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08 Les commissions mixtes de 1852

- Présentation du thème


Le procès-verbal des opérations de la commission mixte de la Manche, 1852

« Procès-verbal des opérations de la Commission du département de la Manche constituée en exécution de la circulaire, à la date du 2 février 1852, de M.M. les Ministres de la Justice, de la Guerre et de l’Intérieur.
En l’hôtel de la Préfecture, à Saint-Lô, le vingt février mil-huit-cent-cinquante-deux.
S’est réunie la commission du département de la Manche, constituée en exécution des prescriptions de MM. les Ministres de la Justice, de la Guerre et de l’Intérieur, à la date du 2 février 1852, pour statuer sur le sort des détenus politiques de ce département.
La commission s’est assurée qu’il n’existe dans les prisons du département qu’un seul individu auquel les règles tracées par la circulaire précitée de M.M. les Ministres, puissent être appliquées. Cet individu est le nommé Pierre Mouton, Lieutenant-colonel en retraite, âgé de 56 ans, né à St-Omer, demeurant à Cherbourg, présentement détenu dans la prison de Saint-Lô.
La commission, après un long et mûr examen de nombreux documents judiciaires et administratifs relatifs à cet homme, a rendu le Jugement dont la teneur suit...
Tableau des décisions prises par la commission départementale de la Manche relativement aux détenus politiques
Noms, prénoms, lieu de naissance et domicile de l’inculpé : Mouton, Pierre, né à St-Omer, demeurant à Cherbourg, Lieutenant-colonel en retraite
Décision prise : Transportation en Algérie, dans la classe exprimée par le mot : moins
Observations : Mouton était, depuis longtemps, désigné par la notoriété publique comme le chef du parti socialiste dans la Manche. Les autorités judiciaires et administratives partageaient à cet égard la conviction générale. Une perquisition faite à son domicile a amené la saisie de presque tous les journaux anarchiques qui se publient. Il a été établi que Mouton répandait ces journaux dans le pays, et que sa propagande s'étendait à tout le département, qu’il a parcouru pour se mettre en rapport avec les hommes les plus dangereux. Mouton a été trouvé nanti d’armes chargées, et on a saisi à son domicile six crochets ou rossignols, dont il n’a pu expliquer la possession, lesquels étaient bien probablement destinés à ouvrir les caisses et les portes des dépôts publics de l’arsenal de Cherbourg. La conduite morale de Mouton ne paraît pas meilleure que sa conduite politique.
La commission a cru devoir le condamner à la transportation en Algérie, sa présence en France offrant des dangers pour l’ordre public, et sa simple expulsion de France semblant insuffisante pour éviter ces dangers, puisque Mouton pourrait, dans ce cas, venir habiter les Iles anglaises, et conserver de coupables rapports avec les gens de désordre du département. On l’a rangé dans la classe exprimée par le mot : moins, par égard pour son âge qui est avancé et pour la position qu’il a occupée dans l’armée.”
Fait et clos le vingt février mil-hui-cent-cinquante-deux
Le Préfet, Président Le Général de Brigade Le Procureur de la République à Saint-Lô
Signé R. Paulze d’Ivoy signé : Davésiés de Pontès signé : Duhamel »

Source : Archives nationales, BB30 400.

Bilan des décisions des commissions mixtes au plan national

« Ces inculpés ont été classés, tant par les commissions mixtes que par les commissions militaires, ainsi qu’il suit » (1ère colonne de chiffres)
« Mais par suite des mesures de clémence, les décisions qui précèdent ont été modifiées »... aboutissant au « chiffre réel dans chaque catégorie au 30 septembre 1853 » (2e colonne de chiffres)





*« Encore bien que le chiffre des inculpés soumis à la transportation soit de 9 581 ( 4 549 + 5 032), il n’y en a eu réellement de transportés que 6 151.»














Commentaire




Les élections législatives de mai 1849 ont conforté le “parti de l’ordre”, mais la République conservatrice se heurte à une forte opposition des démocrates-socialistes, réprimée par la destitution de maires et quantité de procès contre les militants et les journaux démocrates. Dans la perspective des futures élections de 1852 (législatives et présidentielle), la répression contre les opposants s’accentue, les contraignant à la semi-clandestinité. L’existence de “sociétés secrètes” sert d’argument à la thèse d’un complot socialiste mettant en danger l’ordre social, justifiant la mise en état de siège, en septembre 1851 de plusieurs départements et l’arrestation de plusieurs députés de l’opposition. Le coup d'État de Louis Napoléon Bonaparte, le 2 décembre 1851, prend appui sur ce climat en prétendant prévenir une vaste conspiration socialiste.
Mais il se heurte à une certaine résistance. Dans la capitale, malgré les arrestations opérées, quelques députés républicains tentent d’appeler à la résistance populaire en faisant valoir la violation de la Constitution (dissolution de l’Assemblée législative). Quelques barricades sont érigées, dispersées rapidement et les tirs sanglants de la troupe, le 4 décembre, mettent un terme à la résistance. Par contre, en province, la résistance est plus importante, et dans nombre de départements du Centre et du Midi, les populations rurales, entraînées par les militants démocrates, se rassemblent devant les mairies, manifestent contre le coup de force, prennent les armes et marchent vers les sous-préfectures pour destituer les autorités nouvelles considérées comme illégales. Dans les Basses-Alpes et le Var on assiste à une véritable insurrection. Présentée comme la preuve de l’existence du complot socialiste, décrite sous les couleurs effrayantes d’une jacquerie paysanne, cette résistance est réprimée par l’armée, une trentaine de départements étant placés en état de siège. Tout au long du mois de décembre les militants démocrates et républicains sont arrêtés, qu’ils aient ou non participé aux mouvements de protestation contre le coup d’Etat.
Des dizaines de milliers de personnes ont été ainsi placées en état d’arrestation. On commence à instruire leur dossier, à les interroger, à rassembler les renseignements disponibles sur leur attitude dans les premiers jours de décembre comme sur leurs antécédents. Mais une instruction judiciaire débouchant sur un renvoi en correctionnelle ou en assises n’est pas sans risque pour le nouveau pouvoir : à l’audience publique, la violation de la Constitution par la défense peut transformer le procès en tribune politique. Les insurgés arrêtés par la troupe passent devant des commissions militaires créées lors de la répression militaire. Mais la condamnation de civils par des conseils de guerre présente le risque d’une censure et de voir leur compétence contestée, comme cela avait le cas en 1832 lorsque la Cour de cassation avait censuré les jugements prononcés par les juridictions militaires.
C’est dans ce contexte que naissent les commissions mixtes. Les extraits du procès-verbal des opérations de la Commission du département de la Manche, en date du 20 février 1852, comme le bilan statistique des activités de l’ensemble de commissions mixtes permettent de s’interroger sur la nature de cette institution et de mesurer l’ampleur de la répression politique qui a suivi le coup d'État.

Une “commission”

Nées d’une circulaire, les commissions mixtes ont tous les traits d’une justice d’exception.

La circulaire du 3 février 1852

Alors que toute juridiction doit être instituée par une loi, c’est la circulaire du 3 février (la mention du 2 février dans le texte cité, présente parfois dans les procès-verbaux d’autres commissions, est erronée : la circulaire, publiée au Moniteur du 4 février est bien datée du 3), qui crée ces commissions en vue de statuer “dans les plus brefs délais possibles sur le sort de tous les individus compromis dans les mouvements insurrectionnels ou les tentatives de désordre qui ont eu lieu depuis le 2 décembre”. Dérogeant à la loi, la circulaire sera légalisée par un décret du 5 mars suivant validant rétrospectivement la création des commissions mixtes, lequel est à son tour validé par la Constitution du 14 janvier 1852. Son article 58 dispose en effet que “les décrets rendus par le président de la République, à partir du 2 décembre jusqu'à cette époque, auront force de loi”. Cette double validation, a posteriori, jette évidemment un doute sur la légalité de l’institution.
Les juristes discutent également sur son caractère : tribunal ou simple commission administrative ? Les mots utilisés par la commission de la Manche dans son procès-verbal font pencher dans le sens d’une juridiction ordinaire. Si elle rend un “jugement”, elle résume certes son activité par un tableau des “décisions prises”, mais ce titre lui est imposé par la circulaire. Elle évoque un “inculpé” sur le sort duquel elle va “statuer”, et, finalement, “condamner”.
Mais sa composition la rapproche davantage d’un organe administratif. La circulaire adressée aux préfets par le ministère de l’Intérieur le 29 janvier 1852 annonce la création prochaine des commissions mixtes comme “une sorte de tribunal mixte, composé de fonctionnaires des différents ordres”. De fait la circulaire du 2 février émane conjointement des trois ministères de la Justice, de l’Intérieur et de la Guerre, et le procès-verbal de la commission de la Manche est signé, dans l’ordre, par le préfet du département, un général de brigade et le procureur de la République. La dominante administrative est évidente, renforcée par la primauté donnée au préfet, président de la commission et par le fait que celle-ci se tienne “en l’hôtel de la Préfecture”. La présence du procureur de la République de Saint-Lô (dans les chefs-lieux de département où siège une cour d’appel , le procureur général est membre de la commission mixte) est d’ailleurs significative, puisque ce magistrat est le représentant de l’exécutif, et à ce titre amovible. En outre sur le plan judiciaire, s’il dirige la poursuite, il ne juge pas, à la différence des magistrats du siège. Les principes de séparation des pouvoirs et de séparation de la poursuite et de la justice sont donc violés au vu de la composition de ces commissions mixtes formées dans presque toute la France - 82 départements - à l’exception de la Corse et de trois départements bretons. La composition mixte - associant chefs militaires, hauts fonctionnaires et magistrats les plus soumis au pouvoir politique - est tout à fait typique des juridictions politiques d’exception que connaît la France tout au long de son histoire. Il en est de même pour ce qui est de la procédure.

Une procédure d’exception

Sa première caractéristique est d'être expéditive. Sans doute la commission de la Manche est-elle exceptionnelle dans la mesure où, rendant compte de son activité le 20 février, elle n’a jugé qu’un seul individu et donc a eu tout le temps d'étudier son dossier, par “un long et mûr examen” des pièces. Mais, pour l’ensemble des commissions, la circulaire du début du mois avait demandé “que tout le travail soit terminé et le sort des inculpés fixé au plus tard à la fin du mois de février”. Dans quelques départements, les commissions prendront des décisions sur plus d’un millier d’individus en seulement quatre semaines.
L’examen de chaque cas se fait dans le secret et par écrit. La commission ne procède pas à des actes d’instruction, chaque dossier étant constitué de “documents judiciaires et administratifs”, soit le relevé des condamnations antérieures et surtout les rapports de surveillance de la police ou des renseignements divers sur la conduite publique et privée des intéressés. Toutefois, comme les inculpés ont été arrêtés généralement en décembre, ils ont déjà fait parfois, antérieurement, l’objet d’une instruction judiciaire avec interrogatoires, dépositions de témoins et confrontations. Toute cette procédure est transmise à la commission dont la tâche est de “juger” au vu des pièces écrites qui lui sont transmises. Les détenus ne sont pas entendus par la commission et, a fortiori, n’ont pas le droit de présenter leur défense par un avocat. Il semble toutefois qu’on leur accorde, dans quelques départements, la possibilité d’adresser des lettres au tribunal.
La commission de la Manche donne un bon exemple de violation du principe de non rétroactivité des lois pénales. En effet, parmi les charges relevées à l’encontre de Pierre Mouton, aucune n'évoque une quelconque action de résistance au coup d'État. On lui reproche en fait d’avoir été le “chef du parti socialiste dans la Manche” : il est condamné pour sa conduite antérieure au 2 décembre. D’ailleurs la décision, qui n’est pas motivée, est accompagnée, comme la circulaire le prescrit, d’observations résumant la délibération et comportant les motifs qui ont déterminé la commission à prononcer telle ou telle “peine”. La lecture de ces observations montre que la commission sanctionne un délit d’opinion : on trouve à son domicile des “journaux anarchiques”, “sa propagande s'étendait à tout le département” et les quelques armes et “crochets” que l’on trouve à son domicile - c’est un ancien militaire - sont supposées avoir été “probablement” rassemblées en vue d’un hypothétique pillage de l’arsenal de Cherbourg. Aucun délit précis n’est reproché à Mouton, mais seulement sa “conduite politique” et même sa “conduite morale” évoquée sans plus de précision. L’absence de référence à un quelconque article du Code pénal est significative : comme ailleurs, la commission de la Manche juge des “infractions” qui ne sont pas légales. Le ministère de la Justice a d’ailleurs répondu aux quelques magistrats qui s’inquiétaient de ce flou dans les motifs de poursuite, que le pouvoir des commissions était discrétionnaire et que leur compétence s'étendait à tous ceux par leurs actes ou leurs discours avaient même antérieurement au 2 décembre, préparé les populations au “désordre”. L’absence de légalité des infractions poursuivies, trait classique d’une justice d’exception, va de pair avec le non respect du principe de légalité des peines.

L'étendue de la répression

Le caractère politique des commissions mixtes se confirme à considérer la nature des “peines” prononcées, leur nombre comme leur effectivité, très tôt réduite par des mesures de clémence prises par l’Empereur.

Des mesures de sûreté

Le bilan officiel des décisions prises à l'échelle nationale présente la liste des mesures que chaque commission pouvait adopter, dans l’ordre de gravité décroissant fixé dans la circulaire du 3 février 1852. Deux d’entre elles traduisent assez bien la finalité des mesures prises et, en même temps, la limite de la compétence de ces tribunaux très particuliers. En effet, les chefs présumés et les insurgés ayant tirés sur la troupe sont renvoyés devant les conseils de guerre. De façon similaire, ceux suspectés de délits sont renvoyés devant les tribunaux correctionnels, quelques mineurs étant envoyés directement en maison de correction. Dans le cas d’indécision sur le caractère délictuel ou non des faits relevés dans le dossier, le parquet des tribunaux de première instance est laissé juge de l’opportunité des poursuites. Un peu plus de 1 500 “détenus politiques” retrouvent ainsi la voie judiciaire normale. Autrement dit, ces trois mesures apportent la confirmation que les commissions mixtes ne sont pas considérées comme un tribunal ordinaire prononçant des peines inscrites dans le Code pénal. Et de fait, les sanctions prises sont nouvelles et spécifiques aux commissions mixtes, selon la règle fréquente qu’une juridiction d’exception dispose de sa propre pénalité.
Ce sont avant tout des mesures de sûreté, mesures administratives se fixant pour objectif d’empêcher toute activité politique des inculpés et de préserver la société de leur influence jugée dangereuse et source de “désordre”. Plusieurs de ces mesures permettent ainsi l'éloignement du territoire. Il s’agit principalement de la “transportation en Algérie”, alors que la pénalité politique légale était la déportation dont une loi de juin 1850 avait même fixé le lieu (les îles Marquises).

De plus la transportation n’existe pas en droit commun : elle ne commence qu’avec le décret du 27 mars 1852, permettant d’envoyer en Guyane des condamnés aux travaux forcés pour des travaux de colonisation, et sera généralisée à l’ensemble des condamnés aux travaux forcés par la loi du 30 mai 1854. Mais dès les lendemains du coup d'État, le décret du 8 décembre 1851 avait permis de commencer à envoyer en Guyane et en Algérie des membres des “sociétés secrètes” comme des condamnés libérés en rupture de ban. Parmi les inculpés envoyés en Algérie, les uns seront assignés à résidence dans cette colonie (Algérie +), les autres étant laissé libre d’y résider où ils le souhaitent (Algérie -). L’exemple de Pierre Mouton, condamné à cette mesure, montre que la transportation touche surtout les militants politiques les plus actifs. Près de la moitié des détenus condamnés par les commissions mixtes sont concernés. Un petit nombre est transporté au bagne de Cayenne (Guyane) : ce sont principalement les insurgés repris de justice qui ont été pris les armes à la main. D’autres sont expulsés du territoire français (rejoignant ainsi les députés républicains proscrits au lendemain du coup d’Etat) - beaucoup vont résider dans les îles anglo-normandes, en Angleterre, en Suisse ou en Belgique - ou éloignés de leur résidence. L’expulsion du territoire, dans le droit français, ne visait jusqu’alors que les seuls étrangers condamnés. Les détenus estimés avoir été entraînés par les chefs socialistes sont internés dans une ville déterminée ou placés en surveillance de haute police. Un sur cinq est remis en liberté.
Le classement des inculpés se fait donc, pour reprendre les termes de la circulaire du 29 janvier 1852 “selon le degré de culpabilité, les antécédents politiques et privés, la position des familles des inculpés”. La commission de la Manche a suivi cette directive. Pierre Mouton est coupable d’avoir été le “chef du parti socialiste” dans le département, et une simple expulsion risquait de maintenir ses rapports “avec les gens de désordre” s’il résidait dans les îles anglo-normandes proches. “Offrant des dangers pour l’ordre public”, justification type d’une mesure de sûreté, il est condamné à la transportation en Algérie, mais en tenant compte de son âge (56 ans) et de sa qualité d’ancien officier de l’armée, on lui accorde la liberté de résidence dans cette colonie.

L’ampleur de la répression

Au total, le bilan des décisions prises par les 82 commissions mixtes est impressionnant. Elles ont statué sur le sort de 26 884 détenus politiques. Les contemporains avaient eu l’impression que leur nombre était plus élevé, certains républicains avançant le chiffre de 100 000 personnes, ce qui est nettement exagéré. Mais il faut aussi rappeler que parmi les personnes arrêtées en décembre 1851 et janvier 1852, beaucoup ont été libérées à la fin de janvier, la circulaire du ministère de l’Intérieur du 29 décembre de ce mois ayant donné “l’ordre à tous les préfets de faire mettre sur le champ en liberté tous ceux des détenus qu’ils jugeaient avoir été seulement égarés et pouvoir être relaxés sans danger pour la paix publique”. Le chiffre que nous avons porte donc uniquement sur les détenus estimés dangereux après ce premier tri et portés à la connaissance des commissions mixtes.
Cette remarque permet de nuancer les appréciations que l’on peut faire sur la sociologie des inculpés. Pour écarter la thèse conservatrice d’une jacquerie paysanne menaçant l’ordre social, les historiens républicains ont souvent mis en avant le fait que sur près de 27 000 personnes, on n’avait qu’une minorité de paysans : 5 400 cultivateurs, 1850 journaliers, soit guère plus du quart, alors que les artisans et ouvriers des villes et des bourgs sont majoritaires. Ce constat néglige le fait qu’une partie des personnes arrêtées a été relâchée, sans aucun doute les moins compromis, notamment les paysans ayant suivi les manifestations sans s’impliquer dans les heurts avec la troupe. La statistique minore d’autant plus la participation paysanne à l’insurrection de décembre que les autorités ont arrêté de préférence les militants démocrates, mieux représentés dans les couches bourgeoises et artisanales des villes.
Il reste que l’analyse du nombre d’inculpés jugés par chaque commission mixte souligne l’importance des soulèvements ruraux, particulièrement dans le Sud-Est, avec plus de 3 000 inculpés dans le Var, 1 600 dans les Basses-Alpes comme dans la Drôme, en Languedoc ( 2 800 dans l’Hérault), le Sud-Ouest et le Centre (Nièvre, Cher, Yonne). Dans les départements ayant accepté sans protestation le coup d'État, les arrestations sont peu nombreuses et se limitent à quelques cadres républicains, appartenant souvent aux couches bourgeoises, professions libérales ou fonctionnaires. Faiblement implantée dans la Manche, l’opposition donne un seul inculpé à la commission mixte, Pierre Mouton, ancien lieutenant-colonel.

Les mesures de clémence

La répression est massive et se veut adaptée au degré d’implication dans le mouvement de protestation contre le coup d'État. Mais après avoir frappé avec force et rapidité pour annihiler toute opposition au nouveau régime, le prince président prend très tôt des mesures de clémence, en jouant sur les ralliements et les soumissions de ceux qui veulent faire oublier leur “faute”, tout en se donnant le rôle du souverain magnanime qui, après avoir vaincu, sait pardonner à ses adversaires. Là encore, l’intervention du pouvoir dans l’exécution des peines caractérise la justice politique. Dès la fin mars 1852, trois commissaires sont envoyés dans le Sud-Est, le Sud-Ouest et le Centre pour réviser les décisions des commissions mixtes. Dans la première de ces régions, le conseiller d'État Quentin-Bauchart accorda plus de 3 400 grâces, et un millier d’autres sont accordées dans les deux autres. Des grâces présidentielles seront accordées ensuite, ponctuellement.
La comparaison des deux colonnes du bilan officiel des commissions mixtes, la première donnant les décisions qu’elles ont prises, la seconde, le “chiffre réel... au 30 septembre 1853” montre l’impact de ces mesures de clémence. Ainsi, près de la moitié des détenus ont été libérés avant la fin de 1853. Les transportés en Algérie, dont le nombre réel a été d’un peu plus de 6 000 - alors que les commissions en avaient prévu plus de 9 500 - ne sont plus que 3 000 un an et demi après leur jugement, la moitié d’entre eux étant revenus en France. Pour une part, ils ont été alors placés en surveillance, à considérer l’augmentation de cette catégorie. En fait, toutes les autres condamnations à une mesure de sûreté (hors la surveillance) ont été suspendues dans une proportion parfois supérieure à la moitié, et cela dans un délai relativement rapide. Naturellement, les personnes renvoyées devant des tribunaux, ayant commis des délits relevant du Code pénal, gardent des effectifs identiques, que leur dossier soit à l’instruction ou qu’elles aient été condamnées.

Conclusion

Frapper fort et massivement, à l’instant même de la crise, pardonner ensuite rapidement, telle est la politique répressive de Louis Napoléon Bonaparte et de son ministre Morny, organisateur du coup d'État. Elle implique la mise sur pied de tribunaux qui échappent très largement aux règles de droit. Les commissions mixtes, commissions administratives plus que tribunaux par leur composition - même s’il y a présence d’un procureur -, infligent de manière expéditive à des détenus politiques, sans même les faire comparaître, des peines inconnues au Code pénal pour des “infractions” qui ne le sont pas moins, puisqu’il s’agit, en fait, d'éloigner du territoire, d’assigner à résidence ou de surveiller étroitement tous les cadres et militants républicains qui avaient animé l’opposition à la République conservatrice et la résistance au coup de force du 2 décembre. Ces caractéristiques des commissions mixtes quant à leur composition, à la procédure, aux infractions et aux pénalités, comme à l’incertitude dans l’exécution des peines, se retrouvent, peu ou prou, dans la plupart des juridictions d’exception mises en place dans les périodes de troubles politiques importants.

Jean-Claude FARCY

Bibliographie

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