6 août 1952. Le rapport rédigé par le capitaine de gendarmerie Albert qui commande la section de Forcalquier est l’un des premiers documents d’archives relatifs à l’affaire de Lurs. Les faits rapportés y sont décrits avec la plus grande sécheresse. Il signale trois « campeurs assassinés » ; les noms des victimes : « sir Jack Drummond, lady Ann Wilbraham, Elizabeth Ann Drummond » ; l’arme du crime : « carabine américaine Rok-Ola, 8 mm 90 » ; les causes de la mort : l'homme touché par deux balles, la femme, cinq balles et « la petite fille a été assassinée à coups de crosse sur la tête » ; le mobile : le vol1. Le lendemain, le préfet en rend compte à son ministre, après s’être rendu sur les lieux, et lui signale les difficultés auxquelles les enquêteurs ont déjà à faire face.
L’affaire de Lurs – un triple crime – devenue par un glissement sémantique « l’affaire Dominici » – a fait couler et fera encore couler beaucoup d’encre2. Ce flot de mots – mais aussi d’images – débute dès le 6 août 1952, jour qui suit la découverte des corps. L’affaire de Lurs suscite des échanges parfois rugueux et des polémiques, qui se prolongent jusqu’à nos jours, dans la presse, écrite, parlée et audiovisuelle et, plus globalement, dans les médias, se matérialisant par des émissions de faits divers ou, dans le champ de la culture, par des œuvres de fiction, au cinéma, à la télévision et même au théâtre. L’édition n’est pas restée en-dehors de ce mouvement alors que tant d’ouvrages, d’études ou de témoignages, traitant exclusivement ou partiellement de cette affaire, ont été publiés au fil du temps, exposant toutes les thèses, y compris les plus improbables.
L'écho médiatique du crime de Lurs s'inscrit dans le goût d’un certain public pour les affaires criminelles, que l’édition a exploité, avec entre autres le célèbre commissaire Maigret, mais aussi la télévision3. L’historienne Marine M’Sili a montré tout l’intérêt que le public porte pour les « faits divers », genre journalistique un peu « fourre-tout », groupant des événements de toute sorte. Parmi les raisons qui sont à l’origine du succès populaire du fait divers, l’une tient, écrit-elle, à la simplicité des récits mais la raison principale, ajoute-t-elle, est ailleurs : elle tient au développement de thèmes universels et à des peurs communes, qui font apparaître le fait divers comme un « lieu de consensus »4. Quant à l’exploitation par l’historien de ces « causes célèbres » comme l’affaire de Lurs, dont la presse est friande, un chercheur spécialiste de l’histoire de la justice, Jean-Claude Farcy, en a signalé tout l’intérêt, en invitant à lire l’étude proposée par Alain Corbin du « drame d’Hautefaye », du nom d’un village de la Dordogne, où, en août 1870, la foule du foirail massacra un petit noble du cru et dont l’étude est devenue, au sein de la communauté des historiens, une référence5. Parmi les faits divers dont la postérité a conservé le souvenir, des historiens de la justice citent ce qui, selon eux, constituerait un archétype de la « belle affaire » susceptible d’intéresser le « grand public » : l’assassinat en 1817 à Rodez de l’ancien procureur impérial : une affaire mystérieuse qui ouvre tout le champ des possibles et permet toutes les spéculations, comme l’affaire de Lurs6.
Cette exposition ne lève pas le mystère. Elle ne part pas à la recherche du ou des responsables du crime et elle ne s'arrête pas à ses circonstances et ses mobiles. Nous souhaitons interroger les raisons de son immense écho sur les plans judiciaire, médiatique et populaire. L'affaire de Lurs s’inscrit en effet dans un contexte géographique et une histoire qui permettent de dessiner trois visages de la haute Provence : une haute Provence exsangue, dépeuplée ; une haute Provence criminelle durant l’entre-deux-guerres, dont les archétypes sont repris par les commentateurs des années 1950 ; et une haute Provence héroïque, celle de la Résistance, qui pose un débat sur la réalité des combats menés principalement contre l’occupant allemand et sur le temps de l’épuration extra-légale qui accompagne la libération du territoire. Aux origines du succès médiatique et populaire, deux idées sont apparues : d’abord une certaine conception de la haute Provence et de ses habitants ; ensuite une très grande affaire pour un si petit département, le « comble » aurait écrit Roland Barthes. La dimension judiciaire a été abordée par la restitution du lieu du jugement, ce qui nous a conduit à reconstituer la salle des assises à partir de son mobilier. Elle prend tout son sens vis-à-vis de tous les acteurs engagés ou spectateurs de l’affaire : il faut « pousser les murs » pour faire entrer, au propre comme au figuré, l’affaire du Lurs dans la salle étroite du palais de justice de Digne, aujourd’hui Digne-les-Bains, la petite préfecture du département des Basses-Alpes, désigné depuis 1970 sous la forme plus avenante d’« Alpes-de-Haute-Provence ».
Les sources utilisées sont essentiellement imprimées, dont la presse écrite même si la IVe République – qui s’achève en 1958 – est une « République de la radio », selon l’expression de Jean-François Sirinelli, et que les années 1950 sont marquées par l’introduction de la télévision dans les foyers7. Cette exposition a été conçue par le service des archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence. Elle a été réalisée à l'occasion de travaux au tribunal de grande instance de Digne, qui ont permis de sauvegarder le mobilier de la salle de la cour d'assises du palais de justice de Digne et d'en assurer une reconstitution aux archives départementales. Les documents relatifs à l'affaire Dominici sont exposés au public du 10 avril 2019 au 31 décembre 2020, au service des Archives départementales à Digne-les-Bains.
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1 AD AHP, 43 W 103, préfecture, cabinet, rapport du capitaine Albert, commandant la section de gendarmerie de Forcalquier, 6 août 1952.
2 Parmi les ouvrages les plus récents, l’étude très documentée de Jean-Louis Vincent, Affaire Dominici. La contre-enquête, Paris, Vendémiaire, 2016, 667 p.
3 Le téléfilm sur l’affaire Dominici avec Michel Serrault jouant Gaston Dominici et Michel Blanc jouant le commissaire Sébeille, diffusé sur TF1 en 2003 inaugura un cycle de « fictions du réel ». Il obtint la meilleure audience de l’année 2003 (23 % d’audience et 50,2 % de parts de marché),
4 Marine M’Sili, « Presse et perception de la criminalité : le cas de Marseille de 1870 à 1971 », dans Benoît Garnot (dir.),Histoire et criminalité de l’Antiquité au xxe siècle, nouvelles approches, p. 106. Emmanuelle Loyer, qui étudie le cas de Violette Nozière, signale le développement depuis la Belle époque d’une « culture du crime » qui s’accompagne d’un développement du voyeurisme : la presse met en place un « storytelling », soit la mise en récit du crime (« Chair fraîche et linge sale », L’Histoire, n° 440, octobre 2017, p. 76 et 77).
5 Jean-Claude Farcy, « L’historiographie de la criminalité en histoire contemporaine », dans B. Garnot, op. cit., p. 41. Alain Corbin, Le village des cannibales, Paris, Aubier, 1990.
6 Frédéric Chavaud, Jacques-Guy Petit, Jean-Jacques Yvorel, Histoire de la justice, de la Révolution à nos jours, p. 8.
7 Michelle Zancarini-Fournel, Christian Delacroix, La France du temps présent (1945-2005), Paris, Belin, 2010, p. 167 et 168 : il y aurait 10,5 millions de radios en 1958 alors que seulement 9 % des foyers possèdent une télévision, mais, comme le soulignent les auteurs, son audience ne se limitait pas au foyer car il y avait des pratiques d’écoutes collectives de la télévision.