Vers 14 heures 45, un garde vient le chercher et se menotte à lui selon les consignes de sécurité habituelles. Puis, ils suivent de longs souterrains humides et sales qui les mènent jusqu’au ventre du Palais. Quelques marches. Une porte qui s’ouvre. La lumière électrique soudain. Violente et crue. Et les flashes des photographes embusqués dans le couloir. Sur les photos, Guillaume paraît calme, reposé, confiant. Ses avocats, Arthur Fraysse et José Théry, sont présents. Sur l’un des bancs disposés à intervalles réguliers tout au long du couloir, le garde le fait asseoir.
La porte du juge Drioux s’ouvre bientôt. On lui ôte alors ses menottes, le greffier introduit le petit groupe et referme vite la porte. Il est 15 heures.
Il faut supposer que Picasso est déjà là. Peut-être arrivé par une porte dérobée. Sinon, comment expliquer le silence des journaux à son égard ? À aucun moment de cette affaire, en effet, le nom du peintre n’est prononcé. Comme si tout était organisé pour le protéger. La presse n’aurait pas manqué de relater cette péripétie judiciaire dans la vie de l’artiste si elle en avait été informée. Picasso, dès le début de l’affaire, bénéficia-t-il de protections plus importantes que celles de son ami ? On peut l’imaginer.
On possède de cet événement plusieurs témoignages. Faut-il croire ceux de la presse ? On dit que lorsque les deux amis furent mis en présence, à la première question du juge lui demandant s’il connaissait le prévenu, Picasso aurait répondu qu’il ne l’avait jamais vu. On raconte qu’Apollinaire alors serait devenu “blanc comme un linge”. Pressant à son tour de questions le peintre désemparé, il aurait cependant fini par lui faire admettre leurs rôles respectifs dans cette histoire.
L’entretien dure longtemps. Deux heures en tout. Vers 17 heures, la porte s’ouvre. Apollinaire apparaît. Il sourit. Ses défenseurs l’entourent. Eux aussi sourient.
Ils annoncent aux journalistes présents la mise en liberté provisoire.
On emmène le poète.
À ma sortie du cabinet du juge d’instruction, je fus conduit par un garde républicain à la Souricière en attendant d’être ramené à la prison de la Santé pour les formalités de la levée d’écrou. Mes amis espéraient me voir tout de suite. Ils avaient compté sans la forme. Bien que l’ordonnance de mise en liberté provisoire eût été signée par monsieur Drioux de bonne heure, je ne fus pas relaxé
avant 7 heures du soir. À la Souricière, j’offris à l’employé chargé de communiquer au directeur de la prison la mesure qui me concernait de lui faire prendre place à mon côté dans un taxi-auto sous l’œil vigilant d’un garde. Le brave homme sursauta.
- Monter avec vous en voiture, Monsieur ? Vous n’y pensez pas ?
- Pourquoi pas ?
- Non, non. Je regagnerai la Santé à pied comme c’est mon devoir de le faire.
Ne voulant pas me mettre sur les bras une nouvelle affaire, redoutant qu’on ne m’inculpât de corruption de fonctionnaire, je n’insistais pas davantage. Hélas, je n’étais pas au bout de mes tribulations. Selon un usage constant, les ordonnances de mises en liberté ne sont pas notifiées séparément à la Santé. Quand il y en a plusieurs dans une journée, ce qui était le cas aujourd’hui, on dresse une belle liste calligraphiée, comprenant tous les noms des inculpés à relaxer. C’est seulement quand elle est complète que le messager incorruptible s’en va pédestrement avec, dans sa poche, le papier si précieux pour les détenus assoiffés de grand air. C’est ce qui explique que les personnes venues au devant de moi se soient morfondues longtemps devant la lourde porte de la geôle. Il y avait là mon frère, Maître Toussaint Luca, mon ami d’enfance ; Maître José Théry. À sept heures enfin, j’ai franchi le seuil de la prison, un petit paquet sous le bras.
(source : entretien donné au Petit Parisien, le 13 septembre).