Imaginé par l'architecte John Haviland entre 1822 et 1836, l'imposant bâtiment d'inspiration néo-gothique incarnait parfaitement l'esprit du système carcéral pennsylvanien, qui trouvait ses fondements chez les Quakers, convaincus que les condamnés pouvaient prendre conscience des méfaits qu'ils avaient commis à condition que chaque prisonnier vive en cellule individuelle et apprenne un métier par la pratique et le travail.
1. Introduction
Plan du chapitre
La naissance du Système de Pennsylvanie
Construit à partir de roches extraites localement (schiste et gneiss de la vallée de Wissahickon), le pénitencier occupe une surface d'environ 44 515 m2 entièrement ceinte d'un mur de 9 m de haut renforcé à chaque coin par des tours surmontées de créneaux. On ne peut y entrer qu'en empruntant les portes du bâtiment administratif, qui occupe le tiers central de la façade principale. Avec ses trois tours crénelées et ses fenêtres géminées à barreaux, le bâtiment administratif domine intégralement le mur d'enceinte et illustre à merveille le renouveau du style gothique de la période.
À l'intérieur de ces murs, les sept bâtiments originellement conçus autour de couloirs desservant les cellules de part et d'autre étaient disposés autour d'un observatoire octogonal tels les rayons d'une roue : ils matérialisaient ainsi une conception radiale dite « en étoile ». Les blocs 1 à 5 n'avaient qu'un étage tandis que les blocs 4 à 7 en possédaient deux. Les cellules individuelles de ces bâtiments étaient dotées d'une cour de promenade adjacente et d'un « environnement sous contrôle » comprenant, pour chaque cellule, chauffage, ventilation, lumière naturelle, eau et installations sanitaires avec évacuation. Quant aux prisonniers qui étaient incarcérés au deuxième étage, ils disposaient d'une cellule adjacente dont ils se servaient comme espace de promenade.
Plusieurs décennies après la construction des premiers bâtiments, des ajouts et modifications ont été apportés, en particulier dans les espaces restés libres entre chaque bâtiment, mais sans que cela n'altère la conception géométrique de départ. Les bâtiments ainsi insérés au cours du XIXe siècle ressemblaient aux prototypes dessinés par Haviland ; à l'inverse, ceux qui ajoutèrent de nouveaux bâtiments au XXe siècle ne se soucièrent pas de conserver le style propre au pénitencier et ils se contentèrent d'adopter le type de construction institutionnel contemporain de leur époque. S'il avait d'abord été prévu que le pénitencier puisse héberger 450 prisonniers, au moment de sa fermeture en 1971, on y avait parfois entassé jusqu'à 1700 détenus. Malgré tout, le plan d'ensemble conçu par Haviland était resté globalement intact, de même que le mur d'enceinte, le bâtiment administratif et les sept blocs contenant les cellules, ainsi que l'intérieur de l'observatoire situé à l'intersection de chaque bâtiment.
Étape incontournable des débuts de l'histoire pénitentiaire aux États-Unis
Le pénitencier d'Eastern State est la prison dont l'influence a été la plus importante dans l'histoire de la détention.1 Certaines prisons ont pu acquérir un statut culturel particulièrement notable du fait des prisonniers politiques qui y ont vécu (comme c'est le cas de la prison de Robben Island en Afrique du Sud, où Nelson Mandela fut enfermé) ou de leur place dans la culture populaire (telle Alcatraz pour San Francisco), mais c'est le pénitencier d'Eastern State qui a joué un rôle absolument crucial dans la manière dont on a commencé à considérer les prisonniers dans le monde entier il y a deux siècles de cela.
1 Norman Johnston, "The World's Most Influential Prison: Success or Failure?", The Prison Journal,Supplément au n°84 (décembre 2004) : 20S.
À partir d'un idéal de réformes sociales soutenues par de puissantes mobilisations au cours du XVIIIe siècle, ce pénitencier fut la figure de proue d'un mouvement de réforme des prisons qui commençait à émerger à l'échelle internationale. L'idée était de réformer les prisonniers en les isolant les uns des autres dans des cellules individuelles. Travail, éducation scolaire et pratiques religieuses furent mis en œuvre dans les cellules mêmes et les détenu(e)s pouvaient pratiquer une activité physique dans la cour attenante à leur cellule. C'est ce qu'on appelait le système de Pennsylvanie, ou encore le système séparé. Il fut ainsi aménagé dans quelques états américains où l'on autorisa les prisonniers à travailler et à prendre un repas par jour avec d'autres s'ils respectaient strictement la règle du silence. (Quant au système Auburn, dit justement « système du silence », où la dimension punitive primait sur la dimension réformatrice de l'enfermement, il fut mis en place dans les prisons d'Auburn et de Sing Sing dans l'état de New York.1 Sing Sing fut d'ailleurs construite dans la perspective de faire appliquer ce système.)2 Au pénitencier d'Eastern State, l'organisation radiale des bâtiments, son réseau de tuyaux particulièrement efficace, son système de ventilation et de chauffage et cette idée révolutionnaire qui consistait à séparer et à isoler les prisonniers les uns des autres devint un véritable modèle de conception pénitentiaire si bien qu'à l'échelle de six continents, plus de 300 prisons furent construites suivant ce schéma.3 Qui plus est, la possibilité d'y adjoindre des « espaces sous contrôle » intégrés, ce qui ne s'était jamais vu auparavant, en fait incontestablement le premier bâtiment « moderne » au monde.4
1 En 1820 aux États-Unis, le mouvement de réforme des prisons suivit deux tendances qui s'opposaient sur les choix de systèmes réformateurs et de conceptions architecturales destinées à les soutenir. Le système Auburn voulait que les détenus soient enfermés la nuit dans de petites cellules individuelles construites dos-à-dos sur des niveaux indépendants entre les murs de chaque bâtiment. Ce système imposait aussi que les détenus travaillent en groupes dans des ateliers. Quant au système de Pennsylvanie pratiqué à Eastern State, il confinait les détenus dans de grandes cellules individuelles où chacun devait travailler, prendre ses repas, prier, lire des textes religieux et faire des exercices physiques. On espérait ainsi que les détenus puissent réfléchir aux erreurs commises par le passé, ce qui les conduirait à se réformer. Dans les deux systèmes, la règle du silence était destinée à empêcher tout contact entre détenus. Le système Auburn imposait le silence le plus strict en usant de la menace du châtiment corporel tandis que le système de Pennsylvanie s'efforçait d'obtenir le même résultat en isolant absolument les prisonniers les uns des autres.
2 Voir David Rothman, The Discovery of the Asylum (Boston: Little, Brown & Co., 1971), chap. 4, et Harry Elmer Barnes and Negley Teeters, New Horizons in Criminology (New York: Prentice-Hall, 1945), chap. 23.
3 Norman Johnston, Kenneth Finkel et Jeffery A. Cohen, Eastern State Penitentiary:Crucible of Good Intentions (Philadelphia: Philadelphia Museum of Art, 1994), 79 et note 16, p. 112. Informations recueillies auprès du Dr. Norman Johnston, Professeur Emérite, Université Arcadia, 27 mars 2007.
4 David A. Cornelius, Eastern State Penitentiary: Historic Structures Report, in Marianna Thomas (ed.), Philadelphia, Philadelphia Historical Commission, 2 vol., 1994, que David A. Cornelieus co-rédigea avec elle. Voir plus récemment également son “Institutional Building Systems of John Haviland: A Study of Innovation and Influence.”
Une telle influence, notable dès avant la fin des travaux de construction du pénitencier, continua de s'exercer jusqu'au XXe siècle ; ce pourquoi le lieu fut classé au patrimoine historique national des États-Unis en 1965, alors qu'il servait encore de prison. Aucun établissement pénitentiaire n'a eu un impact mondial aussi durable sur les fondements théoriques, architecturaux et technologiques présidant à la conception d'une prison. Si l'on constate désormais que l'organisation originelle du pénitencier a été remarquablement conservée, il apparaît aussi que les ajouts subséquents sont le reflet de l'évolution des idées et du développement technique qui ont modifié l'approche de l'incarcération au fil des ans. C'est ainsi qu'aujourd'hui, le pénitencier incarne le modèle de prison le plus influent jamais conçu au monde mais qu'il donne également à observer l'accumulation des changements théoriques et technologiques qui lui ont succédé.
En 1818, l'assemblée générale de Pennsylvanie adopta un nouveau système de discipline carcérale dans le cadre du Commonwealth et autorisa la construction de deux pénitenciers : le premier, pour le district ouest (qui fut un échec et qui n'existe plus aujourd'hui), fut construit non loin de Pittsburgh peu de temps après la décision de l'assemblée générale. C'est en 1822 que débutèrent les opérations de terrassement et la pose des fondations du pénitencier de Philadelphie telles que l'architecte John Haviland1 les avaient prévues. L'ensemble était situé sur un ancien verger de cerisiers, dans les environs de Philadelphie2, à un endroit qui serait bientôt localisé le long de Fairmount Avenue.
1 Haviland fut aussi l'architecte d'autres bâtiments notoires tels que des églises, l'Institut Franklin (1825), l'Ecole d'enseignement pour les sourds et muets de Pennsylvanie (1822; aujourd'hui, Université des Arts), et un hôpital de la marine à Portsmouth en Virginie, mais, au fil du temps, on l'a de plus en plus présenté comme l'architecte des prisons. Il a en effet construit des pénitenciers d'états dans le New Jersey, à Pittsburgh, Rhode Island, ainsi que dans le Missouri, sans compter plusieurs prisons de cantons en Pennsylvanie, à Newark dans le New Jersey, et les célèbres prisons et tribunaux de New York City surnommés "the Tombs." Voir Norman Johnston, "John Haviland," in Pioneers in Criminology, chap. 5.
2 Negley Teeters et John Shearer, The Prison at Philadelphia: Cherry Hill (N.Y.: Columbia University Press for Temple University Publications, 1957), en particulier chaps. 1-3.
On commença d'abord à ériger les murs d'enceinte, puis la « maison principale » (Headhouse) également connue sous le nom de Administration Building, et le bâtiment central, aussi appelé Observatory. Trois bâtiments d'un étage regroupant les cellules suivirent entre 1826 et 1831, et le premier à accueillir des prisonniers ouvrit en octobre 1829. Après 1831, afin de répondre à l'augmentation croissante de la population carcérale, Haviland modifia les plans des bâtiments cellulaires pour y ajouter un deuxième étage et y apporter un certain nombre d'améliorations. Et ce sont les quatre blocs de deux étages érigés entre 1831 et 1836 qui servirent de modèles pour la plupart des prisons séparées construites à l'étranger par la suite, mis à part quelques établissements qui s'inspirèrent plutôt des blocs d'un étage, surtout au Japon et en Chine.1
1 Teeters et Shearer, Cherry Hill, mais aussi Norman Johnston, Forms of Constraint: A History of Prison Architecture (Urbana and Chicago: University of Illinois Press, 2000): 128-132.
Il ne fait pas de doute que la forteresse d'Haviland ait été conçue pour impressionner, voire intimider - du fait de son apparence lugubre et massive d'inspiration néo-gothique, mais aussi de part sa localisation au sommet d'une colline - ; pourtant, elle abrite une conception intérieure qui se voulait tout le contraire, même si elle demeure tout aussi impressionnante.1 Dans l'enceinte de la prison, certains bâtiments ne sont pas sans évoquer l'architecture religieuse : les couloirs hauts de plafonds et les petites cellules où l'on retrouve chaque fois des voûtes en berceaux ressemblent assez explicitement à des églises et des chapelles.
1 Encyclopedia Londinensis (London 1826), s.v. "Prisons."
Haviland avait conçu une prison qui plaçait le prisonnier au centre : ses besoins sanitaires et son confort matériel constituent le socle du texte qu'il avait rédigé en 1822, intitulé « Explication de la conception d'un pénitencier ».1 Ce document n'était autre qu'une proposition en forme de vision sociale rédigée à l'intention des services professionnels concernés. Ce pour quoi on attribue à Haviland le mérite d'être le premier à avoir formalisé l'intégralité de la réalisation d'une telle vision, même si cette réalisation était loin d'être parfaite.
1 John Haviland Papers, Université de Pennsylvanie, 1: 19-20.