Paris-Soir, 28 avril 1938
Alexis Danan
« La dernière femme-forçat vient de mourir au bagne »
Sur le coup de huit heures, chaque jour, j'entendais, qui s'en venait de loin, un pas traînant sur la chaussée. Il y fallait une fine ouïe ? Mais non. Huit heures, sous les tropiques, c'est une heure avancée. Les marchands de lait, aux poings de qui les bidons tintaient comme des cloches, les marchands de charbon de bois sur leur carriole tout en grincements de ferraille, étaient depuis longtemps passés. Les filles créoles avaient déjà frotté leur bout de trottoir et puis tiré les stores, en défi au soleil montant. Alors, je savais que ce pas à petits coups, ce pas qui prenait son temps, c'était celui de la vieille fruitière française du marché de Saint-Laurent. Elle rentrait dans sa case, les affaires finies, portant dans ses bras ce qui lui était resté pour compte de poules et de légumes.
Je quittai ma moustiquaire pour la voir. C'était une paysanne volumineuse, vêtue d'une blouse droite et chaussée de savates, toute semblable, avec sa large face rougeaude et ses cheveux blancs en couronne, à celles qu'on rencontre à l'ordinaire dans les foires du Périgord, du Quercy ou des Alpes. Ce qui étonnait en elle, à première vue, c'était justement son extrême lenteur sous le dur soleil. Mais on avait tôt fait de comprendre, quand on voyait ses chevilles en tronc d'arbre, gonflées de ce terrible mal des tropiques qu'est l'éléphantiasis.
Elle s'essoufflait à porter son corps comme une charge inhumaine.
La « dernière »
Puisque j'étais venu au bagne de Guyane, moins pour ses aveuglantes couleurs, cent fois décrites, que pour ses demi-teintes et ses pénombres toujours négligées, je me suis attardé à plaisir avec Marie Bartet, à son étal ou dans sa case noire comme un coupe-gorge. Elle était bien, la pauvre, tout le contraire d'une cabotine du crime, et ceci déjà la différenciait sensiblement du commun des hommes en casaque rose qui tous, plus ou moins, tremblaient de passer inaperçus au journaliste de Paris.
Marie Bartet (elle prononçait Bartète, à la façon de son Béarn natal). C'était une fille débonnaire, née pour les grosses fatigues de la terre et du ménage. Par une de ces ironies qui sont familières à la vie, elle n'a pu réaliser qu'au bagne de l'Amérique centrale son destin tranquille de paysanne française.
Elle a fini, en Guyane, dans sa cuisine, au milieu de ses poules. Si elle fût demeurée en France, elle serait morte dans la nostalgie des champs, sur la paillasse d'un asile citadin. En somme, les choses se sont passées pour elle le mieux possible.
« De fil en aiguille »
Ce qui l'a conduite à Saint-Laurent-du-Maroni ? Il m'a bien fallu le lui demander, puisque personne n'en avait, en ville, la moindre idée. Ma question ne l'a point offensée, du reste. Du moins, pas visiblement.
- Vous savez, m'a-t-elle répondu, ça s'est fait comme ça, tout seul, de fil en aiguille, comme on dit.
Marie Bartet ne fut une fille comme c'est l'usage, c'est-à-dire pourvue d'une mère, que deux jours. Elle, avait neuf ans quand son père, à son tour, mourut. On la plaça quelque part pour le gîte et les croûtes. J'entends encore sa mélancolie gouailleuse.
- Naturellement, je n'ai jamais posé mes fesses sur un banc d'école.
Naturellement. A quinze ans, à Bordeaux, elle épouse un matelot.
Le bonheur se donne, se reprend.
Elle est veuve à vingt ans. Elle est à la rue et s'y établit. Quand on paie mieux les prostituées que les domestiques et les couturières, tant pis pour la morale.
Elle a un peu volé, c'est le métier. De petites sommes ; comme peut faire une Marie Bartet. À sa quatrième condamnation, elle a été reléguée. Elle avait vingt-six ans.
50 ans en Guyane
L'Administration, à qui le bagne n'a jamais inspiré que des initiatives bien inférieures à son génie, sauf quand elle décida sa suppression, envoyait en ce temps-là les femmes reléguées à Saint-Laurent-du-Maroni. Savez-vous pourquoi ?
Pour fournir aux criminels de là-bas le moyen de se perpétuer. Cher docteur Heuyer, qui nous proposiez, à la dernière séance du Conseil supérieur de l'enfance, la castration des récidivistes…
Marie Bartet épousa, en 1909, avec le consentement du ministre, bien entendu, un meurtrier arabe, Lakdar ben Youcef. Elle lui fut une compagne à sa mesure, dure au travail du charbon, du débroussage, de la canne à sucre. Ils eurent deux enfants qui périrent de fièvre peu de temps avant leur père lui-même. Mme Bartet-Lakdar avait, grâce à cet époux inattendu, découvert sa voie de terrienne, après un long détour sans joie dans la galanterie alimentaire.
Elle a jusqu'au bout cultivé son champ, soigné ses poules, et, dans sa baraque de planches noires, derrière le quartier chinois, réconforté avec une tendresse infatigable les sombres garçons venus à Saint-Laurent, comme elle, parce que les choses, dans leur vie, s'étaient faites comme ça, toutes seules, de fil en aiguille.
Elle avait soixante-seize ans.
On l'a portée au cimetière des Bambous.
Quarante libérés, pieds nus, pleuraient à son convoi, comme des orphelins.