Circulaire. Mise en pratique du système de la libération conditionnelle
Monsieur le Garde des sceaux et cher Collègue, le système de la libération conditionnelle, consacré par la loi du 14 août 1885 (Lire le texte), vient de traverser une première période d’application. Actuellement sont réclamées les mesures propres à en assurer le succès définitif.
Je viens vous demander votre bienveillant concours, que je sais être acquis d’avance à l'œuvre dont vous avez apprécié toute l’importance et dont vous aviez l’intention, comme moi, de favoriser l’entier développement. Vous ayant eu pour prédécesseur au ministère de l’intérieur et ayant eu moi-même à m’occuper des services de la chancellerie, je me félicite de l’accord de vues qu’il s’agit de traduire en actes d’exécution.
Une récente interpellation, soutenue au Sénat par M. Bérenger, promoteur de la loi, a fait constater combien sont urgentes, pour répondre aux sentiments des pouvoirs publics et du public lui-même, les dispositions à concerter afin que l’institution nouvelle prenne la force effective sans laquelle les résultats pratiques resteraient insuffisants et risqueraient de paraître illusoires.
C’est donc avec certitude de la nécessité comme de l’efficacité de l’action à exercer par nos deux départements que je signalerai ici les points sur lesquels cette action peut porter tout d’abord.
Il serait inutile de reprendre l’examen des idées et des textes sur lesquels repose le système de la libération conditionnelle. Aucun dissentiment ne peut exister sur la valeur d’une institution dès longtemps éprouvée en d’autres pays, et désormais fortifiée dans le nôtre par l’expérience des deux dernières années. C’est bien une période d’essai qui s’est écoulée depuis la fin de 1885 jusqu’au commencement de 1888, et cet essai est concluant.
Nul n’ignore qu’une réforme ne peut entrer dans la réalité durable des faits qu’après un temps de préparation, lorsque les autorités et les services chargés de concourir à sa réalisation ont acquis la connaissance et l’habitude de leur rôle, lorsque les personnes associées ou intéressées à l’innovation et la masse même du public ont écarté les doutes, les hésitations, les préventions que toutes innovations provoquent.
Ce n'était pas sans quelque attention et sans quelque délai, qu’on pouvait habituer dans les diverses parties de la France, les populations et les condamnés eux-mêmes au fait de l’affranchissement d’un coupable — avant qu’il fût délivré de sa peine ; à l’accomplissement en état de liberté d’un temps de condamnation impliquant privation de la liberté ; à l’exécution de certaines conditions d’existence et de conduite imposées par l’administration et garanties par une sanction pénale ; à la possibilité pour un prisonnier d’aller passer chez lui moitié de la durée de sa réclusion ou de son emprisonnement, d'être libéré sans être libre, de devenir maître de ses actes en restant sous la main de l’autorité, d’encourir enfin, le risque d'être repris au dernier jour de sa peine et réintégré pour longtemps peut-être en prison.
Mais il est permis de supposer que 2 ans 1/2 d'épreuve suffisent largement, et c’est sans scrupules qu’on peut demander désormais au système tout ce qu’il peut donner. Il a été jusqu'à ce jour appliqué avec prudence, à un nombre relativement pou étendu de personnes et ces précautions se sont imposées d’autant plus qu’il fallait éviter au début tous hasards et tous mécomptes.
Les objections et les résistances qui se sont présentées n’ont pas été surmontées violemment; il a dû en être tenu compte, au contraire, afin de prévenir les protestations et les incidents fâcheux. — Si certaines libérations conditionnelles avaient été accompagnées de débats et de conflits pénibles, si des scandales, des délits ou des crimes étaient résultés du fait de quelque libéré, n’aurait-on pu tirer arguments et moyens de critique contre l’institution ? Or, il ne s’en est produit aucun. Peu d’individus ont été libérés à l’origine; le nombre ne s’est élevé qu'à 705 jusqu’au 1er janvier 1888. Quelques observations seulement ont été relevées sur la conduite de quelques-uns depuis le jour de leur mise en liberté ; et bien que la loi donne faculté à tout représentant de l’autorité administrative ou judiciaire de faire arrêter un libéré conditionnel donnant sujet de plainte, il n’a été recouru que trois fois à l’arrestation, et il n’a été prononcé qu’un seul retrait de libération conditionnelle.
On a droit de conclure que les autorités compétentes n’ont certes pas manqué de discernement, de prudence poussée à l’extrême, désireuses qu’elles étaient de ménager, de désarmer toutes susceptibilités et toutes craintes. L’administration ne saurait être taxée de tendre à l’abus des pouvoirs que la loi nouvelle lui confère, et de faire tort aux prérogatives de l’autorité judiciaire. Mais la conséquence de cette modération était à prévoir. C’est à l’administration que l’on a demandé compte de l’application trop discrète et restreinte du nouveau système. C’est d’elle que l’on réclame l’extension immédiate et complète. C’est à elle que l’on impute aisément les causes d’atermoiement et de lenteur.
Je me vois donc obligé, de toute façon, comme j’en avais d’ailleurs depuis longtemps la pensée, de considérer comme close la période d’essai, d’aviser aux moyens d’application décisive et de vous demander appui.
La loi exige qu’un certain nombre d’avis soient fournis avant que la libération conditionnelle puisse être prononcée. Il ne m’appartient donc pas de supprimer les divers éléments de l’instruction prescrite pour chaque affaire. Mais j’ai fait étudier comment ils pourraient être réunis plus rapidement.
D’autre part, la diversité des services et des autorités à consulter explique la fréquente divergence des avis et peut donner réel embarras pour statuer. Tel directeur et telle commission de surveillance peuvent demander avec instances, pour le bien du régime pénitentiaire et comme juste récompense pour un détenu méritant, une libération conditionnelle, que tel préfet signalera comme mauvaise au point de vue de l’opinion publique ou de l’intérêt des populations. Il se peut qu’un parquet proteste avec énergie, au nom des nécessités de la répression, contre une mesure que les autres autorités auront déclarée équitable et peut-être nécessaire.
Départager les opinions, dégager la conclusion qu’elles comportent dans leur ensemble, donner tort au moins en apparence aux uns, pour donner satisfaction aux autres, c’est là une tâche délicate et complexe. Mon administration s’en est préoccupée sans cesse, et ce n’est pas sans peine qu’ont été évités tous les froissements et complications dont la loi aurait souffert.
Il y aurait donc avantage à examiner les affaires dans un comité qui serait constitué auprès de mon administration pour la seconder, et par les soins duquel chaque affaire serait envisagée promptement, sous ses divers aspects, de manière à échapper aux suppléments d’instruction, aux délais de décision qui risquent de faire perdre l’instant favorable de la libération conditionnelle. Ce comité siégera sous la présidence du conseiller d'État, directeur de l’administration pénitentiaire, qui a charge de me faire les propositions de libération conditionnelle. Il comprendra : un inspecteur général des services administratifs, qui pourra remplir les fonctions de vice-président ; deux ou trois membres de l’administration centrale, et de préférence les chefs de bureau compétents ; un membre de l’administration des services de sûreté générale, et probablement un représentant des services pénitentiaires actifs, c’est-à-dire un directeur de circonscription ou d'établissement à Paris ou près de Paris.
Ma pensée a toujours été, en prévision de cette organisation, de vous demander l’adjonction d’un membre de votre administration, spécialement, je suppose, en ce qui concerne la direction des affaires criminelles et des grâces.
Il ne saurait être question, bien entendu, de compliquer encore par ce comité le fonctionnement de la libération conditionnelle. Bien au contraire, des hommes expérimentés, accoutumés à la responsabilité et au maniement des fonctions et affaires publiques, façonnés au rôle de collaborateurs agissants du pouvoir ministériel, exclusivement préoccupés du succès de l’institution nouvelle, ne peuvent qu'être du plus précieux secours. Le Comité aurait un caractère purement consultatif. Mais on peut dire qu’un court échange d’explications entre gens du métier délibérant ensemble permettrait de terminer rapidement nombre d’affaires que le recours aux correspondances, les envois et renvois de notes, pièces et dossiers prolongent si souvent. Enfin, lorsque certains avis ne seront pas suivis, l’examen qui aura été fait de l’ensemble de chaque affaire avant présentation des propositions au ministre, donnera satisfaction à toute susceptibilité comme à toute préoccupation.
On ne peut d’ailleurs pas oublier que le fait de rendre à la liberté un condamné, pendant une durée parfois longue, a trop de gravité pour n'être pas entouré de garanties que mon administration est la première à désirer.
Je vous serais donc très obligé de vouloir bien me faire connaître quel serait celui des collaborateurs de votre administration que vous voudriez bien me désigner pour l’aire partie du comité à constituer.
En ce qui touche le patronage, des efforts ont été faits et sont actuellement poursuivis pour seconder et provoquer l’initiative privée, à laquelle l’administration ne peut se substituer et à laquelle il avait été fait, pour l’application de la libération conditionnelle, des appels si pressants, malheureusement peu entendus. La loi nouvelle avait compté sur les institutions et sociétés de patronage pour assurer son propre fonctionnement. Rien n’a été, rien ne sera ménagé pour favoriser les œuvres qui tendent à ce but, et pour parer autant que possible, à l’insuffisance des résultats obtenus.
Je dois vous parler maintenant, Monsieur le Garde des Sceaux et cher Collègue, des questions et mesures pour lesquelles vous jugerez comme moi, sans doute, indispensables votre haute intervention et votre bienveillant secours.
On s’est, je le crains, dans le public, insuffisamment rendu compte du nombre et des catégories d’individus auxquels peut s’appliquer la libération conditionnelle. Trompé par le chiffre considérable des entrées en prison, on a grossi démesurément l'évaluation de l’effectif libérable. Il convient sans doute de se tenir en garde contre ces chances d’erreur et ces causes d’illusion.
La loi écarte absolument de la libération conditionnelle tous individus qui n’ont pas subi trois mois de peine, et tous ceux qui n’ont pas subi moitié au moins de la durée du leur condamnation, ou les deux tiers au moins lorsqu’ils ont encouru des condamnations antérieures. Les données de la statistique montrent quel nombre immense de condamnés se trouve mis ainsi hors des conditions légales de la libération.
Si l’on songe qu’il faut écarter aussi ceux qui ne se trouveraient libérés que pour un très court délai, ceux qui n’ont pas mérité par leur conduite une mesure de faveur, ceux dont les antécédents ne comportent aucune confiance pour l’avenir, ceux qui ne peuvent justifier d’aucun moyen de subsistance à leur sortie, on est forcé de constater combien se réduit ce qu’on peut appeler la matière libérable.
Mais, d’autre part, le contingent qui comporte la libération conditionnelle se confond presque avec celui que l’on présente pour les réductions et remises de peines. Si donc les mesures de clémence sont distribuées avec quelque générosité aux condamnés, la libération conditionnelle ne peut plus s’appliquer qu'à un nombre très restreint d’individus. Bien mieux, elle cesse d'être désirée en nombre de cas, car la liberté entière est l’objet de désirs ardents que n'éprouvent pas les détenus pour l'état de demi-peine.
S’ils ont la certitude ou l’espoir de voir approcher l'époque de leur sortie sans conditions, ils n’ont guère souci de mériter et d’obtenir leur sortie conditionnelle, avec menace d’une réintégration qui leur fera payer sur le tard la totalité de leur dette pénale.
Il importe donc, de toute façon, qu’un départ soit fait entre les individus qui peuvent être destinés à la libération conditionnelle, et ceux auxquels une grâce pourra être réservée.
La grâce semblerait être à réserver d’ordinaire : 1° aux individus pour lesquels la libération conditionnelle n’est pas légalement applicable ; 2° à ceux pour lesquels la grâce semble préférable à la libération conditionnelle, à raison de circonstances justifiant un acte de clémence spéciale, de réparation particulière ou d’absolue confiance. On ne peut se dissimuler, en effet, que l’acte souverain qui supprime tout ou partie d’une peine, qui annihile et biffe une portion de la sentence, est, sinon anormal, du moins exceptionnel, à moins que l’on y voie un procédé pour réformer après coup les décisions mêmes de la justice.
La libération conditionnelle, au contraire, n’est ni la suppression, ni l’infirmation d’une sentence; elle en est la confirmation : elle en tire avantage et elle en proroge les effets selon les cas, pour la sécurité publique et pour la répression, qu’elle cherche seulement à concilier avec les intérêts d’un bon régime pénitentiaire et avec les encouragements dus à un prisonnier méritant.
On se demande donc comment l’administration, comment la magistrature auraient scrupule à provoquer des décisions dont la société ne doit pas souffrir, qui ne préjudicient pas à l’action de la justice, puisque le condamné peut toujours être ressaisi par l’autorité judiciaire, comme par l’autorité administrative. L'échange et l’accord de vues entre les deux autorités peuvent donc être assurés sans conteste, et je viens vous demander de vouloir bien prendre à cet égard telles dispositions que vous jugeriez possibles, notamment afin de faire apprécier aux parquets les avantages de la libération conditionnelle et de faire réserver pour ce mode de libération tout ce qu’il ne paraîtrait pas indispensable de laisser au système des grâces.
J’aurai soin, pour ma part, de faire à tous les collaborateurs de l’administration des recommandations nouvelles et expresses pour que l’application de la loi soit facilitée autant qu’il dépend d’eux. Je me félicite, à l’avance, connaissant vos intentions, de l’extension que, va pouvoir prendre dès maintenant une institution qui doit sortir de la période d’essai pendant laquelle elle a fait ses preuves, qui répond si bien aux dispositions des pouvoirs publics, aux idées de réforme et de progrès dont le Gouvernement de la République se fait honneur, aux intérêts de la société comme des individus mêmes que la loi a frappés.
Je crois inutile de rappeler ici les chiffres de réductions ou de remises de peines comparés à ceux des propositions ou demandes de libération conditionnelle. Je n’insisterai pas non plus sur les difficultés diverses qui ont entravé l’extension de la libération conditionnelle. Je ne pourrais rien indiquer par là que vous n’ayez pressenti, et je me borne à marquer l’assurance d’une entente entre nos départements dont les conséquences seront si heureuses et que le Parlement demande d’une manière si manifeste.
Je recevrais bien volontiers, eu dehors même des questions soulevées ici, toutes communications que vous voudrez bien me faire en ce qui concerne la libération conditionnelle, l’application du système et l’extension qu’il doit recevoir.
Agréez, Monsieur le Garde des sceaux et cher Collègue, l’assurance de ma haute considération.
Le Ministre de l’intérieur,
SARRIEN