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La construction des prisons en France au XIXe siècle : de longues hésitations

Fig 1 : Projet de prison départementale de 58 cellules (1843)
1. Le temps de la Restauration

L’arrêté ministériel du 20 octobre 1810, signé de Montalivet, dispose, dans son article 1er, qu’« il sera pourvu à la restauration des prisons », les maisons d’arrêt, de justice et de correction étant départementales et les maisons de détention centrales. L’article 13 prescrit de prendre « toutes les dispositions nécessaires, tant pour les mettre en état de sûreté et de salubrité, que pour la classification des malades et la séparation des âges, des sexes et des différents genres de délits ». L’administration et la police des prisons départementales sont placées sous l’autorité des préfets.
Pendant la Restauration, sous l’aiguillon de la Société royale pour l’amélioration des prisons, pas moins de 266 prisons départementales furent réparées ou reconstruites. Ce chiffre ne doit pas abuser : en dehors de la Petite Roquette à Paris, le modèle qui commence à s’imposer dans les départements est celui d’une prison construite en même temps que le palais de justice et, très souvent, la caserne de gendarmerie. Il en va pour les maisons d’arrêt comme pour les centrales : la récupération des biens nationaux pour en faire des maisons d’arrêt avait commencé dans les dernières années du XVIIIe siècle et les premières du siècle suivant, à Narbonne et Digne par exemple. Pontivy (1806-1811) et Soissons (1812), prisons construites ex nihilo, font figure d’exceptions.

Autre point à souligner, l’importance prise, dès l’Empire, par le Conseil général des bâtiments civils. Ce Conseil avait été créé en 1795 (en même temps que le ministère de l’Intérieur), l’Académie royale d’architecture ayant été dissoute. Il fut plus de dix fois réorganisé dans les cinquante premières années de son existence. à l’origine, il accueillait l’élite des architectes. Après 1820, la présidence du Conseil des bâtiments civils fut confiée à un politique. Dès 1810 avec la circulaire de Montalivet, le Conseil ne se contente plus de critiquer les plans des départements, il fait des propositions ; l’exemple le plus flagrant est celui de la prison de Gray, construite entre 1810 et 1815.
Enfin, et ce n’est pas le moins important, le nombre des architectes départementaux ne cesse de croître. En 1832, la moitié des départements ont un architecte départemental1 . Charles Gourlier indique, dans sa « Notice historique » de 18482 , qu’un certain nombre n’ont pas la capacité requise. Leur statut n’est pas toujours sérieusement défini et quand un architecte déplaît, il est tout bonnement mis à l’écart : ce fut le cas de Malet, dans le Nord, en juin 18333 .

Fig 2 : Plan d’une prison départementale de 126 cellules (1843)
Fig 3 : Plan d’une prison départementale de 78 cellules (1843)

2. Transition, Monarchie de Juillet

L’architecte Louis-Pierre Baltard (1764-1846) marque la longue période de transition entre l’architecture pénitentiaire d’Ancien Régime et celle qui va éclore à partir du débat sur la prison cellulaire. Baltard a aussi été membre honoraire du Conseil général des bâtiments civils entre 1819 et 1841. 1819 : l’année de l’établissement de la Société royale des prisons (9 avril), la grande année de la philanthropie. 1841 : l’année de l’Instruction et du programme de Duchâtel (9 août) pour la construction des maisons d’arrêt et de justice, textes fondamentaux qu’accompagne un atlas de plans de prisons cellulaires dus à Blouet, Horeau et Harou-Romain.

Dans son Architectonographie des prisons, ou parallèle des divers systèmes de distribution dont les prisons sont susceptibles qui paraît en 1829, Baltard prône la simplicité mais surtout la variété, s’insurge contre « l’esprit de système » des Anglais4 , contre le panoptique mis à toutes les sauces et contre la prépondérance des plans radiaux, alors que lui-même a dressé des plans radiaux, dont ses deux projets pour Lyon (le premier non réalisé). Baltard reprochait en particulier aux plans radiaux de négliger la sécurité périphérique.
Deux mots sur le système cellulaire. Le Système pénitentiaire aux États-Unis et son application en France de Tocqueville et Beaumont paraît en décembre 18325 . De plus de portée que cette publication (fort confidentielle) a été, en 1827, celle du Compte général de l’Administration de la Justice criminelle, qui révélait que la prison est un indiscutable facteur de récidive. Il faut ajouter la grande peur des bien-pensants (les doctrinaires) au moment (1832) de l’épidémie de choléra morbus et le corsetage des mœurs de la bourgeoisie au pouvoir en matière sexuelle. La prison est condamnée à au moins trois titres : elle produit de l’homosexualité, de l’épidémie et de la récidive. De la récidive surtout. Mais encore elle coûte cher, et la monarchie de Juillet est dirigée par des hommes près de leurs sous que Victor Hugo appelle dans Choses vues des « fils de boutiquiers ».

Dans la réalité, le débat autour de la cellule a commencé avant les années 1830. Bien avant, depuis peut-être le XVIIe siècle quand l’admirable Vincent de Paul mettait en pratique la cellule à Saint-Lazare. Le débat a repris de plus belle dans les deux dernières années de la Restauration, pour se cristalliser après les Trois Glorieuses. De l’ouvrage, fort bien documenté et plein de nuances, de Beaumont et Tocqueville, les politiciens dégageront un squelette, pire encore une caricature : Auburn (la cellule la nuit, la règle du silence le jour imposée par la férule) versus Philadelphie (la cellule 24 heures sur 24). À la même époque, aux États-Unis, à l’Eastern State Penitentiary de Philadelphie6 , construit entre 1823 et 1829 par John Haviland et dont l’architecture allait être la source d’inspiration reine (quoique à peine avouée) des nouvelles prisons françaises, préférence avait été accordée par les Américains au State Penitentiary d’Auburn (1816-1825).

Comme (presque) toujours dans l’histoire des prisons, la grande loi sur le cellulaire (il y aura en réalité deux projets, le premier en 1843-1844, le second à la veille de 1848) se perdit en discussions de jésuites. Le feu cellulaire avait été mis aux poudres bien avant, avec plusieurs textes fondamentaux du ministre de l’Intérieur Adrien, comte de Gasparin, ami intime de Guizot.
La circulaire du 2 octobre 1836 n’est porteuse d’aucune ambiguïté : « L’amélioration du régime des prisons est au premier rang des objets qui excitent la sollicitude du Gouvernement […] Son attention s’est particulièrement fixée sur l’état de la plupart de nos maisons d’arrêt et sur le système adopté jusqu’ici pour la construction de ces établissements […] L’intérêt public, autant que celui des prévenus, exige que de promptes mesures soient prises pour remédier à cet état de choses. Le seul moyen efficace d’y parvenir est d’adopter pour nos maisons d’arrêt le système cellulaire [soit la] séparation complète des prisonniers entre eux. Contrainte par la nécessité de conserver les bâtiments actuels, l’administration doit se contenter de disposer en cellules toutes les maisons d’arrêt à construire, et de transporter, autant que possible, cette disposition dans celles qui sont construites. C’est assez vous dire, M. le Préfet, que désormais je n’approuverai les plans d’une maison d’arrêt qu’autant qu’ils seront dressés suivant le système cellulaire. »

Dans son rapport du 1er février 1837, le ministre dressait un tableau noir d’ébène des prisons départementales. Y était insidieusement démontrée l’impossibilité d’y pratiquer la séparation des détenus entre eux, en termes de catégories pénales, mais encore d’âge et de sexe. Le rapport était complété, avec cette fois une absolue clarté, par une circulaire du 18 août de la même année « contenant diverses questions à soumettre aux conseils généraux en vue de l’introduction d’un nouveau système dans le régime intérieur et la construction des prisons ». Faut-il isoler les prévenus des maisons d’arrêt ? Faut-il établir une maison de correction centrale par département où serait pratiqué « l’emprisonnement solitaire continu » ? Quels fonds affecter à ces nouveaux établissements ? Les dernières questions concernent la pistole et la cantine, dont la suppression pourrait être envisagée.

Un an plus tard (1er août 1838), un nouveau questionnaire fut envoyé aux conseils généraux, accompagné de moult commentaires et incitations à se pencher sur la question de la reconstruction des prisons. Un tableau fut établi, qui résumait les « Opinions exprimées par les conseils généraux des départements, dans leur session de 1838, sur la réforme du régime des prisons ». Un seul conseil (celui de la Lozère) se déclara partisan du statu quo, plus de 50 départements préféraient Philadelphie et une quinzaine accordaient leur faveur à Auburn. Le conseil général du Nord était pour sa part partisan de la « séparation continue » tant des prévenus que des condamnés, encore que, pour les condamnés, il était plus « indécis », étant d’avis néanmoins « de faire l’essai du régime de Philadelphie sur les condamnés à court terme » (il s’agissait de ménager les grands ateliers textiles de la manufacture - prison centrale de Loos).

La circulaire programme du 9 août 1841 (lire le texte) est signée d’un autre proche de Guizot, Charles, comte Duchâtel, ministre de l’Intérieur entre le 12 mai 1839 et la révolution de 18487 . La discussion du premier projet de loi sur l’administration générale des prisons a été ajournée, mais « des impositions extraordinaires ont été votées, l’année dernière, dans un certain nombre de départements, pour la construction de prisons cellulaires ».
Duchâtel insiste sur un point qui va devenir fondamental sous la IIIe République : « La cellule est la partie la plus importante de tout projet, quelle qu’en soit la forme architecturale […] Chaque cellule n’est autre chose qu’une prison particulière […] Il est dès lors indispensable que toutes les cellules soient suffisamment éclairées, chauffées, ventilées, et, de plus, assez vastes pour que le prisonnier puisse y rester sans que sa santé ait à en souffrir. » Des dimensions standard sont alors fixées : 4 m x 2,25 m x 3 m.
Autre point, non moins fondamental et promis à un bel avenir : « J’arrive, M. le Préfet, à l’examen de l’une des dispositions les plus importantes du programme ; je veux parler de la salle centrale d’inspection. Cette salle est le pivot du système. Sans point central d’inspection, la surveillance cesse d’être assurée, continue et générale ; car il est impossible d’avoir une entière confiance dans l’activité, le zèle et l’intelligence du préposé qui surveille immédiatement les cellules. Il se pourrait même que le gardien, abandonné à lui-même et à peu près sûr que sa conduite échapperait à l’œil du préposé en chef, abusât de sa position pour violer les règles de la maison, pour favoriser certains détenus, pour en tourmenter d’autres ; il ne faut pas que ce danger soit possible. […] Plus la surveillance sera exacte et facile, moins il sera besoin de chercher dans la force des bâtiments des garanties contre les tentatives d’évasion et contre les communications des détenus entre eux. Or, la surveillance sera parfaite si, d’une salle centrale, le directeur ou le préposé en chef, sans changer de place, voit, sans être vu, non seulement l’entrée de toutes les cellules, et même l’intérieur du plus grand nombre des cellules, quand la porte pleine est ouverte, mais encore les surveillants préposés à la garde des prisonniers et à tous les étages. »
La circulaire était accompagnée d’un atlas de plans signé de trois noms, dont celui de Blouet. Guillaume-Abel Blouet est sans conteste, pendant toute la monarchie parlementaire, l’architecte phare pour le cellulaire8 .
Il, a fait, en 1836, le voyage des états-Unis, en compagnie du magistrat Demetz, l’un des pères fondateurs de Mettray. Les deux hommes en ont ramené des Rapports […] sur les pénitenciers des États-Unis, parus à l’Imprimerie Royale en 1837 accompagnés de 45 planches. Blouet fut nommé inspecteur général des bâtiments civils en 1838 (en même temps que Prosper Mérimée), chargé plus spécialement des prisons, et devint, avec Moreau-Christophe, l’un des défenseurs les plus acharnés du système de Philadelphie. Ses plans allaient devenir la principale source d’inspiration pour les architectes des prisons départementales cellulaires.
Cependant que le régime d’Auburn était appliqué dans les maisons centrales avec le fameux arrêté du 10 mai 1839 (lire ce texte), cependant que les colonies agricoles connaissaient une irrésistible vogue, les projets de prisons cellulaires proposés par les départements se multipliaient, en Gironde, Côte d’or, Saône-et-Loire et Loire par exemple9 . En 1849 encore, la politique cellulaire était réaffirmée. Mais Blouet était envoyé cette année-là pour superviser les aménagements du château de Fontainebleau. Il meurt en 1853. L’année même où se construit la maison d’arrêt cellulaire de Fontainebleau (y niche aujourd’hui le musée des prisons), l’année surtout de la fameuse circulaire Persigny.

Fig 4 : Plan d’Auburn (1837)
Fig 5 : Plan de la prison de Philadelphie (1837)

Fig 6 : Prison de Philadelphie. Vue intérieure (1837)

3. Second Empire

La circulaire du 17 août 1853 mériterait d’être citée in extenso, on en donnera ici un bref résumé (voir le texte complet). S’appuyant sur les multiples textes de loi imposant la séparation des diverses catégories de détenus, dénonçant les textes de 1836 et de 184110  comme ayant empêché « tout projet de réparation ou de reconstruction non conforme aux règles du système cellulaire », Persigny annonçait dans sa circulaire : « Aujourd’hui, le gouvernement renonce à l’application de ce régime d’emprisonnement, pour s’en tenir à celui de la séparation par quartiers. » à charge pour les départements de rattraper les retards accumulés, lesquels avaient fini par provoquer dans les prisons « une situation qui viole les lois et compromet les intérêts les plus graves ». Cependant, il n’était pas interdit de prévoir dans les futurs plans « un certain nombre de chambres destinées à isoler quelques détenus ». Enfin, dernier point qui a échappé aux (rares) historiens s’intéressant aux constructions pénitentiaires : la circulaire insistait sur une lacune regrettable « concernant l’exercice du culte » et exigeait la création dans toutes les prisons d’une chapelle afin « de mettre à portée de la population prisonnière la consolation et le frein des pratiques religieuses »11 .

Quel était l’état des prisons en cette année 1853, quand est censé s’effondrer le rêve de la prison cellulaire généralisée à toutes les prisons départementales ? Difficile d’y voir clair. La circulaire Persigny de mai 1853 avait été complétée par un texte du 17 août 1853 qui s’appuyait sur les réponses des préfets : en dehors des prisons cellulaires (60 ? Sans doute un peu moins, dont beaucoup étaient encore en cours de construction en 1848), seules 60 autres (sur 396) étaient susceptibles de pratiquer des séparations par catégories (ces séparations étaient incomplètes dans 166, inexistantes dans les autres). La moitié des prisons étaient installées dans de très vieux bâtiments ; un tiers avaient été bâties à cet usage avant 1836 ; 1/6 e étaient cellulaires.

L’inspecteur général Louis Perrot, dans un rapport paru en 186212 , constatait que la moitié des départements avaient construit ou aménagé des prisons cellulaires13 . Des prisons cellulaires avaient été construites ou étaient en construction dans douze départements (mais pas le Nord). Passé 1853, plusieurs départements demeurèrent d’ailleurs chauds partisans du cellulaire, en particulier la Seine et la Seine-et-Oise. 
Quand même, on était très loin des 300 projets de prisons cellulaires dénombrés en 1844. Cependant, plus d’un tiers des prisons départementales étaient aux normes telles que définies par la circulaire de Persigny, et c’était le cas des plus importantes. Ainsi plus de la moitié des prisonniers étaient dans une prison cellulaire ou dans une prison dont les quartiers étaient séparés. Pourquoi alors cette circulaire ? Les raisons sont multiples. La plus immédiate : entre 1846 et 1851, compte tenu de la crise économique, la population pénale a augmenté de 32 % ; il ne faut pas omettre non plus les 12 000 détenus « politiques » de juin 48, les 27 000 de 1851. D’où les pénitenciers corses, d’où bien sûr la politique de transportation initiée en 1852 et officialisée en 1854 (30 000 transportés et déportés entre 1852 et 1867)14 . D’où enfin la circulaire de Persigny, dès lors que, dans les quelque 60 prisons cellulaires, les détenus s’entassent entre 2 et 4 par cellule. L’inspecteur général Léon Vidal, dans sa Note sur l’emprisonnement cellulaire et sur les causes qui ont fait renoncer à son application exclusive en France (Ledoyen, 1853), considère la solution préconisée par Persigny comme « plus pratique, plus réaliste, et surtout plus légale et plus humaine ». Enfin, la préoccupation première de Persigny est toute financière : gérer l’augmentation de la population pénale à un moindre coût.

La fameuse circulaire Persigny de 1853 fut complétée par une circulaire du 13 mai 1854 accompagnée d’un programme « pour la construction ou l’appropriation des prisons départementales ». Programme dû à un jeune architecte, inspecteur général des bâtiments civils, que Persigny venait de recruter pour le charger de préparer une série de projets : Alfred Normand.

Suivant ce programme, « les chambres communes tiennent lieu de quartiers pour les catégories peu nombreuses », elles mesurent 4,75 m ou 7,25 m x 4 m x 3 m, des chambres individuelles sont prévues pour la correction paternelle, les « prisonniers au secret » ou faisant l’objet de « mesures exceptionnelles », leurs dimensions sont celles de la circulaire Duchâtel. « Les locaux occupés par les détenus ne doivent point avoir de vue sur l’extérieur », la hauteur du mur d’enceinte passe de 5 à 6 m. Dans les dortoirs, ateliers et autres pièces communes, chaque individu doit disposer de 21 m3.

Une circulaire du 10 août 1854 mettait les points sur les i, par rapport aux ambiguïtés que d’aucuns avaient pu déceler dans la circulaire de 1853 : l’administration « n’a pas entendu, comme on l’a pu croire dans certains départements, proscrire les prisons qui ont été construites d’après le système cellulaire ; elle a même autorisé l’achèvement de celles qui sont en cours de construction d’après ce régime, tout en exprimant le désir que des chambres communes y soient pratiquées ou annexées quand cette modification est possible. En effet, la contenance de la plupart de ces prisons a été calculée, dans le principe, d’après les besoins strictement prévus de leur population moyenne. Or ce chiffre normal est souvent dépassé à certaines époques de l’année qui amènent dans les prisons un grand nombre d’accusés, de délinquants forestiers, de mendiants et de vagabonds. De cette affluence résulte une mesure des plus fâcheuses, qui consiste à placer 2 détenus dans chaque cellule. Les chambres communes, qui se prêtent plus facilement à ces variations d’une population flottante, remédieront à cet inconvénient grave ».

Les conseils généraux ne se pressèrent pas davantage que sous le régime précédent pour construire ou aménager leurs prisons. En 1855, l’état songea même un temps à contribuer aux reconstructions. Politique vite abandonnée, il préféra au contraire le développement de l’entreprise générale au sein des prisons départementales, et dès lors les entrepreneurs généraux furent unanimes à dénoncer la prison cellulaire, qui entraînait des dépenses accrues en matière de chauffage et de matériel de couchage (dépenses qui, on l’aura compris, leur incombaient).

La circulaire de Persigny reçut donc une application prudente. Certains architectes continuèrent sur la lancée du cellulaire. L’Ain et l’Aude persistèrent à améliorer leurs prisons cellulaires. S’ouvrirent Coulommiers (1851-1853) et Fontainebleau, avec leur architecture en nef, quelques prisons circulaires ou semi-circulaires, en particulier Autun (1847-56), incroyable prison panoptique, la seule jamais réalisée en France. Louis Perrot, dans le rapport que nous avons déjà utilisé, dénombrait 272 projets de reconstruction depuis 1853, dont 172 de moins de 55 000 F. En fait, 60 de ces projets seulement devaient être menés à bien.

Mais tant le tout nouveau Conseil des services administratifs que l’inspection générale étaient favorables à l’abandon du cellulaire15 . Et l’important est, qu’en même temps que l’administration pénitentiaire centrale se structurait, elle devenait de plus en plus interventionniste en matière de construction de prisons nouvelles. Ainsi, le programme Billault du 10 juillet 1860 « pour la construction ou l’appropriation des prisons départementales » clarifiait les principes de construction. La prison devait avoir une fonctionnalité minimale mais effective : devaient être aménagés des locaux polyvalents ainsi que des cours susceptibles de recevoir alternativement toutes les catégories de détenus ; de même, les poêles devaient être préférés au chauffage central. Bon sens et pragmatisme, la répression devenait efficace et économique. Mais au moins chaque prison devait-elle être chauffée, disposer de cours et de chauffoirs aux multiples usages, ce qui était loin d’être partout le cas jusque là, malgré les (à cause des ?) beaux discours des réformateurs.

Un architecte va une fois encore nous servir de fil rouge, pour y voir plus clair dans ce débat sur la prison cellulaire : Alfred Normand16 . Il publie, en 1854, en collaboration avec l’architecte gouvernemental Grillon, un recueil de plans intitulé Projets spécimens pour servir à la construction des prisons départementales, chez Régnier et Dourdet17 . Pour Alfred Normand, la date est opportune, à un double titre : la circulaire Persigny vient d’être communiquée aux préfets, et Grillon a l’élégance de mourir l’année même de la publication de l’ouvrage. Normand devient auditeur au Conseil des bâtiments civils puis inspecteur général dès 1854, avant d’être nommé inspecteur général des bâtiments pénitentiaires en 1861. Il devait occuper ce poste pendant vingt ans, poste stratégique dès lors que le Conseil des bâtiments civils (partagé entre les Travaux publics et les Beaux-Arts) perdait de son influence au profit justement de l’inspection générale. Il allait surtout devenir le grand ordonnateur de l’application de la loi de 1875, avant d’œuvrer pour le Conseil des bâtiments civils à partir des années 1876-187718 . C’est à sa plume que l’on doit la fameuse cellule qui attira les foules lors de l’Exposition universelle de 1878. C’est lui aussi qui se fit le défenseur de la « cellule radieuse » qui allait (qui devait) se substituer à la « prison tombeau ».

Cependant, le comte de Persigny était revenu à l’Intérieur le 26 novembre 1860. Le 7 janvier 1863, une circulaire signée de sa main dressait un bilan de l’œuvre pénitentiaire accomplie depuis dix ans : « En résumé, pendant la période qui s’est écoulée de 1853 jusqu’à ce jour, 48 prisons ont été reconstruites entièrement, 60 ont été agrandies et appropriées selon les nouvelles instructions, et le nombre de celles pour la reconstruction ou l’appropriation desquelles des projets ont été approuvés s’élève à 96. » Bilan dont la conclusion est en demi-teintes : certains départements opposèrent à la circulaire de 1853 une fin de non-recevoir, et les préfets étaient incités à agir dans les meilleurs délais. Le 23 juin, Persigny était « débarqué » de son poste à l’instar d’un certain nombre de ses collègues, à la suite des élections des 30 et 31 mai 1863, et les préfets oublièrent d’agir.

Fig 7 : Plan de prison suivant le modèle d’Auburn (1837)
Fig 8 : Plan de prison suivant le modèle de Philadelphie (1837)

4. La loi du 5 juin 1875

Suivant la Statistique pénitentiaire, l’année 1875 avait été marquée par « un fait considérable » : le vote, le 5 juin de cette année-là, de la loi sur l’emprisonnement individuel, aboutissement de quarante années de luttes et concrétisation des travaux de la grande commission d’enquête parlementaire de 1872. L’emprisonnement individuel devient la règle dans les maisons d’arrêt, mais la faculté existe de l’appliquer aux détenus condamnés à de longues peines. Les peines subies sous ce régime sont amputées d’un quart de leur durée.

Il existe alors 382 prisons départementales. À Paris, seuls sont cellulaires Mazas et un quartier de la prison de la Santé. En province, 59 établissements sont dits cellulaires, mais aucun n’est en état. Seulement 7 prisons en commun sont susceptibles d’être aménagées. Or, la loi n’exige ni la reconstruction des maisons d’arrêt ni même l’aménagement de cellules en leur sein. Et si elle est financièrement (très) incitatrice à faire l’une ou l’autre, la décision finale revient aux conseils généraux.

Seul celui du riche département de la Marne va profiter de la manne ministérielle pour reconstruire toutes ses maisons d’arrêt : la prison de Sainte-Ménehould, consacrée à l’emprisonnement individuel, ouvre ses portes dès 1878. Dans les autres départements, la loi est appliquée avec beaucoup plus de parcimonie et sans excessive célérité. En 1880, le cas de Paris et de la Marne mis à part, sont devenues cellulaires les prisons de Tours, étampes, Versailles et Dijon ; en 1888, se sont ajoutées à la liste celles d’Angers, Pontoise, Corbeil, Besançon, Bourges, Sarlat, Chaumont et Bayonne : 3 000 cellules, dont la moitié à Paris, pour accueillir environ 25 000 détenus de maison d’arrêt (prévenus, accusés et condamnés à moins d’un an d’emprisonnement).

Deux textes importants viennent compléter la loi du 5 juin 1875 (lire cette loi). Des instructions de Buffet du 10 août 1875 en « application de la loi du 5 juin 1875 » et des Dispositions générales et particulières, relatives à la construction des prisons suivant le système cellulaire, qu’Alfred Normand fait paraître à l’Imprimerie nationale en 1875. Enfin, dans le Bulletin de la Société générale des prisons (Revue pénitentiaire) de 1877, Normand signe, avec Vaudremer (l’architecte de la prison de la Santé), un plan de prison départementale cellulaire. Changements notoires par rapport aux projets de Blouet : les murs sont moins épais, mais les cellules plus vastes ; les blocs de cellules sont par contre plus compacts, afin de faciliter la surveillance, et une insistance particulière est mise sur le problème du chauffage. Normand va être peu suivi, à cause des contradictions qu’il soulève : les prisons cellulaires offrent plusieurs étages, elles sont très concentrées, nécessitent en conséquence peu de terrain ; en revanche, elles exigent des fondations très profondes, à l’inverse des établissements « étendus » de Baltard. L’administration transigera et n’acceptera que des prisons limitées à un rez-de-chaussée et 2 étages, et considérera que les bénéfices réalisés en matière de terrain doivent être utilisés à la réalisation de vastes cours de promenade. Normand est par ailleurs devenu partisan des plans en Y, et il va être peu suivi. Devait s’imposer le plan en étoile, avec rond-point central, ce qui n’est guère original : dans les projets de Grillon et de Normand de 1853, 9 des 13 plans proposés étaient déjà organisés autour d’un rond-point central.

La circulaire du 27 juillet 1877 faisait la synthèse d’idées somme toute confuses. Les grands principes étaient décantés : 
1° « Il importe, dans tous les cas, d’éviter toute facilité de communication orale ou visuelle avec le dehors » ; 
2° « Les principales dispositions ont pour objet de faire rayonner ou converger les services généraux et les bâtiments de la détention vers un point central, d’où les mouvements du personnel et de la population puissent être aisément dirigés ».

Et l’aménagement des cellules était au cœur du dispositif : elles devaient être munies de portes de 2 x 0,75 m traversées par un guichet à 1,30 m du sol, de 16 cm x 20 cm, 
« doublé à l’intérieur en zinc fort ou en tôle galvanisée […] se rabattant sur l’axe inférieur de manière à former tablette à l’extérieur. Un regard de surveillance sera aménagé au-dessus du guichet de distribution ; il sera clos par un verre ou une toile métallique à mailles claires et garni d’un obturateur se manœuvrant du dehors ». La fenêtre vitrée « en verre cannelé ou strié sera placée de façon que le détenu ait le plus de jour et d’air possible, sans qu’il puisse regarder ni à l’intérieur des cours et préaux, ni à l’extérieur de la prison », elle doit être placée à 2 m du sol, et mesurer 1, 20 x 0,70 m, « son mécanisme sera combiné de manière qu’elle puisse s’ouvrir en entier. La manœuvre pourra en être faite par le détenu », elle sera garnie de barreaux séparés de 8 à 10 cm. Chaque cellule sera dotée d’un appareil de sonnerie : « En même temps que cet appareil mettra en mouvement un timbre commun à tout un quartier de la prison, il fera sortir du mur extérieur de la cellule une plaque servant de signal. » Le lit doit être fixé au mur. Dans chaque cellule, une tablette pouvant se relever de 60 cm x 50, dont la face postérieure sera peinte en noir pour servir de tableau ; un siège à dossier avec chaîne ; une étagère près de la porte, à 1,50 m du sol, composée de 2 tablettes ; 3 têtes de portemanteaux sous la tablette « assez faibles pour ne pas permettre le suicide par suspension ».

Signe d’un indiscutable modernisme, des calorifères à eau chaude ou à vapeur plutôt qu’à air chaud devront distiller une agréable température de 13 degrés pour les valides, de 15 pour les malades : « Les architectes ne devront pas perdre de vue que souvent il ne sera nécessaire de chauffer qu’un très petit nombre de cellules. Les dispositions qui précèdent n’excluent pas l’étude du chauffage par le gaz. »
Une ou deux salles communes pouvaient être aménagées dans les combles, cependant que dans les sous-sols, on pouvait prévoir quelques cellules de travail « plus grandes que les cellules ordinaires, pour les industries exigeant une atmosphère plus fraîche ou un espace plus étendu (tissage, forge, serrurerie, menuiserie, etc.) ».
La circulaire se termine par une recommandation importante : « Les constructions devront être exécutées avec simplicité et économie ; par conséquent, l’architecte devra s’abstenir entièrement de tout ce qui n’est qu’ornement, et ne pas perdre de vue que ce n’est pas un monument d’art qu’il édifie ; mais il aura soin de satisfaire à toutes les données nécessaires quant à la solidité, la sûreté, l’isolement, les chances d’incendie, les tentatives d’évasion ou de suicide. »

En 1881, la Société générale des prisons publie les résultats d’une enquête sur les prisons cellulaires : 35 départements disposent de prisons cellulaires ouvertes avant 1875, ce qui représente 57 établissements. 11 départements refusent toute amélioration, 19 n’ont pas pris de décision. Seuls 5 départements (pour 7 établissements) se déclarent prêts à appliquer la loi de 1875. En 1889, le bilan est catastrophique. On ne compte plus que 17 prisons cellulaires, la plupart remontant aux années 1840 et que la loi de 1875 a permis de réaménager. En 1900, il y en aura 19 de plus (dont Fresnes) : était intervenue dans l’intervalle la loi du 4 février 1893 « relative à la réforme des prisons pour courtes peines », qui obligeait les départements à agir (Lire le texte). Ce fut le cas dans le Nord, avec l’ouverture de la maison d’arrêt de Loos en 1906.

Christian CARLIER

 

Sources des figures 

Fig 1, 2 et 3 : Sagra, Ramón de la. Atlas carcelario, ó Colección de láminas de las principales carceles de Europa y de América, proyectos de construcción de carruages y objetos de uso frecuente en las prisiones, para servir en el estudio de la reforma penitenciaria en España y de ilustración á los viages y noticias que publica el mismo, Madrid, Impr. del Colegio nacional de sordo-mudos, 1843, in-8° . 104 p. + Atlas. - In-fol. (Direction de l’Administration pénitentiaire) 

Fig 4, 5, 6, 7 et 8 : Demetz, Frédéric Auguste et Blouet, Abel. Rapports à M. le Cte de Montalivet, pair de France, ministre secrétaire d’État au département de l’intérieur, sur les pénitenciers des États-Unis, Paris, Imp. royale, 1837. (Direction de l’Administration pénitentiaire)

Notes

1.

Charles Gourlier, Notice relative à la statistique artistique de la France en ce qui concerne l’architecture, lue à la Société libre des beaux-arts de Paris, dans ses séances des 3 juillet et 21 août 1832, L. Colas, 1832.

2.

Charles Gourlier, Notice historique sur le Service des travaux et sur le Conseil des bâtiments civils, Imprimerie nationale, 1848.

3.

Archives départementales du Nord (ADN), 4 N 1.

4.

Baltard était en correspondance avec l’architecte G.T. Bullar, de la « Society for the Improvement of Prison Discipline », qui lui communiqua des plans des prisons anglaises. Baltard, Louis-Pierre. Architectonographie des prisons, ou Parallèle des divers systèmes de distribution dont les prisons sont susceptibles, selon le nombre et la nature de leur population, l’étendue et la forme des terrains, Paris, 1829 En ligne sur Gallica.

5.

Beaumont, Gustave de ; Tocqueville, Alexis de. Système pénitentiaire aux États-Unis et de son application en France ; suivi d’un Appendice sur les colonies pénales et de notes statistiques (3e édition augmentée du Rapport de M. de Tocqueville sur le projet de réforme des prisons et du texte de la loi adoptée par la Chambre des Députés), Paris, C. Gosselin, 1845, 1 vol. (III-446 p.) ; in-12 En ligne sur Gallica.

6.

Cet établissement a été transformé en musée. Voir son site web.

7.

Son long ministériat fut interrompu quelques mois en 1840.

8.

A. Lance, Abel Blouet, architecte, membre de l’Institut, sa vie et ses travaux, Bance, 1854. Lire aussi A. Hermant, Abel Blouet, étude, Lacroix-Comon, 1857 et le n°4 de la Revue générale de l’architecture et des travaux publics de César Daly de 1843.

9.

Voir aux Archives nationales la série F 20. Cette liste ne doit pas abuser : dans un discours prononcé au Congrès pénitentiaire international de Bruxelles de 1847, Gustave de Beaumont se plaignait du nombre très réduit de prisons cellulaires, les départements attendant que l’état prenne les prisons départementales à sa charge.

10.

Ainsi qu’une circulaire du 20 août 1849 signée Dufaure « portant que le système de l’emprisonnement individuel est le seul qui convienne pour les maisons d’arrêt et de justice ».

11.

La circulaire Persigny est injuste. Dans les prisons construites avant 1836, la chapelle est isolée du reste des bâtiments, ainsi à Lons-le-Saunier (1826-1830). Sous la monarchie de Juillet, avec le plan radial, elle devient centrale (exemple de Niort, Segrétain, 1843).

12.

L Perrot, Rapport à SE le Ministre de l’Intérieur sur les années 1856, 1857, 1858, 1859, 1860, Statistique… pour l’année 1860, Dupont, 1862.

13.

Ibid., p. 142-157.

14.

Voir sur ce site l’article de Louis-José Barbançon, Transporter les Insurgés de juin 1848, Les bagnes coloniaux, 2008

15.

C. Gourlier et Questel, Notice historique sur le Service des travaux et sur le Conseil des Bâtiments civils, Imprimerie Nationale, 1895.

16.

P. Saddy, Alfred Normand architecte, 1822-1909, éditions de la Caisse nationale des monuments historiques et des sites, 1978.

17.

Grillon avait fait paraître, avec ses collègues du Conseil des Bâtiments civils Gourlier, Biet et Tardieu trois volumes d’un Choix d’édifices publics projetés et construits en France depuis le commencement du XIXe siècle, annoncés comme étant parus entre 1825 et 1850 (le premier volume parut en fait en 1836 et contenait 18 projets de prison, le dernier fourmillait de projets de prisons cellulaires, mais en 1850 la mode était déjà passée).

18.

Avant cela, il fut l’architecte de la maison centrale de Rennes en 1867 et de la maison de répression de Nanterre en 1874, ainsi que de la maison de Jérôme Bonaparte. Excellent dessinateur, il savait s’entourer des conseils des meilleurs techniciens et des cadres pénitentiaires (directeurs de circonscription) les plus chevronnés.