1. Introduction

Plan du chapitre

Présentation par Sylvie Nicolas

Le siècle des Lumières a vu germer et enfler tout un courant de critiques visant la justice : enchevêtrement des juridictions, complexité des compétences, lenteur et coût des procès, arbitraire jadis loué, désormais devenu source légitime d’inquiétudes, secret de la procédure, absence de défenseur réellement opérant, atteintes corporelles… À la fin du xviiisiècle, une réorganisation semble inévitable. Les réformes tentées en 1771 par le chancelier Maupeou, sous Louis XV, et en 1788 par le garde des Sceaux Lamoignon, sous Louis XVI, se heurtent à la résistance des parlements, qui rendent la justice.

En 1789, tout un siècle de maturation des idées trouve très vite son aboutissement dans les décisions de la Constituante. Des principes fondamentaux, qui perdurent presque tous, sont affirmés : indépendance de la magistrature (séparation des pouvoirs et disqualification du judiciaire qui n’est plus un pouvoir mais une autorité – alors que nous parlons de pouvoir législatif et exécutif, il convient de dire « autorité judiciaire »), protection de la personne (présomption d’innocence, égalité devant la justice, gratuité de la justice, assistance d’un « conseil », suppression des sévices corporels, publicité des débats, légalité des infractions et des peines, motivation des décisions). Les juridictions d’Ancien Régime sont vouées à disparaître ou à muter – tel le Tribunal de cassation, ancêtre lointain du Conseil du roi –, tandis que toute une réorganisation judiciaire se prépare.

Cette réorganisation distingue désormais les juridictions civiles – juges de paix, tribunaux de district – des juridictions pénales – tribunal de police municipale, tribunal de police correctionnelle, tribunal criminel départemental – avec, au sommet, le Tribunal de cassation. Elle simplifie et uniformise la carte judiciaire. Elle homogénéise également les règles de droit par la rédaction du premier Code pénal (25 septembre-6 octobre 1791), et l’instauration d’une nouvelle procédure, publique et accusatoire et non plus secrète, inquisitoire et entièrement écrite –, mise en place dans un premier temps par la loi des 16-29 septembre 1791 et le décret en forme d’instruction des 29 septembre-21 octobre de la même année, avant la formalisation d’un véritable Code de procédure en 1795.

En attendant, l’enthousiasme révolutionnaire qui anime les Constituants dans leur tâche de réorganisation ne leur enlève ni la conscience des réalités, ni le souci de l’ordre public : les juridictions d’Ancien Régime vont cesser leurs activités sans avoir pour autant réglé toutes les procédures en cours ; les scellés sont apposés au Parlement de Paris le 15 octobre 1790, et au Châtelet de Paris le 24 janvier 1791. Dans le même temps, les prisons regorgent de détenus en attente de jugement : à Paris, comme ailleurs, le crime ne s’arrête jamais !

Il convient alors de mettre en place un système de transition, permettant de faire la jonction, presque parfaite, entre l’ancien et le nouvel ordre judiciaire. Des juridictions pénales provisoires sont créées : Tribunal des dix puis tribunaux criminels provisoires ; une compétence criminelle est attribuée par intérim à des tribunaux civils, aux tribunaux d’arrondissement et, ponctuellement, à une juridiction politique d’exception : le Tribunal du 17 août 1792.

Ainsi la Révolution poursuit-elle le crime !

La période transitoire 1790-1792

Transitoires sont les juridictions pénales de cette période ; transitoire demeure aussi la procédure – l’ordonnance de 1670 reste en vigueur, seulement aménagée par les décrets des 8‑9 octobre 1789. Deux raisons président cette transition sans rupture : en premier lieu, parce que les nouveaux textes ne sont pas encore en place ; secondement, parce que l’arriéré d’Ancien Régime continue d’être traité sans le recours aux jurys et avec la possibilité d’un appel circulaire. Les débats à l’Assemblée font rage, et il faut patienter pour qu’une certaine concorde permette l’adoption de textes qui amorceront véritablement le passage de relai entre l’Ancien Régime et le nouveau système.

Cette période est donc marquée par des errements et des incertitudes, liés aux bouleversements dans la réorganisation générale de la justice : flottement dans la transmission des affaires des tribunaux d’arrondissement aux tribunaux criminels provisoires ; affaires portées devant les juridictions alors que les infractions ont disparu du Code pénal (cas des duels qui n’existent plus) ; hésitations des juges qui n’appliquent pas toujours les peines prévues par le Code pénal, parce qu’ils constatent une disproportion entre certains délits et les peines correspondantes, souvent alourdies par des circonstances aggravantes – les circonstances atténuantes n’apparaîtront, elles, qu’en 1824 –, ou parce que l’ancienne distinction entre grand et petit criminel ne correspond pas toujours avec la nouvelle délimitation entre justice criminelle et police correctionnelle – les juges appliquent alors la loi de police correctionnelle ; pour de mêmes faits, invocations d’articles différents du Code pénal selon les tribunaux ; erreur probable dans le nombre des jurés qui composent un jury d’accusation au sein du Tribunal du 17 août ; persistance, jusqu’en janvier 1792, date d’entrée en vigueur du Code pénal, d’anciennes peines comme la flétrissure ; etc.

Ce sont les fonds d’archive du Tribunal des dix et des six tribunaux criminels provisoires, constituant la sous-série Z3 des Archives nationales, qui font l’objet de cette exposition ; cette dernière est possible, parce que les archives de ces juridictions, entrées dès 1847 aux Archives nationales, ont ainsi échappé à l’incendie du palais de justice de Paris de mai 1871, qui détruisit les fonds des tribunaux d’arrondissement, du tribunal criminel du département de Paris, comme du tribunal civil de la Seine. Ces archives demeurent donc les seules sources pour l’étude de la criminalité parisienne de cette époque.

L’exposition concerne Paris, dans les années 1790 à 1792. La période considérée commence lors de l’apposition de scellés sur les salles et greffes des juridictions d’Ancien Régime qui sont, de fait, supprimées – comme vu ci-devant, le 15 octobre 1790 au Parlement de Paris et le 24 janvier 1791 au Châtelet de Paris. Néanmoins, l’exposition déborde légèrement la date de mise en place de la nouvelle organisation – installation du Tribunal criminel du département de Paris le 15 février 1792 –, car l’arriéré d’Ancien Régime continue d’être épuré pendant des années par des juridictions provisoirement compétentes au criminel. La disparition des archives de ces tribunaux dans les incendies de la Commune limite cependant l’exposition aux seules années 1790-1792.

Cette période suit, dans les grandes lignes, l’avènement et l’échec de la monarchie constitutionnelle. Les grands événements apparaissent en filigrane : nuit du 4 août 1789, formation d’une commune insurrectionnelle, suspension du roi, massacres de Septembre… C’est également dans cet intervalle que des noms connus émergent : Antoine Fouquier-Tinville (1746-1795), Joseph-Ignace Guillotin (1738-1814), Charles-Henri Sanson (1739-1806), Hubert Robert (1733-1808), et même M. Terrasse [impossible de trouver son prénom…], chef de la section judiciaire des Archives du royaume.

Le parcours présente la particularité de proposer, à côté de documents originaux, un nombre important de menus objets, dont la puissance d’évocation nous projette plus de deux siècles en arrière, et qui proviennent là encore des collections des Archives nationales. En effet, les fonds judiciaires présentent parfois la particularité de contenir, à côté des dossiers de procédures, des objets saisis au cours de l’enquête, et conservés aux greffes pour étayer une accusation. Ces produits de larcins, comme les amoncellements de portefeuilles – ceux de l’affiche (d’ailleurs vidés de toute valeur, billets à ordre ou assignats !) – jouxtent la panoplie du cambrioleur ou celle du faussaire, et côtoient de petits objets émouvants, comme un nécessaire de couture ou un chapelet dans son étui.

L’exposition virtuelle vous propose de découvrir une partie des pièces exposées du 18 novembre 2009 au 15 février 2010 au musée de l’Histoire de France…

Les parlements à la veille de la Révolution

Cours souveraines – ou supérieures –, les parlements exercent des compétences qui dépassent largement le cadre de la seule justice. Ils se situent au sommet de la pyramide des juridictions :

  • Leur revient l’exercice de la justice ordinaire en dernier ressort, c’est-à-dire qu’ils reçoivent les appels de toutes les juridictions inférieures, royales, seigneuriales ou municipales ; 

  • Elles sont aussi des juridictions d’exception, jugeant en 1re instance les causes criminelles – touchant le roi et son domaine et, pour le parlement de Paris, les princes du sang, les pairs du royaume et les officiers royaux –, ainsi que les causes au civil ; les arrêts sont rendus au nom du roi, sans autre recours possible qu’une éventuelle cassation par le Conseil du roi ; 

  • Les parlements ont aussi des attributions plus administratives : ils rendent des « arrêts de règlement » ; 

  • Enfin, ils jouent un rôle politique, qu’ils exercent en enregistrant les actes royaux.

Le parlement de Paris demeure sans égal, tant par son ancienneté que par l’importance de son ressort qui couvre près du tiers du royaume : l’Île-de-France, la Beauce, la Sologne, le Berri, l’Auvergne, le Lyonnais, le Forez, le Beaujolais, le Nivernais, le Bourbonnais, le Mâconnais, l’Anjou, l’Angoumois, la Marche, la Picardie, la Champagne et la Brie, le Maine, le Perche, la Touraine, le Poitou, l’Aunis et la Rochelle.

Le justiciable devant les tribunaux criminels à Paris (1790-1792)

Vers un nouvel ordre judiciaire

Sous l’Ancien Régime, en principe, toute justice émane du roi. Le système judiciaire repose sur une organisation hiérarchique complexe, où règne une grande confusion des pouvoirs due à une juxtaposition des juridictions. Au xviiie siècle, un mouvement réformateur de la justice touche les monarchies éclairées. En France, les critiques se multiplient, relayées par les philosophes, écrivains et juristes. Louis XVI lui-même prend quelques mesures. Néanmoins, une réforme d’ampleur, que les cahiers de doléances réclament, s’impose. Portés par le courant des Lumières, qui scintille en Écosse avant d’éclairer la France dans une période de forte d’anglophilie, les Constituants suppriment tout le système existant et s’attèlent, aussitôt, à la tâche colossale d’une réorganisation judiciaire dont certaines grandes lignes perdurent encore. L’une des causes majeures des révolutionnaires tient dans l’introduction de jurés citoyens pour juger des crimes ; après une adoption tumultueuse et de nombreuses attaques plus ou moins dissimulées, ils sont sauvés sur le fil par le Code de procédure criminelle de 1808 – qui supprime néanmoins les jurés d’accusation. Pendant deux siècles, les attributions du jury, institution importée du système anglais, sont modifiées, transformant l’âme de cette institution. Le dernier coup d’estoc provient de la réforme de la justice entrée en vigueur le 1er janvier 2023 : près de 50 % des dossiers qu’ils traitaient leur sont retirés…

Revenant sur la période révolutionnaire, nous pouvons observer que l’enthousiasme qui anime les hommes au pouvoir ne leur enlève ni la conscience des réalités, ni le souci de l’ordre public : nombreux sont les procès inachevés, et de nouveaux dossiers sont inévitables. Cela justifie la mise en place d’un système de transition, qui permet une jonction entre l’ancien et le nouvel ordre judiciaire.

Ainsi la Révolution poursuit-elle le crime : commissaires, juges et greffiers, enquêtent, interrogent, collectent les pièces à conviction. Une partie de leurs archives nous sont parvenues intactes, quelquefois dans leurs sacs de jute d’origine : dossiers d’instruction, de procédure ou de jugement, pièces à conviction telles que portefeuilles, faux tampons, lettres anonymes, fioles, limes, tasses – sources infiniment précieuses pour l’histoire de la vie quotidienne à Paris sous la Révolution.

1. Les tribunaux de la Révolution

En matière de justice, les Constituants opèrent une révolution complète. Toutes les juridictions existantes sont supprimées. La souveraineté émane désormais de la Nation désincarnée ou directement peuple, d’où le principe d’élection des juges – représentation désincarnée de la Nation – et la création des jurys – représentation de la souveraineté populaire avec des citoyens qui agissent sans intermédiaire. Notons que nos Constitutions, de 1791 à 1958, alternent entre souveraineté populaire et nationale, ce qui a des conséquences sur le mode d’élection, de représentation du peuple, etc. La Constitution de 1958 est une Constitution de synthèse, en déclarant que « La souveraineté nationale appartient au peuple […] ».

En 1790, une nouvelle organisation se met en place qui distingue deux ordres de justice :

* Une justice de droit commun, avec :

  • Justice civile : juges de paix, tribunaux de district ;

  • Justice pénale : police municipale, tribunal de police correctionnelle, tribunal criminel départemental ;

  • Au sommet, le Tribunal de cassation.

* Une justice politique, comprenant la Haute Cour nationale. Il est à noter que la justice pénale, par les interdits qu’elle sanctionne, est indirectement politique elle aussi.
 

Cependant, à Paris, en attendant l’effectivité de ce système, et pour résoudre le sort de l’arriéré d’Ancien Régime, deux solutions de transition sont adoptées en matière pénale :

* Des juridictions pénales provisoires sont créées : 

  • Le Tribunal des dix ;

  • Six tribunaux criminels provisoires.

* Une compétence criminelle est attribuée provisoirement à certains tribunaux civils : 

  • Aux six tribunaux d’arrondissement ;

  • Au Tribunal criminel extraordinaire du 17 août 1792.

La disparition, en 1871, des archives des tribunaux d’arrondissement dans les incendies de la Commune, limite l’analyse des affaires criminelles parisiennes aux seuls procès portés devant les juridictions pénales provisoires, qui ont échappé à la destruction, parce que versés dès 1847 aux Archives nationales. L’étude n’est donc possible qu’entre décembre 1790 et décembre 1792.
 

**Le Tribunal des dix (1790-1791)

En attendant l’installation des tribunaux d’arrondissement de Paris en janvier 1791, et devant le nombre de procès criminels restés pendants au parlement de Paris, fermé le 15 octobre 1790, la Constituante crée, par le décret des 1er-5 décembre 1790, un tribunal provisoire d’appel, pour juger les affaires criminelles venues du Châtelet et des autres sièges royaux ou seigneuriaux du ressort du parlement de Paris.

Communément appelé Tribunal des dix, car composé des dix premiers juges, non-députés à l’Assemblée, élus au scrutin pour les tribunaux de district, il s’installe le 9 décembre au palais de justice dans la salle Saint-Louis et la Petite Tournelle ; il siège du 10 décembre 1790 au 24 janvier 1791, veille de la mise en place des nouveaux tribunaux d’arrondissement.
 

**Les Tribunaux d’arrondissement (1790-1792)

Créés par le décret des 16-24 août 1790, les six tribunaux de district (dits à Paris : « d’arrondissement »), auxquels sont rattachés les cantons de Saint-Denis et Bourg-la-Reine, s’installent en janvier 1791.

Ce sont des juridictions civiles, provisoirement compétentes au criminel pendant la reconstruction, sur de nouveaux fondements, de la procédure criminelle. Cette compétence leur est ôtée lors de la parenthèse ouverte par les tribunaux criminels provisoires ; ils cessent définitivement de fonctionner en l’an iii, et les procès pendants sont acheminés au tribunal civil de la Seine (initiés sans jury, ils doivent être jugés dans les mêmes conditions).

L’incendie de leurs archives en 1871 rend impossible l’étude de leur activité en matière criminelle. Faute de documents, nous ne pouvons pas déterminer la proportion des anciens et des nouveaux procès criminels traités.
 

** Les Tribunaux criminels provisoires (1791-1792)

Pour soulager les tribunaux d’arrondissement, et pour épurer l’arriéré existant au 25 janvier 1791, six tribunaux criminels provisoires, composés de sept juges, sont créés par le décret des 13-14 mars 1791. Ils reprennent les affaires restées pendantes devant les juridictions d’Ancien Régime désormais supprimées, qu’il s’agisse du Châtelet ou du parlement de Paris.

Leur compétence criminelle devient entière lorsque leur sont dévolus les procès criminels des tribunaux d’arrondissement, à l’exception de ceux relatifs à la fabrication de faux assignats (décret des 17-29 septembre 1791). Ces tribunaux n’appliquent pas encore la nouvelle procédure avec les deux jurys – jury d’accusation et jury de jugement.

Ils sont définitivement supprimés par le décret des 24-25 décembre 1792 (4‑5 nivôse an i), et les procès restant à juger sont renvoyés devant les tribunaux d’arrondissement correspondants.
 

** Le tribunal du 17 août 1792

Première juridiction d’exception, jugeant en dernier ressort, le Tribunal criminel extraordinaire, créé par le décret du 17 août 1792 pour les crimes liés aux événements qui se sont déroulés à Paris dans la journée du 10 août, voit sa compétence étendue, par le décret du 11 septembre 1792, aux crimes commis dans le département de Paris.

Le parti modéré lui reproche vite ses origines jacobines, et le ministre de la Justice pointe une forme d’excès de pouvoir à propos de cette procédure qui, en matière de droit commun, ne peut donner lieu à un appel ou un pourvoi en cassation. Le décret des 15-17 novembre 1792 (25‑27 brumaire an i) amorce la rectification, et rétablit le recours en cassation ; dans un second temps, le décret du 29 novembre 1792 (9 frimaire an i) finit par supprimer la juridiction à compter du 1er décembre, et renvoie les affaires aux tribunaux ordinaires.

Cet épisode a donné l’occasion à un certain Antoine Fouquier-Tinville (1746-1795) de faire ses premières armes comme directeur d’un des jurys d’accusation…

2. Faites entrer les accusés !

La délinquance à laquelle se consacre la justice criminelle parisienne provisoire présente une parfaite continuité avec celle de l’Ancien Régime : la sociologie des accusés est identique à celle que nous pouvons observer les années précédentes.

À la suite de la suppression des juridictions et les mouvements internes de population, il y a certes un peu plus de gratte-papiers, de saute-ruisseaux ou de domestiques ayant perdu leur place dans les rangs des accusés. La délinquance profite sans doute des carences policières et des désordres ; de fait, toutes les infractions ne sont pas portées devant les tribunaux criminels. Cependant, auteurs, actes et victimes restent les mêmes.

Cette délinquance concerne indifféremment hommes et femmes, avec néanmoins une répartition sexuée des offenses. Si les premiers sont plus nombreux et instiguent l’offense principale, les secondes servent souvent d’auxiliaires : complices ou receleuses. Les prévenus appartiennent à ce que l’on appelle le petit peuple : métiers urbains et classes modestes. Peu sont des marginaux, habitués de la rue. Eux commettent le plus souvent des infractions mineures, sans circonstances aggravantes, relevant de la police municipale ou de la justice correctionnelle.

Majoritairement, les délinquants opèrent seuls, sans préméditation relevée, quand l’occasion se présente – délit d’opportunité –, ou en petits groupes. Souvent, lorsque l’objet du larcin est de valeur, le voleur implique d’autres complices : receleurs, revendeurs. Les faussaires, quant à eux, mettent en place tout un réseau y compris dans les prisons ! Seul le Vol du Garde-Meuble en 1792, spectaculaire à tous points de vue, rassemble une quarantaine de comparses ; il reste une exception à la délinquance habituellement observée et jugée. Un boulanger, un fripier, un journalier, un commis… Tel est l’échantillon représentatif des prévenus qui comparaissent devant les tribunaux criminels provisoires, issus de cette masse qui fait les rassemblements des journées révolutionnaires.

Une grande majorité appartient aux petits métiers parisiens, organisés en corporations jusqu’en 1791 : boucher, limonadier, tailleur, lingère, coiffeur, graveur, imprimeur, maçon, serrurier, etc. Si beaucoup sont des garçons, probablement sans place, nombreux sont aussi les compagnons. Les autres accusés sont des gagnes-deniers, souvent entre deux emplois précaires, des domestiques, quelques commis en exercice et des hommes enrôlés ou travaillant au camp militaire installé « sous Paris », des membres de la minorité juive, quelques marginaux : mendiants ou filles publiques.

Les fonds d’archives des juridictions révolutionnaires comportent, parfois, avec les dossiers de procédure, ceux des objets saisis dont la conservation a été possible, à l’exclusion des denrées périssables (aliments), d’utilité quotidienne (vêtements), de valeur (bijoux) ou de grande taille (haches, bahuts).

Les pièces à conviction présentées dans l’exposition sont parvenues aux Archives nationales avec les dossiers du Tribunal des dix et des tribunaux criminels provisoires, mais sans identification particulière. La raison de leur saisie n’est pas évidente : peut-être s’agit-il d’objets volés ou pris sur les inculpés, voire à leur domicile, pour étayer l’accusation. 

Anonymes et non identifiables, mais toujours poignants, ces articles donnent aux affaires une dimension concrète et apportent un éclairage sur certains aspects de la vie quotidienne.

3. Crimes et délits

L’Ancien Régime répartit les infractions, suivant la procédure, en grand et petit criminel selon que la faute mérite une peine afflictive, voire infamante, ou seulement une amende. Seulement, aucun corpus pénal ne consacre le principe de la légalité des incriminations et des peines. Tout au plus avons-nous des actes royaux, en principe obligatoire, mais habilement contournés par des magistrats.

Le Code pénal de 1791 est le premier véritable ensemble législatif codifié, en matière pénale, en France. Il ne s’intéresse qu’aux infractions criminelles, qu’il classifie, selon la vision politique des Constituants, par ordre décroissant d’importance à leurs yeux et selon les besoins de l’époque : crimes contre la chose publique, dans le but de protéger le régime nouveau et de défendre les citoyens contre les abus de pouvoir ; atteintes contre les particuliers, d’abord en tant que personnes (principes de liberté et d’égalité) puis comme possédants (défense de la propriété). Les crimes religieux (blasphème, suicide, sacrilège, adultère, etc.) sont abolis.

Seules les infractions les plus graves sont du ressort de la justice criminelle. Les dossiers des tribunaux criminels provisoires présentent cependant une multitude d’affaires que l’on se serait attendu à voir relever de la justice correctionnelle, tel le vol d’un panier de poires. Point de laxisme, donc, ni chez les législateurs, ni chez les juges, souvent issus de la bourgeoisie et soucieux, certes, de liberté individuelle, mais pas au prix du maintien de l’ordre, de la sécurité des citoyens ou de la sûreté des propriétés. Dès lors, voleurs, escrocs, auteurs de sévices n’ont qu’à bien se tenir ! Pourtant, on doit aussi faire la part, sans pouvoir l’apprécier précisément, des infractions qui restent sans suite faute de plainte ou de preuves.

La Section ii du Titre II du Code pénal énumère les crimes et attentats contre la propriété : vol sous toutes ses formes, destruction de digues, empoisonnement de bétail, récidive de vente à faux poids ou mesure, pillage, banqueroute frauduleuse, extorsion de signature, faux, destruction de titres ; incendie ou pose de mine ; détournement d’effets en garde ; faux témoignage.

Comme sous l’Ancien Régime, le vol constitue la majorité des affaires criminelles : aliments, portefeuilles, argenterie, matériaux, linge, bétail, etc. – tout objet souvent en relation avec le métier exercé. Ses circonstances aggravantes sont l’effraction, l’emploi de fausses clefs, l’escalade ou la complicité interne, parmi beaucoup d’autres – le courant matérialiste légaliste a certainement poussé les rédacteurs à prévoir le plus d’hypothèses possible. Dans ce contexte, l’extorsion d’aumône n’est pas rare…

Les peines sont variées : fers ou détention, mais aussi dégradation civique, gêne ou mort, majorées si le délit est commis la nuit, à plusieurs, avec armes – autres exemples de circonstances aggravantes.

Toute une section du Code pénal se rapporte aux crimes et attentats contre les personnes. Dix-huit articles portent sur l’homicide : légal ou légitime, il ne donne lieu à aucune condamnation ; involontaire, peuvent éventuellement être prononcées des peines correctionnelles – et non criminelles – voire des dommages et intérêts ; volontaire, il peut être avec ou sans préméditation, et être décliné pour prendre en considération l’empoisonnement, le parricide ou l’avortement.

Seules les blessures importantes donnent lieu à une poursuite au pénal. Préméditation et guet-apens sont des circonstances aggravantes. Mutilation, castration et viol sont nommément désignés,ainsi que l’enlèvement pour prostitution.

Les deux derniers articles sont consacrés à la destruction d’état civil ou à la bigamie légale (second mariage sans dissolution du premier). Les châtiments, gradués en fonction de la sévérité des lésions, sont la mort, les fers, la gêne ou la détention.

Le Titre I de la 2e Partie du Code pénal répartit les attentats contre la chose publique en crimes contre la sûreté de l’État, la Constitution, la loi et les pouvoirs constitués, crimes des commis de l’État dans l’exercice de leurs fonctions, crimes contre la propriété publique.

Dans cette dernière rubrique sont intégrées les contrefaçons de monnaie, sceau, timbre national ou poinçon, le vol de deniers publics ou la destruction de propriétés de l’État, qui sont des atteintes aux fonctions régaliennes, mais n’ont pas l’envergure d’un crime de lèse-Nation, que le Code pénal n’aborde pas.

Plusieurs affaires de faux bons de caisse ou de congés militaires sont jugées par les tribunaux criminels provisoires, tandis que le rocambolesque épisode du Garde-Meuble national relève du Tribunal du 17 août.

La mort est la peine la plus fréquemment prononcée, en raison de l’extrême sévérité du Code pénal.

4. L’affaire est dans le sac !

Avant la Révolution de 1789, la procédure est inquisitoire, secrète, entièrement écrite, fondée sur les preuves légales, afin de, supposément, protéger les prévenus de l’intime conviction absolue du juge – l’arbitraire des magistrats n’est pas vu de manière négative avant la fin du xviiie siècle –, avec un ministère public fort où les intérêts de l’État priment sur ceux de la victime.

Dès l’automne 1789, une procédure transitoire se met en place, fondée sur l’ordonnance de 1670 et aménagée par le décret des 8-9 octobre 1789. Elle demeure inquisitoire, avec un ministère public puissant, et fondée sur des preuves légales qui sont désormais les témoignages et les expertises. Elle se déroule en deux phases :

1 - Une phase de publicité atténuée, en présence de deux notables-adjoints : 

2 - Une phase de publicité, dorénavant intégrale, en présence du conseil : 

  • Instruction : confirmation des dépositions, confrontation témoins/accusés, conclusion du procureur général ;

  • Audience : rapport du juge, dernier interrogatoire de l’accusé, preuve des faits justificatifs par l’accusé, sentence ;

  • Voies de recours.

La nouvelle procédure, accusatoire cette fois, est mise en place par le décret des 29 septembre-21 octobre 1791, et se déroule en trois temps :

  1. L’instruction préparatoire, menée par un officier de police judiciaire ;

  2. La comparution devant un jury d’accusation, qui vérifie l’existence formelle de l’infraction ;

  3. Le procès : un jury de jugement composé de citoyens doit, en répondant à des questions et en votant, en ne faisant appel qu’à son intime conviction (mettant fin, de fait, au système des preuves légales), s’exprimer sur la seule culpabilité. En bout de parcours, les juges récupèrent la décision des jurés et prononcent, tels des « automates », la peine prévue par la loi.


 

Le législateur de 1791 distingue les accusés, détenus provisoires dans les maisons d’arrêt et de justice, des condamnés enfermés dans des prisons, établies quant à elles pour les peines. Néanmoins, faute de bâtiments, les uns et autres se retrouvent dans les mêmes lieux – Conciergerie, Grand Châtelet, la Force, etc., –, souvent insalubres.


 

Selon un récit contemporain, il y règne « une puanteur insupportable, un air infect, des guichetiers ivres […] chargés d’énormes clefs et suivis de chiens faits comme eux pour répandre l’épouvante […]. Les pailles dont se compose la litière des prisonniers, corrompues par le défaut d’air et par la puanteur des seaux où les prisonniers font leurs besoins, exhalent une infection telle que, dans le greffe même, on est empoisonné lorsqu’on ouvre les portes […] il en est ainsi des cachots où des hommes, reconnus ensuite innocents, ont passé des mois entiers ».


 

Les règles de la procédure criminelle, trait d’union entre l’infraction et la peine, sont déterminées par la préoccupation de poursuivre les infractions et de garantir les droits de la personne. La Constituante décide des innovations considérables, dès 1789 : légalité des peines, assistance de notables-adjoints, conseil et publicité des débats. La loi du 28 septembre 1791, dite « Relative à la peine de Mort, à celle de la Marque & à l’exécution des jugemens en matière criminelle », celle des 16-29 septembre 1791 dite « Concernant la Police de sûreté, la Justice criminelle et l’établissement des jurés », le décret en forme d’instruction des 29 septembre-21 octobre 1791, dit « Pour la Procédure criminelle », et le Code pénal,entraînent un bouleversement complet du droit répressif. Notablement, ces textes mettent en œuvre la procédure avec jurys, à qui l’on ne demande aucune autre forme de justification que leur intime conviction ; le prévenu et les témoins sont désormais interrogés à plusieurs étapes, et confrontés entre eux ; dans une certaine mesure, appel plus systématique est fait à des experts – expert en écriture, serruriers, médecins, etc. ; le rôle des juges est limité : plus d’arbitraire, ils n’ont qu’à appliquer les peines prévues par la loi !


 

Le Code pénal de 1791 est l’aboutissement d’un siècle de critiques des esprits éclairés contre les peines et procédures de l’Ancien Régime.


 

La rupture est alors totale. Les peines sont désormais égales pour tous, strictement personnelles – la confiscation des biens, qui frappait indirectement la famille du condamné, est abolie –, temporaires et/ou fixes en fonction des offenses – la mort étant, par définition, une peine définitive. Les châtiments physiques sont supprimés. La mort est maintenue, contre l’avis des abolitionnistes, mais avec application à tous du privilège de décollation.


 

De nouvelles peines apparaissent, comme l’emprisonnement, le travail forcé – les fers –, ou encore la dégradation civique. La main du législateur est guidée par un esprit d’utilité sociale, certainement héritée des thèses de Beccaria – lui-même lecteur de penseurs utilitaristes –, et de rédemption laïque. Fondement du système, l’emprisonnement, jusque-là préventif, prive le citoyen de son bien le plus précieux, la liberté, mais jamais à perpétuité, dans l’espoir d’un amendement. L’humiliation demeure avec l’exposition. La publicité de certains châtiments maintient un aspect théâtral dissuasif – théorie de l’exemplarité de la peine.


 

Force reste à la loi !


 

Les journées d’émeute de cette première période révolutionnaire, qui correspond à la mise en place d’une monarchie constitutionnelle et à son échec, cachent sans doute une réalité bien mieux policée qu’on ne le dépeint généralement.

Les Constituants, soucieux de l’ordre public, ont évité un vide juridictionnel et accompli en peu de temps une œuvre colossale. Les magistrats s’investissent pleinement, sans aucune permissivité, dans un réel souci de police et de justice : chaque délit, même minime, mérite son châtiment, et chaque châtiment doit servir de dissuasion : il s’agit du caractère exemplaire de la peine, conservé par les révolutionnaires bien que décrié par ces mêmes auteurs qui les ont inspirés ; Cesare Beccaria, par exemple, souhaitait une exécution privée de la peine, pour ne pas accoutumer le public à d’atroces spectacles. Parfois obscurs hommes de loi, les juges espèrent assurer leur subsistance mais sont aussi conscients de participer à une construction nouvelle. Cependant, malgré un travail intensif et ininterrompu, ils ne viennent pas à bout de la multitude des affaires.

Mais l’idée de justice est sauve…