Les photographies présentées ici nous viennent d’un responsable de l’Administration pénitentiaire qui vécut en Guyane entre 1897 et 1906. Ont-elles été réalisées par ce responsable ou par un photographe, à sa demande ? Nous l’ignorons, elles donnent en tous cas à voir, non pas l’univers sinistre du bagnard, mais la société de fonctionnaires expatriés qui constituait l’encadrement hiérarchique des simples gardiens. Le spectateur assoiffé d’images sensationnelles sera donc déçu, il devra plutôt exercer son regard à déceler les indices, parfois discrets, mais souvent criants, de la situation tragique, mêlant dans une cohabitation forcée une société bourgeoise, des gardiens dévorés de compromission, des hommes à demi esclaves. Il sera aussi plongé dans le cadre de vie de ces différentes destinées dont il pourra apprécier l’exotisme ou soupçonner la rudesse.
Aucune intention documentaire ne semble accompagner ces photographies. Alors qu’elles se situent dans le cadre d’un établissement pénitentiaire, leur cadrage en évite soigneusement les éléments caractéristiques. Leur valeur informative sur ce point reste donc assez ténue. Cependant il ne s’agit pas pour autant d’images de propagande. Le photographe de circonstance mêle des souvenirs familiaux à la description de la colonie, l’exotisme du pays à une activité professionnelle. Cet ensemble de photographies ressemble d’abord à l’album d’une excursion touristique : les protagonistes posent sur les sites à visiter, arpentent la jungle, effectuent des rencontres, admirent les constructions naturelles et humaines. Cette naïveté, teintée d’un certain cynisme, en détournant le regard de l’opérateur des images attendues du bagne, nous permet de tirer une quantité d’informations. Si nous essayons d’en rester aux faits, voici par exemple ce que nous apprennent ces photographies.
Les familles du personnel de l’Administration pénitentiaire s’occupent en promenade, déjeuner sur l’herbe, partie de Whist, invitation, spectacle de carnaval. La toilette des femmes est soignée ; les hommes, coiffés du casque "pain de sucre", sont emmenés au cours de leur visite sur des sortes de chaise à porteur. Le cadre de vie est marqué par les éléments naturels : la luxuriante forêt alterne avec des palmiers omniprésents, les rapides des fleuves succèdent aux rouleaux de l’océan. Apparaissent aussi quelques espaces peu reluisants : les rues terreuses de Cayenne, les baraquements autour du Canal Laussat. Les constructions officielles comme les bâtiments de l’Administration pénitentiaire, l’hôpital de Cayenne ou les bassins de rétention d’eau font par contre bonne figure. Les bagnards sont très actifs : ils déchargent les bateaux, travaillent le balata (gomme proche du caoutchouc), défrichent la forêt, tirent des troncs d’arbre, conduisent des barques, et tentent aussi de s’évader. L’Administration pénitentiaire exploite les ressources naturelles : l’or des cours d’eau avec des machines à vapeur, le balata, le bois. Mais nous devons mesurer tout ce qui échappe à ces images, comme le souligne ce bagnard rencontré par le journaliste Albert Londres lorsqu’il mène son enquête en Guyane :
« […] vous avez été au Diable, déjà ?
Oui.
Ah ! cela ne fait pas mal en photographie, n’est-ce pas ? Quand je suis arrivé sur la Loire en 1908, moi aussi j’ai dit : c’est coquet. »
Il est bien clair que ces photographies sont censées nous présenter un bagne présentable. Même les images les plus dures, restent à distance et ne font rien ressentir d’une réalité parfois insoutenable. Par exemple cette image intitulée " Halage d’une pièce de bois à Charvein " qui semble d’une neutralité très factuelle, prend un relief saisissant placée à côté de ce témoignage :
Aux troncs à déplacer sont fixées de fortes amarres les long desquelles s’échelonnent des bricoles où s’attèlent les forçats.[…] Lorsqu’un obstacle se dresse sur le chemin, au lieu de le tourner, la corvée doit le franchir malgré tout. […] Et les malheureux font des efforts désespérés. Pieds-nus et les vêtement en lambeaux, ils barbotent dans la vase ou se déchirent les chairs aux chicots et aux ronces. Et les serre-files hurlent et frappent jusqu’à ce que la pièce de bois soit dégagée1 De l’autre côté, l’image épanouie des familles de "la Pénitentiaire" ne semble pas convaincante. Ces activités légères paraissent masquer une évidence : l’ennui. Les familles cherchent à reconstituer une vie en société pour mieux passer le temps. Dans Papillon, Henri Charrière évoque d’une phrase cette impression. Alors qu’il est ramené au bagne après des mois de cavale et d’aventures, il remarque dépité : Au débarcadère, un monde fou […] comme nous arrivons un dimanche, cela fait une distraction pour cette société qui n’en n’a pas beaucoup.2
A côté de cette lassitude morale, l’état physique n’est probablement pas satisfaisant. La présence parmi les photographies du cimetière de La montagne d’argent ou de l’hôpital de Cayenne n’est pas anecdotique. En Guyane, tous les témoignages convergent, les conditions de vie et le climat font craindre sans cesse la maladie. Dans une lettre adressée à son supérieur, un médecin militaire rapporte par exemple : "Je devais m’établir à Iponçin, sur une crique se jetant dans l’Approuague, précisément là où je suis tombé malade pour la première fois. Je fus alors hospitalisé à Cayenne, puis une dizaine de jours après, je rejoignis Regina où la fièvre me prit avec violence et ténacité" . Il poursuit un peu plus loin : pour le bagnard l’hôpital est une sorte de paradis terrestre. (Lettre du Médecin capitaine Perro, 1945. Fonds privé F. Sénateur).
Pourtant, à travers ces photographies la Guyane et son bagne paraissent un pays où il fait bon vivre, la bonne humeur semble régner parmi le personnel administratif. Le bagnard ne se présente pas non plus comme un être détestable ou dangereux, il apparaît comme un élément du cadre de vie. Tel le condamné "à l’air si caninement résigné" de la Colonie pénitentiaire de Kafka, il semble participer passivement à la vie sociale. Sa position est cependant troublante, car s’il se situe au plus bas de la hiérarchie, il est celui qui en donne toute la raison d’être. Pour autant, ces images mentent-elles ? Certainement pas plus que d’autres, mais face à une situation à ce point polarisée en deux camps, elles apparaissent comme un parfait exemple de regard photographique orienté. Elles révèlent en même temps le malaise d’une histoire humaine. Le décalage entre les scènes de vie familiale et la raison d’être de cette vie quotidienne est renforcée par la technique stéréoscopique. Curieusement, ce surplus de réalité donné par la troisième dimension, donne un effet spectaculaire qui accentue la mise à distance d’une souffrance omniprésente.
1. Auguste Liard-Courtois, Souvenirs du bagne, Toulouse, Les Passés Simples, 2005 (1903), p. 277.
2. Henri Charrière, Papillon, R. Laffont, 1969, p.16.