Les photographies présentées dans cette exposition ont été prises par un responsable de l'administration pénitentiaire (à ce jour non identifié) qui vécut en Guyane entre 1897 et 1906. Aucune intention documentaire ne semble accompagner ces photographies. Alors qu'elles se situent dans le cadre d'un établissement pénitentiaire, leur cadrage évite soigneusement les éléments caractéristiques. Le spectateur assoiffé d'images sensationnelles sera donc déçu, il devra plutôt exercer son regard à déceler les indices, parfois discrets, mais souvent criants, de la situation tragique, mêlant dans une cohabitation forcée une société bourgeoise, des gardiens dévorés de compromission, des hommes à demi esclaves. Il sera aussi plongé dans le cadre de vie de ces différentes destinées dont il pourra apprécier l'exotisme ou soupçonner la rudesse. Toutes ces photographies sont la propriété de Franck Sénateur (Association Fatalitas).
Reproduction interdite sans autorisation.
Montage, légendes et commentaires : Pierre-Jérôme Jéhel, Franck Sénateur, avec la collaboration de Marc Renneville et de Jean-Lucien Sanchez.
Mise en ligne : Réalisée dans le cadre du programme SCIENCEPEINE soutenu par l'Agence nationale de la recherche (Projet n° ANR-09-SSOC-029).
3. Le bagne en relief (version 2D)
Plan du chapitre
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Deux images pour une troisième dimension
Le principe de la photographie stéréoscopique mis au point par Brewster en 1849, consiste à réaliser deux photographies correspondant au point de vue de chaque oeil, puis à la restituer en faisant en sorte que chaque oeil ne voit que l'image qui le concerne.
Cette invention connut un essor considérable à partir de l'Exposition Universelle de 1851. Elle participa très vite à l'expansion de la photographie amateur de la fin du XIXe siècle. La simplification technique à partir des années 1880 entraîna un engouement démesuré pour la photographie stéréoscopique. Cette pratique, très liée aux voyages et à l'apparition du tourisme, fut pratiquement balayée au début du XXe siècle par la carte postale.
Une centaine de plaques stéréophotographiques réalisées au début du XXe siècle par un sous-directeur de l'administration du bagne à Cayenne furent confiées en 2001 à Franck Sénateur, fondateur de l'association Fatalitas, pour l'histoire et l'étude des établissements pénitentiaires de métropole et d'outremer.
Impressionné par la qualité et la valeur documentaires des images, Franck Sénateur est alors entré en contact avec Pierre-Jérôme Jehel, photographe et professeur en traitement d'image aux Gobelins, l'École de l'image.
La première étape consista à sauvegarder et à restaurer ce fonds afin de pouvoir le présenter sans l'altérer. Un projet d'exposition s'est alors construit autour de deux idées : mettre en valeur ce regard photographique original et sensibiliser à cet épisode historique méconnu du bagne de Guyane.
En novembre 2002, une première version de cette exposition a été présentée à Paris dans le cadre du mois de la Photo.
En vue
A noter : la légende des vues est constituée par la transposition des notations relevées sur les plaques originales.
Entrée du canal Laussat. Cayenne
Vers 1800, l'administrateur Malouet lance un vaste projet de développement de la Guyane, dans lequel s'inscrit la création d'un canal de plus de quatre kilomètres pour la circulation et l'assèchement de l'île de Cayenne, baptisé du nom du gouverneur Pierre Clément Laussat
Dans la Courouaïe
Cliché pris sur la rivière Courouaïe. Les modes de communication terrestres étant quasiment inexistants, les camps étaient installés en bordure de rivière. Les visites s'effectuaient donc en pirogue ou en canot.
Village chinois. Saint-Laurent du Maroni
Commune pénitentiaire par décret de 1880, Saint-Laurent du Maroni est découpée en trois quartiers : le quartier officiel, le quartier carcéral et le quartier colonial et commerçant. Ce dernier, dont la plupart des boutiques sont tenues par des asiatiques (en fait, des Annamites) est surnommé le "village chinois". Il devint vite le repaire des libérés et la plaque tournante des évasions et trafics en tout genre.
Le cimetière à la Montagne d'argent
Premier camp installé sur la "grande terre" proche de l'embouchure du fleuve Oyapock. Réputé pour ses plantations de caféiers et cacaoyers, il fut évacué en 1864, alors que la mortalité atteignait 60%.
Au Connétable
Entre la presqu'île de Cayenne et l'embouchure de l'Approuage, deux îles portent le nom de Grand et Petit Connétable. Seul le grand est habité par un gardien et équipé d'un mât de signaux.
Sur la place des Palmistes. Cayenne
Localisée dans le quartier nord de Cayenne, cette place est divisée en quatre rectangles. Elle tient son nom des nombreux grands palmiers qui y sont plantés. Cette place était régulièrement transformée en grand marécage impraticable à la saison des pluies, jusqu'à ce qu'elle fasse l'objet d'un drainage avec des canaux, en 1925.
Une rue à Cayenne
Fondée en 1665, Cayenne est considérée au XIXe siècle comme une ville moderne et agréable, appréciée pour ses rues spacieuses, ses fontaines et sa fameuse place des Palmistes.
À première vue
Ruelle de la sous-direction à Cayenne
Avenue de l'hôpital à Cayenne
Édifié sous l'administration de l'un de ses gouverneurs les plus appréciés, le colonel Loubert, l'hôpital militaire est situé à Cayenne sur la célèbre place des Palmistes.
Devant la sous-direction à Cayenne
Longtemps il y eut confusion dans l'imaginaire du bagne entre Cayenne et Saint-Laurent. Cayenne, chef-lieu de la colonie et ville de résidence du gouverneur, n'abritait que peu de bagnards et seule une sous-direction de l'administration pénitentiaire y était présente.
À la villa Manin
À la fin du XIXe siècle, pour améliorer l'alimentation en eau potable de Cayenne, les lacs naturels des hauteurs avoisinantes du Rorota furent aménagés pour amener l'eau jusqu'en ville.
Sous-bois du Maroni
Vue probablement prise dans les jardins de la mairie de l'époque. Le nom du lieu était alors attaché à Victor Céide, un riche créole qui avait fait bâtir en 1842 une imposante maison.
Cette vue a certainement été prise dans l'ancien jardin du roi, devenu jardin botanique depuis 1879 (quartier ouest de Cayenne). Ce jardin jouxtait l'ancien camp Saint-Denis, d'où la confusion des noms. Le camp avait été érigé en 1836 sur les fondations de l'ancien atelier d'esclaves du Domaine pour dispenser une éducation morale et religieuse aux enfants d'esclaves des deux sexes. En 1847, le camp était composé de bâtiments en bois et accueillait des militaires malades. Il devint en 1850 une succursale de l'hôpital civil puis un hospice civil (Arrêté du 30 décembre 1851). L'emplacement fut longtemps constitué exclusivement par les bâtiments de l'hôpital Saint-Denis de Cayenne. Depuis 1990, il abrite l'université de Cayenne.
Hôtel de la sous-direction. Cayenne
Sortie de bain de mer. Bamboula
Depuis toujours cette plage fut l'une des plus belles de Cayenne. Elle constituait au XIXe siècle une promenade prisée. La résidence des gouverneurs y fut très vite installée.
Située à l'est de la ville, la plage des Amandiers est un lieu de promenade prisé. Cette plage de sable se termine par une pointe rocheuse qui sert de cadre à cette vue.
À portée de vue
A Ceïde. Une partie
Au début du XXe siècle, la maison érigée par le créole Victor Céide abritait la mairie. On la dénommait aussi "Petit Hôtel" afin de ne pas la confondre avec l'Hôtel du gouverneur. Cette bâtisse remarquablement conservée peut encore être vue de nos jours (avenue du général de Gaulle).
Type de Portugaise au dégrad des Cannes
Situé à quelques kilomètres de Cayenne, le dégrad des Cannes est depuis 1974 le principal port de Guyane. Le mot "dégrad" est typique de la Guyane. Il est employé pour désigner un hameau en bordure d'eau. Le lieu est généralement constitué d'un débarcadère, de quelques baraques et de plantations en lisière de forêt. Ce portrait a peut-être été réalisé avec le souvenir de la brève occupation de Cayenne par les Portuguais et les Anglais (entre 1809 et 1815).
Dédée, sa mère et leurs melons
Une partie de whist à Bourda
Très prisé à la fin du XIXe siècle, le jeu de whist est à l'origine du bridge.
La famille carnaval
À la fontaine du port. Cayenne
La plus ancienne fontaine de la ville, qui porte le nom du gouverneur Montravel, alimente Cayenne en eau de bonne qualité, provenant des bassins du Rorota.
Forçats au travail, sur le quai. Cayenne
Au Connétable. Phosphates
Connu pour son or, le sous-sol guyanais contient d'autres richesses, comme la berlinite, qui est un phosphate minéral anhydre rare. La berlinite fut exploitée vers 1900 sur l'île du Grand connétable par une société américaine.
Un déjeuner sous bois
Pose en forêt, au cours d'une prospection de bois, sous la conduite d'un guide Boni. En forêt guyanaise, les essences sont dispersées et les chantiers forestiers se situent à plusieurs jours de marche. Après localisation des essences de bois intéressantes, l'administration pénitentiaire envoyait des corvées de bagnards dans les zones les plus reculées afin de les exploiter.
Établissement d'un camp de balata à Coswine
Le balata rouge (Manilkara bidentata) peut atteindre 20 à 30 mètres de hauteur. Il possède en Guyane de nombreuses dénominations vernaculaires : "balata franc", "balata saignant", "balata des Galibis" ou encore "Boromé des Arouages"... Cet arbre fut d'abord essentiellement exploité en ébénisterie au XIXe siècle pour la qualité de son bois. Ce n'est qu'à la fin du siècle qu'il fit l'objet d'un intérêt pour sa sève, dans une conjoncture où l'approvisionnement en gutta-percha était devenu difficile.
Campement de Balata. Coswine
Ce camp forestier dépendait de Saint-Laurent. Établi au bord de la rivière Coswine, il était spécialisé dans la récolte de gomme de Balata. Celle-ci se faisait par l'abattage du tronc, la saignée totale ou partielle par incisions de l'écorce du balata rouge. Au début du XXe siècle, le Balata rouge faisait l'objet d'une large exploitation avec de la main-d'oeuvre de condamnés à Saint-Laurent et à Saint-Jean, aux Hattes, à Apatou, etc.
Au pied d'un balata à Coswine
Opération de gemmage (saignée partielle) d'un balata rouge durant la saison sèche (cf. image suivante).
Manipulation du balata
"Le meilleur système pour obtenir la coagulation du latex de balata est de le verser dans des cuves peu larges et peu profondes (0m. 10 au plus). Il se forme rapidement à la surface une croûte solide qui peut atteindre un centimètre d'épaisseur, mais dont la présence préserverait de la coagulation le latex restant. On enlève cette croûte pour laisser libre la surface du liquide et le même phénomène se reproduit. - On continue ainsi d'opérer jusqu'à complète coagulation du liquide. - Les croûtes solides une fois enlevées doivent être mises à dessécher sur des cordes comme du linge. Pendant la saison des pluies, il convient d'opérer cette coagulation sous des hangards ouverts aux vents".
Source : Henri Lecomte, "la Balata à la Guyane française", Revue coloniale, 1895, p. 376-377
La route pour Charvein
Charvein : nom qui suscite l'effroi dans les mémoires. Il ne s'agit vers 1860 que d'un camp forestier parmi d'autres, dépendant de Saint-Laurent du Maroni. Il devient ensuite un camp disciplinaire réservé aux détenus classés "incorrigibles" en cours de peine. Les conditions de vie y sont alors très dures. Le taux de mortalité et de nombreux récits d'actes de violence ont entretenu la légende de ce camp. Malgré le passage de plusieurs commissions d'enquête, il n'est fermé qu'en 1925 sur décret.
À Charvein
Dans l'enquête qu'il conduit au bagne à partir de 1923 pour le compte du "Petit Parisien", le reporter Albert Londres affirme que les forçats internés dans ce camp travaillent nus sous la conduite de leurs surveillants, ce que la présente photographie et la suivante ne confirment absolument pas. "L'homme de Charvein n'est plus un transporté, mais un disciplinaire. Tous les indomptables ont passé par là. Ils ont les cheveux coupés en escalier et sont complètement nus. C'est le pays surprenant des Blancs sans vêtements. Ironique paradis terrestre, vos frères de peau viennent à vous, sur la route, comme Adam".
Source : Albert Londres, Au bagne, Le Serpent à Plumes, Paris, 2006, p. 154-155.
L'Aïmara ramenant un canot d'évadé
Les chiffres officiels reconnaissent 150 évasions par an. Les bagnards, "gardés par la forêt et les requins", plus que par les surveillants, ne pensaient qu'à "la belle" : au nord le Vénézuéla, au sud le Brésil.