Lieu de détention, Poulo Condore, l, fut aussi un espace de vie pour les familles des agents pénitentiaires. L’exposition donne ici la parole à un témoin, M. Paul Miniconi, qui a vécu une partie de son enfance dans l’archipel carcéral.
[entre guillemet ]C’est pour moi un univers luxuriant et exotique où j’ai passé les plus beaux moments de ma jeunesse. Pendant plus de dix ans, ce fut mon terrain de jeu, au milieu des papillons, des oiseaux multicolores, des poissons tropicaux et… des bagnards !
3. Une jeunesse au bagne
Plan du chapitre
Entrée du bagne de Poulo Condore
Surveillants
Mon père y était surveillant. Surveillant du bagne, de quoi faire frémir ceux qui ne connaissaient pas cette vie d’aventure. Il était arrivé quelques années plus tôt en Indochine, engagé comme maçon par un ami de la famille entrepreneur, au vu de ses capacités à monter des maisons en pierre de taille au village familial de Bocognano. Il excellait dans cet art et aurait pu faire toute sa carrière dans le bâtiment à Saigon, si une petite annonce n’avait retenu son attention : l’administration coloniale recrutait des surveillants pour son service pénitentiaire et offrait 1 franc de mieux sur la paie que ce qu’il gagnait. La décision fut vite prise et il partit pour Poulo Condore, cet archipel au nom bien mystérieux, situé à une journée de bateau de la côte d’Annam. Nous étions en 1922.
Corvée de corail
Le bagne fonctionnait en quasi autonomie, un peu comme une entreprise où les ouvriers auraient été des prisonniers. Il y avait le service des cultures, celui des pêches, les cuisines et le service des travaux... Ce fut là que mon père fut affecté tout naturellement.
Chaque jour, il se voyait confier une corvée de bagnards et il les emmenait sur tel ou tel chantier. Une grosse partie de leur travail consistait à récolter du corail pour ensuite le transformer en chaux. À marée descendante, ils partaient sur le récif avec de lourds chalands et se laisser échouer. Là, à l’aide de dynamite puis de barres à mine, ils remplissaient les embarcations de blocs de corail qu’il fallait ensuite acheminer avec la marée montante jusqu’à la plage, où on les emmenait dans des fours à bois qui les transformaient en chaux. Cela peut paraître terrible pour l’environnement, mais il fallait faire avec les moyens du bord et à l’époque, les ressources paraissaient inépuisables…
L’institutrice Yvette
S’il était ferme, mon père a toujours été juste avec les prisonniers, ne les punissant pas injustement et même essayant d’améliorer leur condition quand il le pouvait, cela allait lui servir plus tard…
Les cases des condamnés étaient de grandes pièces aux fenêtres équipées de barreaux où il pouvait bien y avoir soixante, voire soixante-dix détenus. Ils n’y étaient que le soir, travaillant la journée aux différentes besognes que nécessitait le service. Régulièrement, elles étaient fouillées pour éviter les risques de mutinerie ou d’évasion. Pendant ce temps-là, mon frère (de deux ans mon ainé) et moi allions à l’école. École, c’est un bien grand mot, il n’y avait qu’une classe à plusieurs niveaux où une maîtresse bénévole, la femme du commandant militaire de la garnison, nous apprenait à compter, lire et écrire.
Enfants du personnel
l faisait une chaleur écrasante dans cette modeste pièce dépourvue de ventilateur, aussi avait-elle été équipée d’un « panka ». C’est un grand cadre en bois d’environ deux mètres sur un, recouvert d’un léger tissu et articulé pour créer un léger courant d’air, mû par une énergie humaine. Derrière la cloison, un prisonnier tirait régulièrement sur une corde pour agiter le panka. C’était une place recherchée car tranquille et, rapidement, le bagnard en charge de cette climatisation de fortune s’était organisé et avait accroché la cordelette à son pied, ce qui lui permettait de lire assis, la cigarette au bec, tout en nous éventant.
Le reste du temps, nous partagions la vie des chinois du village, aussi à l’aise que des poissons dans l’eau. Il faut dire que nous parlions à la perfection le vietnamien. Et avec nos peaux burinées par le soleil tropical, tout le monde nous prenait pour des petits métis !
Famille Miniconi
Nous passions beaucoup de temps à nous baigner dans le lagon, pêchant des coquillages extraordinaires que nous ramenions précieusement pour les offrir lors de nos congés en Corse. À l’époque, le rythme était de six mois de congé tous les six ans de service. Mais vu que le bateau mettait déjà plus d’un mois pour aller ou revenir, ça ne laissait plus beaucoup de temps avec la famille… Lorsque nous repartions de Corse, c’était comme un atlas qui défilait devant nos yeux : Marseille, Naples, le canal de Suez, la côte des Somalis, les Indes, le golfe du Bengale, Singapour.
Famille Miniconi à bord d’un navire
Maison de la famille Miniconi à Poulo Condore
Cette fois, mon père prévint le commandant qui mit le cap sur les fuyards et alors qu’ils arraisonnaient le frêle esquif, il reconnut parmi les évadés un de ses hommes…
Il en fut désolé, revoyant en souvenir l’image de cet Indochinois berçant dans ses bras mon frère ou moi. Mais l’ordre était à ce prix et mon père était consciencieux. Il se consolât en se disant que c’était peut-être un bien pour mal, car les quatre hommes avaient toutes les chances de périr de soif ou de noyade ou dans la gueule d’un requin (un jour on trouva dans le ventre d’un de ces squales qui avait été pêché une jambe humaine avec encore le pantalon…).
Canot d’évadés
C’est lors de l’un de ces voyages, alors que nous revenions de congé, que mon père aperçu au loin sur l’horizon une forme sombre. Il s’agissait d’un radeau d’évadés, partis sur une embarcation de fortune constituée de tous les matériaux qu’ils avaient pu accumuler discrètement (toile peinte pour les voiles, bambous pour les mâts, divers éléments de récupération…). Ils faisaient cuire du riz qu’ils faisaient ensuite sécher et partaient comme ça, à l’aventure, pour tenter de gagner la côte pourtant distante de plus de 80 kilomètres… En général, ils étaient vite rattrapés par la chaloupe à vapeur de l’administration pénitentiaire, la « Luciani », ou périssaient en mer.
Paul Miniconi et son frère
Revenus à Poulo Condore, nous retrouvions notre villa, située en front de mer, le long d’un grand boulevard éclairé qui faisait penser à la promenade des Anglais à Nice. Mon père passait au bureau et revenait avec les bagnards qui étaient affectés à notre service : un jardinier, un cuisinier et un « boy » qui s’occupait des lessives et du service. Ils logeaient au fond du jardin dans un local indépendant. Mais souvent le soir nous les retrouvions pour partager du thé en se racontant des histoires. Nous avions de vrais sentiments les uns pour les autres et jamais nous n’avons pensé qu’ils auraient pu nous faire du mal ou nous nuire, ils étaient comme la famille. On vivait ensemble, c’est tout.
Famille Miniconi
Toutes les villas étaient équipées de WC à la turque et chaque matin, une corvée de condamnés passait vidanger les tinettes, les transvasant sur une charrette tirée par un bœuf qui partait ensuite vers les cultures répandre cet engrais naturel. Rien ne se perdait !
Dégâts causés par un typhon
C’est à la fin de l’année 1930 que nous avons connu le pire moment de notre séjour : un typhon. Le ciel s’était petit à petit noirci et des vents violents, accompagnés de pluies diluviennes, avaient recouvert l’archipel. Puis, pendant quelques heures, nous avions cru assister à la fin du monde… Les toits des maisons s’arrachaient, les murs des bagnes les plus exposés s’écroulaient sur leurs occupants, les arbres volaient comme des allumettes.
Ma mère nous avait mis à l’abri dans la maison où il y avait déjà un mètre d’eau et je revoie le casque colonial de mon père, symbole dérisoire, flotter au milieu du séjour. Chacun essayait de se rendre utile en évitant de risquer sa vie, mais c’était peine perdue. J’entends encore les cris du surveillant indigène chargé de la garde de la chaloupe « Luciani » appelant à l’aide désespérément, tandis que des vagues monstrueuses avalaient l’embarcation. Il périt noyé. Le bagne de la pêcherie s’écroula en faisant une cinquantaine de victimes. Les autres, effrayés ou simplement opportunistes, s’enfuyaient vers la jungle : c’était l’apocalypse ! Lorsque le calme revint au fil de jours, nous ne pouvions que constater les dégâts et attendre les secours du continent que personne ne pouvait contacter, tous les fils télégraphiques ayant été arrachés. C’est l’aviso « Craonne » qui le premier refit escale et put alerter le gouvernement de Cochinchine de la gravité des faits.
Mère de Paul Miniconi
Et puis il y avait ma mère… C’était une femme exceptionnelle, une lionne ! Elle avait passé son brevet supérieur et un diplôme de sténodactylo avant de partir pour les colonies, ce qui était assez rare pour l’époque. Mes parents s’étaient connus à Ajaccio lors d’un séjour de papa. Ils s’étaient plus et s’étaient mariés. Ensuite elle l’avait suivi en Indochine.
Père de Paul Miniconi
C’est elle qui faisait travailler inlassablement mon père, lui qui n’avait pas eu la chance de faire des études, lui faisant faire dictées sur dictées et le préparant aux examens pour le faire progresser. C’est grâce à elle qu’il a pu monter en grade.
« Boy-coopérative »
Au vu de ses compétences, le directeur de l’archipel lui avait confié une grande responsabilité en la nommant responsable de la coopérative. C’est là que se trouvaient stockés tous les produits de première nécessité que l’on ne trouvait pas sur place et qui arrivaient du continent par bateau une fois par mois. Cela pouvait être du sucre, des alcools, du cirage, du savon, de l’huile, toutes denrées qui prenaient place sur les étagères, rangées par les mains expertes du « boy-coopérative ». Inutile de dire la complicité qui existait entre ma mère et lui… C’est alors qu’intervint un événement qui secoua toute l’île.
Nous étions en 1931, un matin, le directeur convoqua tous les gardiens et gardiens-chefs pour leur annoncer que de nombreux bagnards, parmi lesquels se trouvaient essentiellement des politiques, allaient être embarqués sur le « Martinière », le transport des forçats venu spécialement les chercher à destination de la Guyane. Le « boy-coopérative » faisait partie du nombre… Ma mère était bouleversée. Mais que faire ?
Navire Martinière
Hydravion assurant la liaison entre Saïgon et Poulo Condore
La vie reprit son cours, ponctuée par les arrivées de navires ou de l’hydravion qui faisait la liaison avec Saigon. Le pilote était devenu un ami et régulièrement il venait déjeuner à la maison. Cet aviateur apportait un air d’aventure qui nous plaisait à mon frère et à moi.
Bouverie du bagne de Poulo Condore
Sur l’île, un endroit nous attirait particulièrement, c’était la bouverie. Elle était alors placée sous les ordres du surveillant Istria, un ami de la famille qui nous accueillait toujours avec gentillesse. Là-bas, on trouvait de tout : en plus des vaches et des buffles, des poulets, des canards, des moutons, des pigeons, une véritable ménagerie vivante… Comme pour la pêcherie, chaque surveillant ou sa famille pouvait venir se fournir en produits frais, contre un bon de règlement qui était honoré à chaque fin de mois.
Paul Miniconi tenant un chiot dans ses bras
Il faut dire que question animaux, mon frère et moi étions des spécialistes ! À la maison nous avions un chien, un petit singe qui s’appelait « Boubou », un pélican, un genre de mangouste (qui a d’ailleurs finie en ragout !), des tortues, de temps en temps des serpents, des lézards volants (qu’on revendait une piastre aux chinois du village). Bref, un vrai zoo !
Fête du Têt
Les tortues de mer vivaient en grand nombre sur l’archipel. Des tortues à écaille pour lesquelles il y avait tout un artisanat et des tortues « bâtardes » à la carapace comme du cuir. A la saison de la ponte, c’était incroyable de les voir faire leurs nids sur les plages. Mais leur capture était très contrôlée par le surveillant chargée de la pêcherie.
Il y avait des surveillants de tous horizons. Mais beaucoup venaient d’Inde. C’était des catholiques pratiquants mais qui restaient entre eux. Les Corses aussi restaient entre eux. Nous faisions des soirées les uns chez les autres. Mais je ne me souviens pas de grandes fêtes communes, sauf pour Noël et le Têt. Là, même les bagnards étaient de la partie et selon leurs traditions, dansaient, faisaient de la musique. Nous dégustions des spécialités locales, petits gâteaux sucrés et colorés ou crabes cuits dans leur coquille, mélangés à la population locale, comme de vrais vietnamiens avec lesquels notre peau tannée nous faisait ressembler…
Buste de Ho Chi Minh
Et puis nous participions aussi aux cérémonies des fêtes nationales, toujours coiffés de nos casques coloniaux, comme les grands…
Sinon il y avait un petit cinéma et un théâtre où les acteurs étaient les militaires du corps de garde. C’était bien assez pour nous distraire…
Mais après les années 30-31, de nombreux politiques, membres du parti communiste vietnamien, arrivèrent sur l’île. L’ambiance changeât, les surveillants craignaient des rebellions ou des mutineries et étaient devenus plus nerveux.
Le directeur, monsieur Bouvier, qui avait alors succédé au capitaine Lambert, avait fait durcir la discipline. Les fouilles des cellules collectives étaient plus régulières. Mon père était affecté à cette tâche. C’est au cours de l’une d’elle qu’il surprit le geste d’un condamné qui se débarrassait rapidement d’un objet en le jetant à travers les grilles… Pensant qu’il pouvait s’agir d’une arme, il fit le tour du bâtiment pour découvrir dans les herbes un petit buste d’Ho Chi Minh en plâtre. Beaucoup de ces condamnés étaient des politiques, membres fondateurs du parti communiste vietnamien, fondé en 1930 et appuyé par la Russie. L’Oncle Ho était leur idole et cette statuette le symbole de leur cause. Elle fut bien entendu confisquée.
En gage d'amitié, cette pièce unique a été offerte par Paul Miniconi à Franck Sénateur en 2015, afin qu'il la conserve dans les fonds de son association d'histoire pénitentiaire "Fatalitas". En 2019, une rencontre avec l'ambassadeur du Vietnam en France Nguyen Thiêp, allait changer la destinée de l' objet. Fils d'un déporté à Poulo Condore et conscient de la valeur historique et politique exceptionnelle de ce buste, première représentation officielle du dirigeant communiste, celui-ci émis le souhait qu'elle revienne au Vietnam et insista pour que Franck Sénateur en fasse don au musée Ho Chi Minh d’Hanoï. Cela fut fait en décembre 2019 chez Paul Miniconi en Corse, permettant ainsi au fils du surveillant de remettre officiellement l'objet au fils du prisonnier lors d'une petite cérémonie avec la presse locale. Le buste du Président Ho chi Minh retourna au Vietnam en 2020, pour les 120 ans du grand dirigeant et trône désormais au coeur du musée qui lui est réservé.