de travaux menés sur le site. Coquillages, résidus de nacre avec empreinte des emporte-pièces et boutons témoignent ainsi des différentes étapes de production.

Parmi les plus évocateurs, se trouvent ces objets fabriqués clandestinement par les prisonniers pour échapper à la dureté de leur quotidien. Plusieurs ont été retrouvés dans le placard d’une pièce qui faisait office, avant le départ de l’administration pénitentiaire, de bureau du surveillant-chef de la prison : un jeu de cartes, deux jetons en bois, confisqués, jeux de hasard et jeux de cartes étant interdits dans la centrale pour éviter les bagarres. D’autres étaient bien cachés comme le jeu de cartes fabriqué avec des morceaux de boîte de farine, retrouvé en 1986 dans la charpente de l’ancienne chapelle Saint-Lazare ou le morceau de pétoire et la fourchette, découverts en 1985 dans l’abbatiale lors de travaux de couverture[1]. Enfin, un minuscule poignard sculpté dans des résidus de nacre a été donné au CCO en 1998. Fabriqués par des détenus avec des débris, ce qui traînait et pouvait être ramassé, ces objets, parfois très modestes, portent, comme l’essentiel de la collection, des traces d’usage et d’usure qui ne peuvent qu’augmenter leur charge émotionnelle.


[1] La pétoire était utilisée par les prisonniers pour lancer des messages sous forme de boulettes de papier. Seules les cuillères étaient autorisées dans la centrale ; cette fourchette a donc été fabriquée clandestinement et cachée par un détenu.

Le sens d’un ensemble

La présentation des premiers objets pénitentiaire à la CDOM a certes dérouté certains de ses membres, plus habitués aux objets d’art issus du patrimoine religieux, mais l’inscription de l’ensemble de la collection présentée a été votée à l’unanimité le 11 septembre 2014. Si leur valeur en tant que témoins de près de 150 ans d’histoire de ce site majeur du patrimoine français n’a pas fait de doute, la liste des objets à intégrer a été dressée après une réflexion approfondie. Sur les 160 objets conservés, certains font en effet partie de séries, parfois multiples. Fallait-il choisir une paire de chaussures à semelles de clous parmi les cinq conservées, une paire d’entraves, une casquette de gardien ? Les conseils édictés par le ministère de la Culture pour guider les nouvelles protections pousseraient à le faire.

Cette procédure de protection confère une reconnaissance officielle à ces objets, dernières traces du passage de milliers de détenus et gardiens dans les murs de l’abbaye de Fontevraud, jusque-là délaissées. Un réel suivi sera désormais effectué par le Service des monuments historiques, afin d’assurer leur transmission aux générations futures, au même titre que les œuvres d’art protégées dans les décennies précédentes. Parallèlement à cette procédure, la collection pénitentiaire a été transférée dans une nouvelle réserve d’objets mobiliers aménagée sur le site. Ce déménagement s’est accompagné d’un travail d’inventaire et de récolement, suivi d’un examen attentif de l’état sanitaire de chaque objet et de son conditionnement. La même méthodologie et le même traitement ont été appliqués aux œuvres d’art et objets de la collection pénitentiaire, témoignant là de leur égale valeur patrimoniale.

Les deux démarches rapportées ici ont été intégrées à la nouvelle muséographie dédiée à la période pénitentiaire de l’Abbaye Royale de Fontevraud : des extraits des témoignages sont mis en scène dans ce qui était l’ancien parloir et plusieurs objets, protégés monuments historiques, sont présentés au public autour de la grande maquette, restaurée pour l’occasion.

Par ailleurs, les témoignages évoqués ici comme les dons déjà effectués auprès du CCO montrent que des habitants, des membres de familles de surveillants ou de prisonniers possèdent des objets liés à la maison centrale de Fontevraud. Il serait donc intéressant de mettre en œuvre un recensement, en premier lieu à Fontevraud-l’Abbaye même, de ces productions des ateliers, objets confectionnés par les détenus ou liés au fonctionnement de la prison qui permettent d’enrichir les approches déjà menées.

La mise en évidence du lien tissé entre la maison de détention et le village est également l’un des apports important de la collecte de témoignages. Le regard monographique sur l’univers carcéral avait en effet jusqu’ici laissé peu de place au contexte dans lequel s’inscrivait la centrale de Fontevraud et à la manière dont celle-ci rythmait le quotidien d’un bourg rural.

Enfin, les deux démarches présentées dans ces pages participent d’une affirmation progressive de la maison centrale de détention comme lieu de mémoire(s) et d’une reconnaissance pleine et entière de la valeur patrimoniale de la période pénitentiaire et de ses artefacts, architectures et objets.

Concluons donc par le titre : à bien des égards, la maison centrale de détention de Fontevraud est un élément constitutif du patrimoine !