L’histoire longue – de plus d’un siècle – de la gestion juridique, administrative et médicale de la folie en Afrique française est traversée par des questions qui portent sur la prise en charge des patients psychiatriques, sur les lieux préposés à les accueillir, sur la répartition des compétences entre pouvoirs administratif, judiciaire et médical, sur la définition des états pathologiques des populations locales. Bien que des problématiques de nature similaire émergent dans la prise en charge des troubles mentaux dans la France hexagonale, en situation coloniale celles-ci prennent des connotations particulières. Les circulations concernent les transferts de patients entre différentes structures (hôpitaux, lieux d’internement administratif suivant le régime de l’indigénat, prisons) mais encore, des transferts de compétences (entre différentes institutions). En situation coloniale, ces circulations sont exacerbées par le vide législatif en la matière, ainsi que par la configuration spécifique du droit qui ne connaît pas le principe de répartition des pouvoirs et qui attribue une place prééminente aux gouverneurs généraux. Ces derniers concentrent dans leurs mains les fonctions législative, judiciaire, disciplinaire. La prise en compte de la coutume et des droits locaux vient complexifier ce cadre.
Une première typologie de transfert concerne les déplacements de patients d’un établissement à l’autre à l’intérieur de la colonie, entre possessions coloniales, ainsi qu’entre outre-mer et « métropole ».
4. Circulations de « fous indigènes » : les transferts vers la « métropole »
Plan du chapitre
Introduction
Les transferts vers la « métropole »
La question du transfert des « aliénés » vers la métropole remonte à 1845 en Algérie et à 1897 pour le reste des territoires colonisés. Les gouvernements généraux des colonies françaises en Afrique vont peu à peu établir des traités avec les asiles métropolitains comme l’asile Saint-Pierre de Marseille en 1845 puis avec l’asile de Montperrin d’Aix-en-Provence en 1852 pour transférer leurs patients. Une pratique qui va ensuite s’étendre à différents asiles du Sud de la France dans les années 1880.
Dès la fin des années 1910 des critiques émergent pourtant déjà, considérant que les déplacements de patients peuvent entre autres être contre-indiqués, au plan clinique, les pathologies des « indigènes » présentant des spécificités. Le Dr. Meilhon, médecin psychiatre à l’asile Montperrin, énumère ainsi une série de pathologies consubstantielles aux « Arabes » et pointe aussi une infériorité du système cérébral qui détermine la maladie mentale à laquelle les médecins métropolitains ne sont pas préparés. Sont aussi signalées des problématiques linguistiques, liées à l’impossibilité d’échanges entre les médecins francophones et les patients africains. Enfin, le fort taux de mortalité durant le transfert des patients de la colonie à la métropole, soulève l’indignation.
En Afrique de l'Ouest, prévaut une gestion externalisée des aliénés coloniaux. La possibilité de leur déplacement en Algérie et aux Antilles est prise en considération par le gouvernement du Sénégal dans la dernière décennie du XIXe siècle.
En 1897, en raison de l'absence d'établissements spécialisés en outre-mer et du besoin de maintenir l'ordre public tout en protégeant la population du « danger » supposé que représentaient ces « malheureux », la colonie signe un premier traité, d'une durée de neuf ans, avec l'asile Saint-Pierre de Marseille pour y transférer les « patients coloniaux ». Cet accord est renouvelé en 1905.
À l’orée de la première guerre mondiale 144 Sénégalais sont ainsi transférés vers la métropole, souvent après avoir circulé entre la rue et les prisons. Les archives laissent trace des questions fondamentales qui occupent le gouvernement colonial et le ministère des Colonies. Parmi celles-ci, figurent au premier chef la répartition des frais liés au transport et à l’hospitalisation.
Dans le cas de l’Afrique subsaharienne, par une dépêche du 26 janvier 1918, le ministre des Colonies met un terme aux évacuations des patients du Sénégal vers la métropole. À compter de cette date, les transferts de patients vers la métropole vont ralentir bien qu’ils ne cessent jamais complètement. Le rapatriement des patients vers la colonie est justifié par la puissance coloniale dans le but de mettre un terme au transport des indigènes vers ses structures métropolitaines : « taxé d’exil », « indécent », « inhumain », « indigne », imposé à des « malheureux, arrachés à leur pays, famille, coutumes ». Notamment réprouvé pour son inefficacité, « la médiocrité de ses résultats, et son fort taux de mortalité, la pratique du transfert des indigènes est vigoureusement condamnée. »
En 1912, le rapport Reboul et Régis, présenté au Congrès de Tunis, va ainsi naturellement réaffirmer la nécessité d’adapter à l’espace colonial les dispositions légales de la loi dite sur les aliénés de 1838, de construire sur place des établissements dédiés et se positionner clairement contre les transferts.
Le cas des transferts vers l’asile de Montperrin
Un premier traité est signé entre le département d'Alger et l'asile public de Marseille (Saint-Pierre) en 1845, avant qu’un autre traité soit aussi signé avec l'asile de Montperrin à Aix-en-Provence en 1852, lorsque l’accord est étendu aux départements de Constantine et d’Oran. L’Asile de Montperrin n’est pas le seul à accueillir des patients coloniaux. En plus des asiles de Saint Alban et de Saint Pons, qui reçoivent à partir du 1880 les patientes des départements d’Oran et de Constantine, de nombreux établissements accueillent des patient.e.s de l’Algérie sans avoir nécessairement conclu de traités avec les départements algériens (parmi lesquels Pierrefeu du Var, Montauban, Saint-Lizier, Bron, Bassens, Font d'Aurelle).
En résumé, cette mesure, initialement prévue comme temporaire, est implicitement reconduite pendant près d'un siècle, jusqu'en 1938, date à laquelle le nouvel asile de Blida Joinville, dont la construction a commencé en 1933, devient entièrement opérationnel. Toutefois certains patients continuent à être transférés vers l'asile aixois aussi après cette date, notamment parce que Blida présente des capacités d’accueil trop modestes pour faire face au grand nombre de demandes d'internement.
Selon la loi métropolitaine du 30 juin 1838, rendue applicable en Algérie en 1878, l'internement des hommes et des femmes du département d'Alger peuvent suivre deux voies distinctes : le « placement d’office » (demandé par la police) et le « placement volontaire » (demandé par les proches du ou de la patiente).
Que ce soit les parents ou les autorités policières qui demandent l'hospitalisation en premier, une fois la demande effectuée, les patients du département d'Alger sont envoyés au service psychiatrique de l'hôpital civil de Mustapha. On y trouve à la fois des médecins généralistes et, plus rarement, des médecins aliénistes. Les patients passent dans ce service en moyenne entre dix jours et trois semaines en observation avant d'être embarqués dans un paquebot en direction de Marseille et être internés après 36 heures à l’asile de Montperrin à Aix-en-Provence.
La population concernée par les transferts à l'asile de Montperrin se compose principalement d'hommes. Les femmes représentent une minorité de la population transférée et parmi elles on trouve un pourcentage tout aussi faible de femmes « indigènes musulmanes ». La pratique des transferts concerne la population européenne, les « Arabes », les « Berbères musulmans » et les « juifs d’Afrique du Nord ». Toutefois la proportion d'Européens (Français, Italiens, Espagnols, etc.) reste nettement supérieure à celle des autres patients traités tout au long de la période.
Au-delà du sexe et de la « race », tous les patients ne sont pas concernés par cette procédure. Seulement ceux « dangereux pour l’ordre public » sont envoyés aux asiles métropolitains mentionnés. Il s’agit prioritairement des « indigènes musulmans », constitutionnellement impulsifs et violents selon la psychiatrie coloniale de l'époque (en particulier le Docteurs Meilhon, Kocher et Porot) et des sujets (« indigènes » et colons) qui sont considérés comme tout aussi dangereux socialement en raison de leur état (vagabonds, petits délinquants, prostituées, chômeurs et pauvres, destinés à être à la charge de l'assistance publique). Ce triage, bien qu'il ne soit pas entièrement confirmé dans la pratique, confirme que le transfert des patients coloniaux représentait pour les Français, au moins dans les intentions, un instrument de contrôle politique et social dans la sphère coloniale.
Enfin, la loi du 30 juin 1838, applicable en Algérie à compter de 1878, affecte les places des asiles départementaux principalement à l'internement des indigents, comme en témoigne la classe sociale modeste des personnes qui entrent habituellement à l'asile d'Aix-en-Provence.
Au moins au début, la décision de mettre les soins experts des médecins métropolitains à la disposition de tous les sujets coloniaux pourrait être interprétée comme une volonté humanitaire visant à offrir un meilleur traitement des maladies mentales dans la colonie algérienne. Cependant, à la fin du XIXe siècle, plusieurs médecins impliqués dans la pratique des transferts commencent à dénoncer le délabrement des hôpitaux qui accueillent les patients en Algérie avant leur départ pour la France, les conditions inhumaines du long voyage en mer auquel ils étaient contraints, leur déracinement et, enfin, l'insuffisance des médecins et des institutions métropolitaines pour accueillir et traiter les patients provenant de la colonie algérienne. Selon ces médecins il faut donc mettre fin à l'isolement inhumain et thérapeutiquement contre-productif auquel étaient soumis ces individus afin d’obliger le département d'Alger à investir dans la construction d'établissements locaux.
« Il n’est pas décent, il n’est pas humain, il n’est pas digne de la France, d’arracher à leur pays, à leur famille, à leurs coutumes, des malheureux privés de raison qui, convoyés misérablement en des traversées plus ou moins longues et pénibles, viennent échouer dans des asiles où ils ne retrouvent ni leur climat, ni leur nourriture, ni leurs vêtements, ni leur religion, ni leur langue ». |
Par ces mots les docteurs Régis et Reboul en 1912 décrivaient ainsi le transfert dramatique de milliers de patients psychiatriques – « indigènes » et colons - d'Algérie vers l'asile de Montperrin à Aix-en-Provence entre 1845 et 1938. Malgré ces nombreuses critiques, formulées par les aliénistes à l'encontre de la pratique des transferts, il n'en demeure pas moins que celle-ci constitua pendant près d'un siècle le seul traitement proposé par les Français aux aliénés d'Algérie.