Le témoignage de ces deux femmes est à contextualiser avec leur histoire. Hélèna a connu longtemps Ullmo, elle a trente-neuf ans lorsqu’il disparait, elle a vécu longtemps avec lui et Clémence, puis avec lui seul quand Clémence s’est mariée, mais contrairement à Hélène, elle n’a pas été officiellement adoptée et n’a jamais porté le nom d’Ullmo. Hélèna se marie en 1946, elle a alors 18 ans quand elle part vivre avec son mari en métropole. Rose, née en 1941, a seize ans à la mort d’Ullmo et douze ans à la mort de sa mère Hélène, elle sera adoptée par Ullmo et vivra longtemps chez lui.
Hélèna a le souvenir d’un homme bon, mais assez taciturne : « … c’était un homme très bien, il nous a bien élevées, mais il ne parlait pas beaucoup de lui-même. C’était plutôt sa compagne (Clémence) qui était avec nous. Elle aussi elle ne connaissait pas tout à fait l’histoire non plus, donc on a été élevée par lui et par elle… » : Ullmo ne parle pas de son passé et n’évoque jamais sa vie antérieure dans sa nouvelle famille.
Rose évoquant Ullmo : « […] j’ai été choyée, gâtée. C’était un homme bon. Il était apprécié à la compagnie Tanon. »
Rose très émue se souvient d’une anecdote : « Vous savez ce qui est là reste là, si ce n’est pas à moi, je ne le prends pas, si je sais à qui cela appartient, je vais lui rapporter […] ce qui s’est passé c’est que ce jour-là, j’allais à l’école, je voulais des sous. Je ne suis pas allée lui demander, j’ai été dans sa poche pour prendre l’argent et il m’a surprise. Il ne m’a absolument rien dit, mais les larmes lui sont venues aux yeux. Il m’a juste demandé : “pourquoi tu ne m’as pas demandé”. C’est tout ce qu’il m’a dit. Ça m’est resté gravé toute ma vie et je peux vous dire que je n’ai jamais volé, je n’ai jamais pris les affaires de quelqu’un… »
Il est peut-être là le vrai bilan de la vie d’Ullmo : avoir réussi à assumer et expier sa faute, accepter la sanction, démesurée, sans broncher et recommencer à vivre dignement. Entre la défaite de 1871 et la Grande Guerre, une des péoccupations majeures de l’état major français est la recherche de traîtres et d’espions. Le Capitaine Dreyfus sera la victime de ce climat quasi obsessionnel. Les condamnations sont nombreuses et les cas de trahison ou d’espionnage existent : à l’origine de l’affaire Dreyfus, il y a quand même un certain Esterhazy, et le nombre d’officiers ou sous-officiers vendant des informations pour arrondir leur solde n’est pas négligeable. Le jugement du tribunal qui va statuer en 1908 sur le sort d’Ullmo baigne dans cette ambiance, mais aussi dans un élan de patriotisme qui s’exacerbe au fur et à mesure que grandissent les tensions avec l’Allemagne. Dans ce contexte, on peut donc, éventuellement, comprendre le peu d’intérêt que le tribunal va porter à l’homme qui se cache derrière l’accusé. La vie d’Ullmo pourrait-elle convaincre a posteriori les juges qu’ils se sont trompés, qu’il n’y a jamais eu trahison, mais bien une simple escroquerie loufoque de la part d’un jeune homme amoureux et désemparé, dépendant de la drogue et d’une femme, un jeune homme, unique victime de sa propre faiblesse ? Nous qui avons fait le voyage avec lui jusqu’au bout de sa vie possédons maintenant, peut-être, suffisamment d’éléments pour nous forger une opinion sur qui était vraiment Charles Benjamin Ullmo…