La police des Lumières. Ordre et désordre dans les villes au XVIIIe siècle.
Cette exposition qui entend présenter de manière vivante une grande variété de documents et de témoignages, veut aussi évoquer le foisonnement et les couleurs de la vie urbaine sous l’Ancien Régime.
La police de Paris, avec sa lieutenance générale de police créée en 1667 sous l’impulsion de Colbert, a longtemps été présentée, du Grand Siècle jusqu’à la Révolution française, comme le berceau de la modernité policière, sinon comme un modèle envié dans l’Europe entière. Le caractère exceptionnel de la police parisienne avant 1789, étroitement contrôlée par le pouvoir royal, s’est traduit par la production d’une masse considérable d’archives dont cette exposition veut rendre compte.
Ces documents témoignent à la fois du développement d’une institution spécifique, la lieutenance générale de police, tout comme de l’apparition de nouveaux corps de policiers et de la transformation progressive des manières de construire l’ordre public. Pourtant au cours du XVIIIe siècle, le modèle de la police parisienne ne s’est pas imposé naturellement aux villes de province qui ont le plus souvent conservé jalousement leurs pouvoirs traditionnels de police. De même en Europe, l’intérêt suscité par les solutions parisiennes voisinait avec leur rejet critique. Bien loin de toute notion de « police nationale », ce qui prévaut alors partout en France et en Europe, c’est la préservation d’institutions locales ou « municipales » de police.
Mais, au cours du siècle des Lumières, les villes constituent des foyers de transformations intenses, politiques, économiques, sociales et culturelles. Dans une Europe en pleine croissance urbaine, confrontée à des problèmes identiques (expansion urbaine, insalubrité, approvisionnement, flux croissants d’hommes et de marchandises), les institutions dotées de pouvoir de « police » cherchent les manières de rationaliser le gouvernement des villes dans une conception très englobante du maintien de l’ordre, allant de la police économique aux bonnes mœurs, de la lutte contre la criminalité à l’assistance aux pauvres, de la surveillance de l’opinion à l’hygiène publique. Mieux, certains responsables de l’ordre public érigent la police en « science du bonheur », destinée à assurer non seulement la coexistence mais la « félicité des hommes en société ».
La « modernité policière » n’a pas eu qu’un seul et unique laboratoire ; il faut comprendre les dynamiques parisiennes au miroir de ce qui évolue aussi en province et dans les grandes villes d’Europe. C’est pourquoi l’exposition offre chaque fois que possible des points de comparaison entre Paris et certaines grandes villes françaises, de Nantes à Bordeaux, de Lille à Marseille, ou européennes, de Londres à Vienne, de Genève à Bruxelles, de Madrid à Naples. Partout, les documents d’archives - registres de délibérations, cartes et plans, mémoires, ordonnances -, prouvent que le siècle des Lumières est en matière de police un moment d’échanges intenses, de réflexions et d’expérimentations. Au-delà des différences institutionnelles et politiques qui perdurent, la convergence des intentions réformatrices comme des réalisations frappe : effort de professionnalisation et de spécialisation des tâches pour certains policiers, rôle accru dévolu aux soldats, promotion d’instruments écrits de plus en plus normés, volonté de quadrillage systématique de l’espace, souci de l’utilité publique. Plus largement, pour nombre d'administrateurs et de magistrats épris de certaines idées des Lumières, la police est conçue comme une institution « amélioratrice » et un instrument au service du progrès et du développement urbain. Dans l'Europe du XVIIIe siècle, de Paris à Vienne, des royaumes d'Italie à Glasgow, dans les capitales des « despotes éclairés » et des ministres libéraux, comme dans l’Écosse d'Adam Smith, les transformations de la police sont inséparables de l'optimisme du mouvement des Lumières. L'exposition a ainsi l'ambition d'illustrer cette rencontre entre la police et les Lumières, sans prétendre les confondre, dans un chapitre inédit de l'histoire du gouvernement des hommes en Europe.
Car cette police d’Ancien Régime a aussi son côté « sombre » : elle est aussi, à de rares exceptions comme celles de l’Angleterre et de l’Écosse, empreinte de conceptions liées à l’absolutisme monarchique de droit divin ou au « despotisme éclairé », renvoyant à une organisation sociale violemment inégalitaire. C’est pourquoi elle n’hésite pas, notamment à Paris comme le montre l’exposition, à utiliser des moyens de lutte expéditifs contre tous ceux qui sont considérés comme indésirables : mendiants et vagabonds, migrants mal insérés, prostituées, imprimeurs clandestins, écrivains et pamphlétaires, fils libertins, épouses débauchées, « enlevés », enfermés sans autre forme de procès. La « sûreté » des bons citoyens a pour revers un arbitraire policier qui nourrit les réticences et parfois les colères de tous ceux que la vie fragile menace. L’enfermement par ordre du roi, expression arbitraire de la justice retenue du roi, est le dénominateur commun qui frappe le faible comme le puissant à Paris grâce à l’effroyable efficacité de la police. L’arbitraire, l’opacité de la police sont de plus en plus un objet de débat et de critiques en France comme en Europe à la fin du XVIIIe siècle, afin de borner et de placer sous contrôle ses moyens accrus. Le paradoxe de la police à la veille de la Révolution se tient là : malgré ses prétentions à incarner une administration soucieuse de l'utilité publique et de l’intérêt général, elle suscite aussi la méfiance et la crainte. En 1789, la dénonciation du despotisme de la police parisienne qui a prétendu se mêler de tout, qui a voulu tout connaître, tout prévoir, érige les services de la lieutenance générale en emblème de la tyrannie, une Bastille à abattre pour qu’enfin triomphent l’espoir d’un État de droit et l’égalité de tous devant la loi.
Cette exposition, préparée par les Archives nationales de France, a été présentée à l'Hôtel de Soubise à Paris, en 2020-2021.
Commissariat scientifique : Vincent Denis (université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), Isabelle Foucher (Archives nationales) et Vincent Milliot (université Paris 8)
Auteurs de l'exposition : les auteurs des textes sont signalés dans les chapitres par leurs initiales
Vincent Denis [VD]
Catherine Denys [CD]
Isabelle Foucher [IF]
David Garrioch [DG]
Steven L. Kaplan [SK]
Vincent Milliot [VM]
Phillipe Minard [PM]
Édition en ligne : Delphine Usal, chargée d’édition, Centre pour les humanités numériques et l’histoire de la justice (CLAMOR, UAR 3726).