Les coquillages, abondants dans les eaux tropicales de la Nouvelle-Calédonie, sont polis pour laisser apparaître la couche translucide et irisée, puis sculptés ou gravés, jusqu'à devenir de véritables œuvres d'art. Le plus commun de tous est le "troque nacrier" appelé aussi "troca". Ce délicat coquillage en forme de cône se trouve dans les lagons à la fin de l'hiver austral et sa chair est particulièrement appréciée. La forme elliptique de sa coquille permet la réalisation de pyramides finement décorées ou de bracelets gracieux.
1. La camelote au bagne : gravures, sculptures et tressages de paille
Plan du chapitre
La production artistique au bagne est essentiellement issue d'un système d'économie parallèle que les forçats et le personnel de l'administration pénitentiaire surnomment communément "camelote". Cette production dont il reste de nombreux témoignages aujourd'hui constitue pour les forçats qui s'y livrent une manne financière destinée à améliorer leurs conditions de vie sur place et leur permet d'obtenir ce qu'ils ne peuvent acquérir même en travaillant régulièrement pour l'administration pénitentiaire, c'est-à-dire de l'argent. Cette "camelote" s'effectue les jours de repos ou lors des moments de libre, une fois la corvée de travail obligatoire achevée. Les objets produits sont le fruit le plus souvent de divers matériaux recyclés ou subtilisés au sein des ateliers du bagne par les forçats qui élaborent tout un artisanat local : coupe-papiers, cornes, coquillages ou noix de coco sculptés, cannes, cravaches, pantins, pirogues en balata modelé, guillotines coupe-cigare, objets de marqueterie en bois précieux, papillons sous cadre, etc.
Nacre
Plus imposant est le "Burgau" (turbo marmoratus) ou "turbo vert", dont les larges flancs arrondis sont poncés puis fractionnés en divers médaillons, portant pour motif des portraits d'insulaires ou des paysages représentant des villages kanaks. C'est le support idéal, vue la place dont dispose l'artiste, pour décrire des scénettes complètes.
Mais le plus rare, et le plus prisé de ces supports naturels, le roi de l'artisanat du bagne est à chercher ailleurs, au plus profond des fosses abyssales, il s'agit en effet du nautile : "Nautilus Macromphalus". On retrouve dans le travail de la fragile spirale logarithmique l'inspiration des maîtres artisans du XVIIe siècle, qui montaient sur des pieds d'argent ou de vermeil les magnifiques coquillages. Depuis, entre des mains expertes, le mystérieux céphalopode se transforme en une véritable dentelle de calcaire. Rivalisant d'ingéniosité, des forçats-artistes, anciens graveurs de plaques monétaires ou ébénistes du faubourg Saint-Antoine, en tirent de véritables chefs-d’œuvre à l'inspiration locale.
De nombreux portraits sont réalisés sur ces coquillages, dont certains avec une expression très réaliste. Ici, le portrait en pied de l'empereur Napoléon Bonaparte.
Ces "souvenirs" étaient vendus le plus souvent au personnel administratif des pénitenciers ou bien aux touristes de passage. Ici, un "souvenir" de Nouméa... Certains peuvent également être le fruit d'une commande passée directement par des femmes de surveillants militaires ou de commis de l'administration pénitentiaire. Le but de ces commandes est essentiellement pratique puisqu'il vise à décorer l'habitation mise à la disposition du couple ou de la famille. Les logements du personnel administratif des bagnes coloniaux sont en effet uniformes et bâtis sur le même modèle, à savoir une maisonnette individuelle, prolongée d'une pièce garde-manger et d'un jardinet. Si le mobilier réglementaire était bien fourni par les ateliers de menuiserie des bagnes, la décoration revenait quant à elle intégralement à la charge de l'occupant.
Sur ces valves figurent les portraits d'un couple. Il doit très certainement s'agir d'une commande dudit couple à l'artiste-forçat. À Bourail, en Nouvelle-Calédonie, vers 1925, près de 342 concessionnaires profitent ainsi de leur temps libre pour s'adonner à la production de camelote. La pratique est si répandue que les forçats se sont organisés en syndicat et vendent au tout venant leurs objets dans des boutiques et des échoppes qui s'alignent tout au long de la Grand-Rue de Bourail.
La camelote est encouragée par l'administration pénitentiaire et cette dernière va même l'utiliser pour organiser une véritable propagande officielle à son profit. Particulièrement soucieuse de revaloriser son image en matière de développement économique, après toutes les critiques émises au sujet de l'expérience guyanaise, elle va ainsi opter pour une communication intensive via son troisième bureau lors des grandes expositions universelles, notamment celles de 1878 et de 1889. Il est effectivement nécessaire de montrer à un public toujours plus nombreux (16 millions de visiteurs en 1878, 32 millions en 1889) les preuves tangibles de l'efficacité des politiques de colonisation pénale conduites en Guyane et en Nouvelle-Calédonie, en présentant le plus grand nombre de réalisations dans tous les domaines : mobilier, gravures, ébénisterie, parfumerie, mines... Tout est bon pour vanter les mérites du bagne et les multiples objets présentés au sein du village colonial sont là pour en témoigner.
Corne
La proximité d'un abattoir permet d'obtenir deux matériaux aux vertus décoratives très largement déclinables : l'os et la corne. Transformées en rondelles, en plaquettes ou en cylindres, voilà réalisées les poignées de futurs coupe-papiers, auxquels il ne reste plus qu'à adjoindre une lame de laiton ou de cuivre, récupérée à l'atelier de réparation navale par exemple. Elles ne sont pas sans rappeler par beaucoup d'aspects l'artisanat de tranchée des poilus de 14-18. En 1935, le gouverneur de la Guyane propose au ministre des colonies d'autoriser officiellement les bagnards à fabriquer de menus objets en bois, corne, écaille etc. sous la réserve que les matières premières utilisées soient des produits naturels ou bien soient directement achetées par les forçats à l'administration pénitentiaire. Le gouverneur propose ensuite de faire commercialiser ces objets directement par l'administration pénitentiaire ou par l'intermédiaire du magasin de l'office de tourisme de Cayenne. Mais ce plan est repoussé par le directeur de l'administration pénitentiaire. La camelote, bien qu'elle soit largement tolérée par les agents pénitentiaires, reste une affaire interne aux condamnés et ces derniers ont déjà suffisamment d'occasions de l'écouler sans que l'administration pénitentiaire n'ait à les y aider.
Noix de coco
S'il est un objet qui témoigne le plus de l'artisanat des bagnards, c'est bien la noix de coco gravée. Rare objet de curiosité produit pendant toute la période des bagnes portuaires puis coloniaux, elle illustre à elle seule deux siècles d'expression dont les bagnards n'ont pas l'exclusivité. Aussi, déjà aux XVIIe et XVIIIe siècles en Europe du Nord, les noix de coco se transforment en mobilier de table ou liturgique et sont enrichies de métaux précieux. Au début du XXe siècle, les créations de Paul Gauguin leur permettront d'acquérir le statut d'œuvre d'art, soulignant ainsi les limites perméables entre "art noble" et "art populaire". Comme l'essentiel de l'artisat du bagne, la sculpture sur noix concilie de longues heures de travail et une matière première bon marché, disponible dans les grands ports qui accueillent ces denrées encore exotiques. Les noix de coco, travaillées vertes, lorsque le cœur en est encore tendre, ne nécessitent que peu de matériel pour être embellies et transformées. Elles sont facilement transportables et leur promotion n'est plus à faire : c'est la valeur sûre de l'artisanat de la Guyane pénitentiaire !
En mentionnant les noms des bagnards, le type d'objets vendus et leur prix, le registre des objets fabriqués au bagne de Toulon entre 1865 et 1866 donne un aperçu de l'ensemble de la production. Les objets confectionnés à base de noix de coco sont les plus répandus et les moins chers. Ils sont à la base de l'économie du "bazar" du bagne, parfois dénommé "cocoterie". La douzaine de "Christ" en coco y est vendu deux francs et la noix entière entre dix et quatre-vingts francs.
La noix de coco peut prendre des formes diverses. Evidée, elle se transforme en abat-jour pour bougie, coupée en deux en coupe de chasse et entière en poire à poudre, gourde ou pot à tabac. Parfois datées, très rarement signées, leur identification comme travail de bagnard et leur provenance sont souvent difficiles à établir. Quelquefois l'acheteur y a inscrit une étiquette "J'ai acheté ceci au bagne de Toulon en 1857", mais le plus souvent seul le décor permet la datation.
Ainsi, la figure de Napoléon et les trophées militaires indiquent clairement une période ; mais s'agit-il de bagnards ou de prisonniers de la Grande Armée en captivité en Grande-Bretagne ? L'Équerre, le Compas, le Maillet et l'Épée apparaissent quelquefois comme témoignages de déportés francs-maçons en Nouvelle-Calédonie. Les décors les plus communs à la production des différents bagnes demeurent les rinceaux de feuillage, les armes de famille, les ancres et gréments, les attributs de la musique ou des sciences et les scènes courtoises médiévales. La production guyanaise montre quelques exemples de nus "art déco". Lesueur, dans son ouvrage Toulon, nouveau guide des voyageurs de l'ancienne et la nouvelle ville, l'Arsenal de la Marine et ses annexes, décrit le "bazar" de l'industrie des condamnés et observe des "objets de coco, sculptés patiemment et avec tendresse, à l'aide d'outils improvisés, soit avec un clou, soit avec un mauvais couteau". La noix de coco devient un must que tout touriste doit rapporter de sa visite du bagne ou de son passage dans la ville qui l'accueille. C'est ce commerce qui alimentera les collections "encyclopédiques" du XIXe siècle (celle de Pierre Loti par exemple), à l'origine des fonds de nos musées publics (Musée national de la Marine, Musées de Saintes, Volvic, Rochefort, La Seyne-sur-Mer...).
Bois
L'artiste-bagnard est avant tout un opportuniste. Son travail est destiné à être vendu pour améliorer son ordinaire et ce rapport à l'argent, qui d'ailleurs "stérilisera" quelque part son inspiration, conditionnera et orientera sa démarche. Il a beau être au bagne, il n'en ignore pas pour autant les principes de gestion de tout bon auto-entrepreneur : faible coût des matières premières, rapidité d'exécution, pas de stocks... Car contrairement à une idée reçue, il ne dispose pas dans la grande majorité des cas de beaucoup de temps pour réaliser ses œuvres ! Quel que soit son statut, militaire, transporté, relégué ou déporté, le forçat est tenu ("forcé") de fournir une certaine quantité de travail à l'administration pénitentiaire, ce qui limite d'autant son temps de "loisir"... D'où l'intérêt d'obtenir un emploi privilégié qui permette le travail en "perruque", c'est-à-dire pour son propre compte. Le risque de vol permanent dans les cases collectives justifie à lui seul de ne pas perdre de temps et de ne rien conserver. La nécessité de la rentabilité de l'opération explique les phénomènes de répétitivité et de séries, que l'on ne manque pas de constater aujourd'hui. Mais l'élément prépondérant demeure le choix des matériaux, étroitement lié à la condition de l'artiste et à son lieu d'enfermement. Pour se fournir en matériaux, celui-ci se trouve alors confronté à trois possibilités : trouver le support, le voler ou l'acheter...
La Guyane est réputée pour la diversité de ses bois. Pour bon nombre de condamnés, qui ont fait des séjours plus ou moins longs dans les camps forestiers, les différentes essences et leurs qualités artistiques n'ont plus de secret. Voilà donc la matière idéale pour ceux qui se trouvent sur la grande terre des communes pénitentiaires de Saint-Laurent du Maroni et de Saint-Jean du Maroni. Y fleurissent quantité de plateaux de service plus ou moins marquetés, coffres ciselés, jeux de dames ou encore cadres divers. De même que des statuettes aux inspirations locales, voire plus simplement païennes, principalement en palissandre ou en bois d'amourette.
La gamme des petits métiers du bagne qui alimentent cette production de camelote est très variée. Les relégués du bagne de Saint-Jean du Maroni en Guyane sculptent des noix de coco, confectionnent des objets en marqueterie, des chaises longues, des articles de vannerie, ou bien chassent des papillons et les revendent. Les relégués attrapent ces papillons avec des filets confectionnés à l'aide de moustiquaires subtilisées à l'administration pénitentiaire et les revendent tels quels ou exposés sous cadres. Ces papillons représentent ainsi une véritable manne de revenus pour le personnel de l'administration pénitentiaire. Les relégués les remettent contre quelques gratifications à des surveillants ou à des fonctionnaires civils qui les revendent ensuite à la maison Le Moult, située à Paris. Durant l'année 1917, pas moins de 217 colis de cette sorte sont expédiés à cette maison par des surveillants et des fonctionnaires civils de l'administration pénitentiaire. D'autres confectionnent des coffrets ou des plateaux à base d'essences de bois locaux qu'ils récoltent en journée, il s'agit des « coupeurs de bois de couleurs ».
Os
L'ouverture des bagnes en France, à partir de 1748, permit à des artisans d'occuper les heures, les mois et les années de leur enfermement à toutes sortes de travaux manuels, dont la marqueterie de paille, qui nécessite peu d'outils, une matière première facile à se procurer, mais révèle leur habileté, leur imagination et surtout leur infinie patience.
Moins connue est l'utilisation des vertèbres de requin. Un artisanat importé par quelques marins, au fait des scrimshaws et autres travaux de pont. Ces petits disques cartilagineux après avoir été soigneusement nettoyés, puis blanchis, vont être enfilés sur une simple tige métallique et constituer ainsi à moindre frais cannes et badines.
Marqueterie de paille
Lison de Caunes, restauratrice d'objets confectionnés en marqueterie de paille, indique qu'à l'émotion suscitée par les décors des objets qui lui sont confiés pour restauration s'ajoute la curiosité des découvertes fortuites car les bagnards, malgré l'anonymat, cherchent souvent à laisser une trace de leur travail. La découverte des lettres du forçat Léonard Fauconnet, cachées sous le doublage d'un coffret assez ordinaire, fut ainsi un "grand moment" de sa vie de restauratrice.
Carapace
Les tortues marines, qu'elles soient les variétés "imbriquées" (c'est-à-dire à écailles), ou "olivâtres", font, elles aussi, partie des supports recherchés par les artistes-forçats. Tout d'abord parce que leur chair, fort appréciée en ragoût ou en brochettes, vient compléter avantageusement la ration quotidienne, mais également parce que leur carapace se révèle un véritable don de la mer entre des doigts experts. Un lunetier avait dû être condamné dans des temps lointains et la technique de ramollissement et de polissage de l'écaille s'est transmise de forçats en forçats... Bracelets, broches à cheveux, coupe-papier, coffrets faisaient donc l'objet d'une véritable industrie au pénitencier des îles du Salut en Guyane.