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La peine de mort en France : Deux siècles pour une abolition (1791-1981) 3/3

Pourquoi deux siècles pour supprimer la peine de mort ? Les raisons du retard 

Le mouvement abolitionniste a sans aucun doute joué un rôle important dans le déclin de la peine de mort. Si, au fil des années depuis le tournant de 1832, les jurys prononcent de moins en moins de condamnations capitales, si l’on s’achemine progressivement vers la non publicité des exécutions capitales - en 1951 un décret interdira toute information avant l’exécution, la presse ne pouvant rendre compte que du procès-verbal d’exécution -, c’est certainement que les partisans de l’abolition ont marqué des points. Ce rôle est certes difficile à mesurer, mais l’influence sur l’opinion se traduit au niveau des décisions des jurés, comme de l’évolution de la sensibilité à l’égard de l’exécution elle-même. On ne peut ici reprendre toute l’histoire de ce mouvement qu’il s’agisse de l’action des écrivains - de Victor Hugo avec la publication, entre autres, du Dernier jour d’un condamné en 1829 à Albert Camus (Réflexions sur la peine capitale, 1957) ou des criminalistes, de Charles Lucas (Du système pénal et du système répressif en général et de la peine de mort en particulier, 1827, écrit à 24 ans !) aux représentants de l’école de la Défense sociale après la Libération. 

Toutefois, force est de reconnaître qu’en France, ce mouvement n’a pas abouti à l’abolition. Pourquoi a-t-il fallu deux siècles pour l’obtenir ? Pourquoi ce retard de la France par rapport aux autres pays européens ? 

Poser cette question revient à se demander pourquoi l’abolition n’eut pas lieu avant 1981 - quelles raisons expliquent son maintien envers et contre tout ?- et pourquoi, précisément en 1981, l’abolition a été acceptée. 

On répondra à ces deux interrogations en prenant l’exemple du second grand débat parlementaire après celui de 1791, lorsqu’en 1906 l’arrivée au pouvoir des radicaux laisse espérer le succès de l’abolition qui finalement est repoussée, puis en analysant la situation de 1981 où l’arrivée de la gauche au pouvoir débouche cette fois sur l’abolition. L’analyse de ces deux exemples concrets permettra d’avancer des hypothèses explicatives relatives à une histoire française originale, spécifique dans le cadre européen. 
 

1) L’exemple du débat de 1906-1908 : l’échec de l’abolition 
 

a) De la proposition à la Chambre des députés au renoncement 

Le débat s’inscrit dans le contexte politique, pour la Troisième République, de l’arrivée de la gauche au pouvoir, au début du XXe siècle : Bloc des gauches en 1902, et surtout, aux élections de 1906, victoire des radicaux aux élections présidentielles (Armand Fallières) et législatives, avec la formation en octobre 1906 d’un gouvernement dirigé par G. Clemenceau. Or, la peine de mort figure dans le programme originel du radicalisme. Assurés d’une majorité parlementaire (radicaux et socialistes unifiés - SFIO depuis 1905), d’une volonté de combattre le conservatisme (application de la loi de séparation de l’Église et État de 1905), la gauche radicale paraît donc en mesure d’appliquer son programme, et de fait, dès les premiers moments la question de la peine capitale - très symbolique et donc susceptible de fédérer toutes les sensibilités de gauche à bon compte, alors qu’il y a de fortes divergences sur les questions sociales - est mise à l’ordre du jour. 

D’abord d’une manière détournée, par une initiative de députés socialistes qui dès décembre 1905 avaient déposé à la Chambre des députés un amendement budgétaire tendant à la suppression des crédits au bourreau. Le ministre radical de la justice, Guyot-Dessaigne, s’oppose au renouvellement de cette proposition en 1906 - la commission du budget l’avait repris en la justifiant par la nécessité de trouver des crédits pour l’assistance aux vieillards ...- , pour des raisons de principe : il faut obtenir une abrogation sur le plan légal, parce que c’est une question de principe, à grande valeur morale, et le garde des sceaux dépose donc un projet d’abolition de la peine capitale le 5 novembre 1906, projet qui s’ajoute à ceux de plusieurs députés (Jules Reinach, Paul Meunier) en juillet 1906. 

Une commission de réforme judiciaire est nommée, et un premier rapport - rédigé par Cruppi - favorable au projet, est publié en octobre 1907. La discussion du rapport n’est pas mise à l’ordre du jour de l’Assemblée, et on éprouve le besoin, en 1908 de remplacer le président de la commission par un rétentionniste, Castillard, qui produit trois rapports successifs et concluant tous dans le sens du maintien, en juin et début juillet 1908. La discussion commence alors au Parlement, en juillet, puis octobre, pour s’achever au début décembre. On retrouve dans ce débat les mêmes arguments que ceux exposés à la Constituante en 1791. Du côté des abolitionnistes : une peine immorale (la vie humaine est sacrée), irréparable en cas d’erreur judiciaire (c’est pour certains, comme P. Deschanel un argument décisif), la peine capitale n’est pas intimidante (d’autres pays européens l’ont abolie et les crimes de sang n’y ont pas augmenté), et la peine de substitution proposée (internement perpétuel avec une période initiale d’encellulement complet de six ans) le sera bien plus. Les rétentionnistes avancent la nécessité de la défense sociale (c’est un rempart contre l’armée du crime, d’autant que les crimes de sang sont à la hausse), le risque de l’erreur est minime, il y a de grand pays qui maintiennent la peine capitale (États-Unis, Autriche-Hongrie, Allemagne, Angleterre ; chaque camp revendique le cas belge...), et quoi qu’on en dise, c’est la seule peine qui « ôte avec certitude aux malfaiteurs incorrigibles le pouvoir de nuire à nouveau » (Castillard), alors que l’internement perpétuel ne sera pas perpétuel par le jeu des grâces et de l’évasion. 

Les nouveautés dans ce débat tiennent aux évolutions intellectuelles et au développement de la criminologie. Ainsi on fait un grand usage des statistiques, dans chaque camp, mais sans prendre en considération la longue durée, on se focalise sur les premières années du XXe siècle, avec la courbe montante des homicides, sans que la distinction entre la stabilité relative des assassinats et la montée des meurtres (non passibles de la peine capitale) soit toujours bien comprise. On trouve également de nombreuses références aux travaux des médecins et criminologues, particulièrement parmi les rétentionnistes, Barrès, par exemple, faisant allusion à l’école italienne, et se disant partisan de l’élimination des « déchets sociaux » que constituent les criminels : « La science nous apporte une indication dont nous tous, législateurs, nous savons bien que nous avons à tirer parti ; combattons les causes de dégénérescence. Mais quand nous sommes en présence du membre déjà pourri, quand nous sommes en présence de ce malheureux - malheureux, si nous considérons les conditions sociales dans lesquelles il s’est formé, mais misérable si nous considérons le triste crime dans lequel il est tombé -, c’est l’intérêt social qui doit nous inspirer et non un attendrissement sur l’être antisocial ». Et de conclure : « C’est par amour de la santé sociale que je vote le maintien et l’application de la peine de mort. » 

Au terme de la discussion, le projet du gouvernement est repoussé, le 8 décembre 1908, à une large majorité par 330 voix contre 201 sur 531 votants. Si l’ensemble de la droite catholique (l’abbé Lemire est bien seul à la Chambre pour défendre l’abolition) et conservatrice, les modérés (opportunistes) ont massivement voté pour le maintien de la guillotine, si les socialistes ont tous voté contre (alors qu’il n’y a pas encore de discipline de vote, cf. le discours de Jaurès), le parti radical s’est divisé, et une cinquantaine de ses députés ont basculé dans le camp rétentionniste. Comment expliquer ce revirement ? 
 

b) Les raisons : le contexte criminel et social 

La Chambre, comme le montrait l’évolution des positions de la commission de réforme judiciaire et ses rapports successifs, a cédé à un mouvement d’opinion, orchestré par une campagne sécuritaire dont le succès repose sur la représentation d’une criminalité violente en hausse devant laquelle la société semble désarmée, faute d’une répression efficace. On parle alors abondamment de la « crise de la répression ». 

C’est un crime particulièrement sordide qui va servir de point de départ à cette campagne. Le 27 janvier 1907, Albert Soleilland, petit bourgeois déclassé, assassine et viole la fillette de ses voisins et amis, Marthe Erbelding, âgée de 11 ans. Le crime est sordide et le Petit parisien du 15 février en résume bien les ingrédients : « Jamais peut-être crime n’émut si violemment l’opinion que l’exécrable forfait de Soleilland, attirant son innocente victime dans un piège, la violentant, l’outrageant de toutes les façons, l’étranglant ensuite et lui traversant enfin le cœur d’un coup de couteau ». Le quotidien va transformer ce fait divers en événement médiatique en faisant le symbole de la montée de la criminalité et de la démission des autorités, quand, après la condamnation à mort de Soleilland (juillet 1907), ce dernier est gracié par le président Fallières, le 13 septembre. Le journal dénonce alors la faillite de la justice, la « crise de la répression » qui laisse la population démunie face au crime, et fait appel directement à l’opinion pour qu’elle impose l’application de la peine capitale. Pour ce faire le journal organise un referendum (Etes-vous partisan de la peine de mort ?) à la fin septembre et au début novembre 1907. Il y a la volonté clairement exprimée de faire pression sur les débats à la Chambre : « notre referendum - est-il besoin de le dire ? - n’a aucun caractère politique, mais nous serions néanmoins très heureux que nos législateurs, dont beaucoup se sont également émus de la recrudescence des crimes dans notre beau pays de France, en fissent leur profit quand les résultats seront connus, et que le gouvernement tint compte des indications précises qu’il fournira... ». Opération commerciale, avec un concours de cartes postales et l’octroi de primes, le referendum se solde par un résultat impressionnant pour l’époque : plus de 1 400 000 bulletins, avec évidemment une nette majorité de bulletins OUI (près de 1 100 000) à la question posée. Ce plébiscite en faveur de la guillotine ne pouvait que donner des arguments aux modérés de la Chambre. 

Parallèlement, la campagne sécuritaire se manifeste par l’intermédiaire des jurys qui transmettent à la Chancellerie leurs vœux en faveur d’une application réelle de la peine et pour son maintien, en réaction contre les grâces, Fallières ayant gracié tous les condamnés au début de son mandant, en 1906 et 1907. Ces pétitions des jurys sont adressées au ministère tout au long des deux années 1907 et 1908 en fonction de la périodicité des assises et des événements : au début de 1907 on vise la politique de grâce du président de la République (les pétitions redoubleront à la grâce de Soleilland) et ensuite, en 1908, elles se radicalisent en réaction à une circulaire du Garde des Sceaux visant à interdire ce genre de manifestations. Il est probable qu’il faut voir, derrière les jurés, l’action des magistrats qui trouvent là l’occasion de prendre une revanche sur les républicains qui, dans les années 1880, ont pratiqué une vaste épuration de la magistrature. Sur un terrain qui est de leur compétence, la pénalité et son application, les magistrats trouvent, indirectement, le moyen de rappeler l’indépendance du pouvoir judiciaire. Mais aux pétitions des jurys s’ajoutent également celles de conseils généraux, de conseils municipaux, de syndicats patronaux et d’associations de commerçants. Toute une France de notables, d’élites provinciales - qu’on retrouve d’ailleurs dans les jurys - manifeste ainsi sa volonté d’une politique pénale plus répressive face au développement de la criminalité. 

L’inquiétude est en partie fondée, mais elle repose aussi sur des angoisses sociales plus profondes. Que la criminalité augmente, c’est un discours omniprésent, mais qui repose surtout, au plan statistique, sur l’accroissement de la récidive (en partie entretenue par son traitement judiciaire et policier via l’interdiction de séjour et une réinsertion impossible), particulièrement mise en valeur dans la grande presse ; sur la progression de la délinquance juvénile (les exploits des Apaches) et sur le développement de formes apparemment nouvelles, comme les bandes de voleurs qui écument certaines campagnes comme les bandits de Hazebrouck dans le Nord, les chauffeurs de la Drôme (directement évoqués par Georges Berry lors du débat parlementaire) ou les bandits d’Abbeville dirigés par Alexandre Jacob (voleur d’inspiration anarchiste à qui l’on impute 150 cambriolages). Or la province « terrorisée » selon le Petit parisien, c’est aussi celle qui, par l’intermédiaire des conseils généraux et des jurys pétitionne pour la peine de mort. Elle le fait en ayant aussi à l’esprit la crainte du mouvement ouvrier qui se développe alors sous une forme radicale (le syndicalisme révolutionnaire), avec des grèves qui se terminent souvent par une répression violente : le 2 juin 1908, les gendarmes répriment une grève des terrassiers des sablières de Draveil en faisant deux morts. La protestation débouche sur une grève dans le bâtiment et un mot d’ordre de grève générale lancé par la CGT ; fin juillet, de nouveaux incidents éclatent à Villeneuve-Saint-Georges faisant 4 morts et des centaines de blessés, avec l’arrestation de presque tous les responsables de la CGT. Ces troubles sociaux semblent ainsi prendre le relais de ceux des inventaires des églises des années précédentes, dans la France de l’Ouest, notamment, suite à la séparation de l’Église et de l’État. La montée du mouvement ouvrier inquiète d’autant plus les modérés et notables de province que le syndicalisme commence à gagner les milieux de fonctionnaires. De plus, 1907, c’est également la révolte des vignerons du Midi contre la mévente des vins, avec des foules impressionnantes : près d’un million de personnes le 9 juin à Montpellier, des centaines de milliers à Narbonne quelques jours après, un début de répression militaire se soldant par la défection d’un régiment local, le 17e d’artillerie de Béziers. Si l’on ajoute le contexte international (la révolution russe de 1905 et la crainte d’une contagion, la crise marocaine entre la France et l’Allemagne à propos du Maroc en 1905, suite à la visite de Guillaume II à Tanger) on comprend mieux les raisons profondes de ce sentiment d’insécurité que la grande presse, aux mains de républicains modérés, peut exploiter, en profitant d’un crime emblématique (celui d’un sadique tueur d’enfant), pour tenter d’infléchir, avec succès, la politique gouvernementale dans le sens d’une plus grande sévérité. C’est tout ce contexte qui explique le revirement d’une partie des radicaux, dont, il faut le rappeler, la base électorale se trouve particulièrement bien représentée dans cette France provinciale, rurale, particulièrement inquiète des bouleversements sociaux (urbanisation, montée du mouvement ouvrier) de cette période. Le spectre de l’anarchie, du désordre, allait dans le sens du maintien de la peine de mort, comme arme nécessaire de défense sociale. 

En outre, on peut se demander si les radicaux souhaitaient vraiment libéraliser, dans le sens de leur programme, les institutions et la politique pénale. Au pouvoir pendant une grande part du premier XXe siècle, ils maintiennent travaux forcés, relégation et peine de mort. Le contexte allait être différent en 1981. 
 

2) 1981 : L’abolition 
 

a) Une gauche qui tient ses promesses avec rapidité 

L’élection présidentielle de François Mitterand, le 10 mai 1981 voit, pour la première fois depuis 1958, l’arrivée au pouvoir de la gauche unie - du parti communiste aux radicaux. On peut même rappeler les grandes références du Front populaire ou de la Libération dans la mesure où la nouvelle majorité, confirmée lors des législatives de juin, est unie sur un programme commun de gouvernement à forte tonalité sociale (vaste programme de nationalisations), dans lequel figure l’abolition de la peine de mort. Celle-ci va être mise en œuvre rapidement, et constituer, avec le recul du temps, la mesure symbolique qui reste la plus emblématique du retour de la gauche au pouvoir, une des rares qui reste dans le souvenir de cette période. 

Le président et son ministre de la justice, Robert Badinter, sont des partisans convaincus de l’abolition, particulièrement motivés pour l’inscrire dans la loi, notamment le second qui s’est fait depuis les années 1970, l’âme de cette cause, en assurant la défense de condamnés à mort (comme Buffet et Bontems en 1972, suite à la prise d’otages dans la centrale de Clairvaux). Dès fin août 1981 le projet est mis à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale qui en discute, les 17-18 septembre - les 28-30 septembre au Sénat -, en l’adoptant. Le débat se fait sans passion excessive, sans opposition réelle, et reprend les argumentations attendues, telles celles développées dans la presse dans les années précédentes. Par exemple, Le Monde, en faveur du projet, relativise la responsabilité du criminel en mettant l’accent sur le caractère criminogène de la société. Au sujet d’une condamnation à mort par les assises du Pas-de-Calais (22 mai 1981, viol et assassinat de mineure), le journaliste insiste sur le « passé lourd » du coupable qui « s’accuse d’une centaine d’agressions commises sur des adolescents et aussi sur des jeunes femmes », et qui, déjà condamné, avait suivi plusieurs traitements psychiatriques. Il est présenté comme un malade qu’il convient de guérir et non d’éliminer. À l’opposé, le Figaro analyse le crime comme la conséquence de la crise morale de la société incapable d’imposer son autorité : la gravité, l’atrocité du crime commis impose de faire un exemple pour retrancher du corps social un monstre dont l’intégration est impossible. « Il s’agit d’éliminer définitivement des individus très dangereux, sans plus de haine ni de sympathie qu’à l’égard de vipères ou de chiens enragés. Invoquer la dignité humaine à leur propos n’a pas plus de sens que d’invoquer la dignité vipérine. » (4 septembre 1981). Et de faire référence à l’éthologie, à poser la question de la formation de la cruauté dans le « néo-cortex » (« Il s’agirait de rechercher si des êtres humains naissent ou non virtuellement criminels ou comment ils le deviennent »). Vieux programme, dans le prolongement d’une certaine criminologie développée au siècle précédent. Ce discours s’inscrit tout naturellement dans un autre qui met en avant la montée de la criminalité : « Depuis plusieurs mois, des loubards créent un insupportable climat d’insécurité dans la région lyonnaise... la police, manifestement laisse faire... En réalité, l’abolition de la peine de mort est l’un des leurres transmis par le XIXe siècle : en donnant l’exemple de la mansuétude aux criminels, l’on devait désarmer leurs bras. Mais aujourd’hui, il est prouvé, reconnu que l’abolition de la peine de mort ne désarme pas la criminalité. Tout au contraire, elle progresse au fur et à mesure que la répression devient plus complaisante... ». Et de conclure : « Le pouvoir socialiste dynamite toutes les règles au nom de la liberté : il détruit la notion d’ordre au nom de la démocratie... le régime nous conduit lentement, mais inexorablement à la décadence et au chaos. » (18 septembre 1981). 

En fait le Figaro, comme le Monde, sont déjà convaincus que l’abolition ne fait aucun doute, annoncée par les premières décisions de grâce. 

Le débat parlementaire s’inscrit dans ce cadre, les adversaires du projet mettant l’accent sur la défense sociale (assimilée à la légitime défense), se référant à une opinion publique majoritairement hostile (appel à la France profonde et au sentiment d’insécurité), sur l’absence de peine de remplacement, alors que les abolitionnistes reprennent les arguments classiques de l’erreur judiciaire, du caractère sacré de la vie humaine (la peine de mort est contraire aux droits de l’homme) et de l’évolution générale vers la suppression de la peine capitale, la France restant alors, en Europe, la seule avec la Turquie à maintenir la peine si l’on tient compte des abolitions de fait. Le fond du débat est bien celui rappelé dans l’opposition Le Monde/Le Figaro et résumé dans l’intervention de Robert Badinter : « Il s’agit bien, en définitive, dans l’abolition, d’un choix fondamental, d’une certaine conception de l’homme et de la justice. Ceux qui veulent une justice qui tue, ceux-là sont animés par une double conviction : qu’il existe des hommes totalement coupables, c’est-à-dire des hommes totalement responsables de leurs actes et qu’il peut y avoir une justice sûre de son infaillibilité au point de dire que celui-là peut vivre et que celui-là doit mourir...cette sorte de loterie judiciaire, quelle que soit la peine qu’on éprouve à prononcer ce mot quand il y va de la vie d’une femme ou d’un homme est intolérable... Parce qu’aucun homme n’est totalement responsable, parce qu’aucune justice ne peut être absolument infaillible, la peine de mort est moralement inacceptable. ». On connaît le résultat : 363 voix pour le projet, 117 contre sur 486 votants, une partie de l’opposition (dont J. Chirac) votant l’abolition, ce qui, par rapport au précédent débat parlementaire, celui de 1908, permet déjà d’avancer une hypothèse sur le succès, cette fois, des abolitionnistes. 
 

b) Les facteurs 

Sans doute faut-il faire la part des hommes, notamment de Robert Badinter qui symbolise, à juste titre, cette mesure phare adoptée par la gauche dès son arrivée au pouvoir. Il a joué un rôle déterminant, en plein accord avec le Président de la République, dont il est l’un des proches depuis longtemps, non seulement dans l’argumentaire mais surtout dans la stratégie adoptée qui est fondée sur l’idée de rapidité. Et, de fait, en moins d’un mois, l’affaire est terminée, même si ce projet est venu après d’autres mesures, et qu’il fallut attendre août pour le mettre en route. C’est d’ailleurs le précédent de 1908 dont Robert Badinter s’inspire pour aller vite, afin de couper court à toute longueur pouvant conduire à terme à l’enlisement et au renoncement : « J’ai été voir le Président de la République pour lui en parler longuement : « Tout le monde sait que vous êtes partisan de l’abolition et que, étant partisan de l’abolition, vous gracierez les condamnés à mort. Par conséquent, les jurés sachant que vous gracierez s’ils condamnent à mort, condamneront à mort bien plus fréquemment ». Et les partisans de la peine de mort tireront argument de cet accroissement du nombre de condamnations à mort pour dire : « Eh bien, vous voyez bien qu’il ne faut pas renoncer à la peine de mort, puisque les jurés la prononcent de plus en plus fréquemment ». Donc, ce sera une situation politique intenable, absurde de surcroît. Il faut procéder à l’abolition tout de suite ». Dans une autre interview, le même dit : « j’ai très vite compris qu’il fallait réformer en tir groupé et vite. Je sentais bien qu’au bout de quelques mois, le groupe socialiste n’aurait pas le courage de me soutenir ». Cette stratégie de la rapidité - qui implique une abolition pure et simple, sans peine de remplacement dont la discussion aurait enlisé le débat - a été payante, évitant le piège de la manipulation des jurés et de l’opinion au travers de crimes atroces, à l’égal de celui de Soleilland qui avait tant pesé sur l’issue du débat de 1908. 

Ensuite, second facteur, le débat de 1981 est court, sans passion, parce qu’il a déjà eu lieu les années précédentes en 1977-1979, sur le plan administratif et politique, notamment à l’occasion d’affaires judiciaires ayant eu un grand retentissement dans l’opinion, celles d’assassinat d’enfants violés ou torturés. C’est le procès de Christian Ranucci (exécuté en juillet 1976), pour lequel la condamnation n’enlève pas tout à fait le doute sur la culpabilité, et qui mobilise les abolitionnistes avec l’argument de l’erreur judiciaire. Puis le procès de Patrick Henry, pour des faits similaires, défendu par le même Robert Badinter, devant la cour d’assises de l’Aube, en janvier 1977 et qui débouche sur un verdict refusant le châtiment suprême. Le débat a lieu dans les commissions (celle de la réforme du code pénal, au comité d’études sur la violence), mais ne débouche, par suite des manœuvres du gouvernement et de son ministre de la Justice (A. Peyrefitte), que sur un seul débat d’orientation au Parlement (été 1979) et finalement sur une loi très sécuritaire (Loi dite Sécurité et liberté) l’année suivante. Mais dans ces dernières années de la décennie 1970, on voit très bien que la contestation de la peine capitale s’est élargie au-delà des rangs de la gauche : une partie de la droite a rejoint ce combat, de même que l’Église catholique qui a complètement basculé avec les autres églises dans le camp abolitionniste, et même au sein de la magistrature la position des syndicats (Syndicat de la magistrature surtout) montre bien que les positions rétentionnistes traditionnelles sont entamées. Il n’est pas jusqu’à quelques sondages (dans les années 1960, hors affaires sensibles) qui montrent un recul de la peine de mort dans l’opinion. Bref, sinon au sein de l’opinion, du moins parmi les élites, la situation était mûre pour l’abolition. 

Enfin, la situation du pays diffère de celle de 1908, au point de vue du sentiment d’insécurité qui est toujours mobilisé avec bénéfice par les tenants du maintien de la peine capitale. Ce sentiment n’est pas au cœur de la campagne présidentielle et législative de 1981 : ce sont les problèmes de l’emploi, du chômage, des conséquences de la crise économique née au milieu des années 1970 qui sont sur le devant de la scène, avec un programme de la gauche estimé apporter des solutions. Contrairement à 1936, ou aux lendemains de la Libération, la gauche arrive au pouvoir sans mouvement populaire : il n’y a pas de grèves, et la perspective d’une révolution (agitée à droite) paraît bien lointaine, d’autant que le parti communiste est affaibli. Preuve en est d’ailleurs, qu’en moins d’un an, une pause est faite dans l’application du programme électoral et que va s’amorcer rapidement un retour au libéralisme économique. Il n’y a pas de mouvements sociaux à caractère révolutionnaire, comme l’avait été le printemps 1968, la Libération, 1936, ou même 1907-1908 comme on l’a rappelé. L’abolition se fait à un moment où l’angoisse d’un bouleversement de la société n’inquiète pas vraiment l’opinion. 
 

3) Le poids du contexte révolutionnaire de l’histoire française 
 

La comparaison entre les deux situations - 1908 et l’échec, 1981 et le succès de l’abolition - est instructive et conduit à réfléchir, pour expliquer le retard français, au poids du contexte, celui d’une histoire de France fortement marquée par la Révolution fondatrice de 1789 (avec la période de la Terreur) et par les mouvements sociaux et politiques dont la radicalité débouche souvent sur des changements de régime à caractère révolutionnaire. Dans un tel contexte, on l’a déjà vu lors du débat à la Constituante, l’arme de la guillotine est considérée comme utile pour éliminer les adversaires politiques et pour contenir un peuple rebelle. Et, seconde remarque, force est de constater que c’est la gauche - qui s’inscrit, à des degrés divers, dans l’héritage révolutionnaire, - qui porte politiquement, pour l’essentiel, le mouvement abolitionniste. 
 

a) Peine de mort et répression politique 

On a relevé combien dans les premiers plaidoyers pour l’abolition - chez Beccaria comme chez les Constituants tels que Robespierre ou Duport - la peine capitale restait une nécessité lorsque l’État est menacé dans ses fondements, que les institutions sont en péril, en cas de conspiration, complot, etc. En matière politique, la peine capitale est donc justifiée. Elle a été utilisée, massivement, avec cette justification pendant la période de la Terreur. Et elle l’a été par la suite par tous les régimes successifs, sans exception. Avant 1848 : au début de la Restauration, avec la mise en place des cours prévôtales comme avec l’exécution d’opposants (maréchal Ney en 1815, les quatre sergents de la Rochelle en 1822) comme sous la monarchie de Juillet avec les nombreux procès de la Cour des pairs contre les auteurs d’attentats contre le roi, procès qui se terminent souvent par l’exécution de leurs auteurs (Fieschi en 1836). Mais aussi après 1848, ce qui est d’autant plus étonnant qu’une des premières mesures prise au lendemain de février 1848 a été l’abolition de la peine capitale en matière politique (décret du 28 février), la peine devant la remplacer étant celle de la déportation (1850). Mais tout dépend de la définition du crime politique, et dès juin 1848 après l’écrasement militaire de la révolte des ouvriers des quartiers Est de capitale (se soulevant contre la suppression des ateliers nationaux), si la répression se fait pour l’essentiel par mesure de sûreté (transportation de milliers d’insurgés en Algérie), la répression judiciaire vise certains insurgés. Notamment ceux qui ont abattu, sur une barricade, le général Bréa commandant les troupes chargées de la répression : la Cour de cassation estime que « l’accession de ces faits odieux, qui constituent des crimes de droit commun, fait perdre au délit politique son caractère exceptionnel ». Trois des cinq accusés furent exécutés et Victor Hugo peut écrire (Choses vues) : « L’exécution se fit en grand appareil. Constatons ce fait : la première fois que la guillotine osa se montrer après Février, on lui donna une armée pour la garder. Vingt-cinq mille hommes, infanterie et cavalerie, entouraient l’échafaud ; deux généraux commandaient. Sept pièces de canon furent braquées aux embouchures des rues qui aboutissaient au rond-point de la barrière de Fontainebleau. » 

Ce revirement est tout à fait symbolique d’une des attitudes adoptées pour vider de son contenu la mesure prise en février 1848 : il suffit de qualifier de droit commun un délit ou un crime commis dans un but politique. C’est la tactique qui sera adoptée lors de la répression des attentats anarchistes dans les années 1890, et lors du débat parlementaire de 1908 c’est tout à fait à juste titre que Barrès réplique aux députés radicaux qu’ils ont eu l’occasion d’appliquer leurs positions abolitionnistes, quand a eu lieu le procès de l’anarchiste Auguste Vaillant qui avait lancé une bombe au Palais Bourbon en 1893... Le procédé - criminaliser l’opposition politique - sera repris, mais hors application de la peine de mort, contre les communistes dans l’entre-deux-guerres. 

L’autre solution, pendant les périodes de guerre ou de guerre civile, est d’utiliser la voie de la répression par la justice militaire. C’est la solution adoptée dans la répression sanglante de la Commune de Paris, les victimes les plus nombreuses n’ayant pas été tuées au combat, mais à l’issue immédiate de ceux-ci par les jugements en cours martiales des Communards pris les armes à la main ou dont les mains gardaient encore l’odeur de la poudre : au moins une dizaine de milliers de d’entre eux furent ainsi exécutés par une justice des plus sommaires, en moins d’une semaine. Parmi les dizaines de milliers de partisans ou sympathisants de la Commune qui sont ensuite arrêtés, les cas estimés les plus graves, notamment pour les chefs, passent en conseils de guerre (22 siégeant pendant plusieurs années) qui prononceront une centaine de peines de mort, dont 23 exécutées. Les conseils de guerre seront de retour pendant la première guerre mondiale, notamment pour réprimer les mutineries au front mais également quelques faits d’espionnage ou de trahison qui ont une connotation politique certaine. On sait qu’en 1939, ces faits deviennent à nouveau passibles de la peine capitale. 

Mais avec la seconde guerre mondiale et le régime de Vichy, c’est une législation ad hoc, avec la multiplication d’infractions politiques et de juridictions d’exception - des sections spéciales chargées explicitement de réprimer les « menées communistes et anarchistes », instituées en août 1941, jusqu’aux cours martiales de janvier 1944 sous la tutelle de la Milice - qui étend considérablement l’application de la peine de mort dans la lutte contre la Résistance, sans compter les exécutions sommaires et les déportations d’opposants vers les camps de concentration nazis qui équivalent souvent à la peine de mort. D’où, dans la période de la Libération, une réaction en sens inverse, avec des tribunaux populaires qui en l’absence d’État, pratiquent une « justice » proche du règlement de compte, cette période de l’épuration sauvage se soldant, pendant l’été 1944, par plusieurs milliers de victimes. On estime que plusieurs centaines de tribunaux illégaux ont fonctionné et sont responsables d’un millier de condamnations à mort sur 8 à 9000 morts, résultat de cette épuration non légale. C’est en grande partie pour canaliser cette réaction populaire que les Cours de justice sont mises en place : jugeant avec des formes légales, mais sous la pression des mouvements de Résistance au début, ces juridictions prononcent 3 900 condamnations à mort par contumace, un peu plus de 2 800 contradictoires dont 767 seront exécutées, avec un nombre équivalent suite à des condamnations par les tribunaux militaires. 

La guerre d’Algérie est à nouveau l’occasion d’une répression politique usant de la peine capitale. Surtout à l’égard des nationalistes algériens dont la guerre d’indépendance est criminalisée, d’autant plus qu’usant de la force du faible, elle pratique la guérilla et le terrorisme. Les tribunaux militaires ont la charge de la répression « légale », une répression qui fait fi de la légalité (aveux obtenus par la torture) et masque à peine une élimination sans jugement des suspects (corvées de bois). Quand le gouvernement français se décide à reconnaître l’indépendance algérienne, la répression se retourne contre les auteurs d’attentats de l’OAS, issus d’une partie des cadres de l’armée : c’est ainsi que la dernière exécution politique française est, en mars 1963, celle du colonel Jean Bastien-Thiry qui avait l’année précédente tenté d’assassiner le chef de l’État. 

Ce rapide survol des périodes tourmentées de l’histoire française montre que la peine de mort a constamment été utilisée comme arme politique pour réduire des adversaires politiques. Pour mater les mouvements révolutionnaires ou patriotiques (juin 1848, Commune, Résistance) principalement, ou pour sanctionner les collaborateurs (Libération). Dans la mesure où la peine se justifie, sans état d’âme, contre des adversaires politiques, on peut se demander si cela n’a pas influé sur son maintien en matière de droit commun. 
 

b) La sociologie des exécutés : le quart monde 

D’autant plus que les « victimes » sont assez souvent, socialement, des représentantes de couches populaires : juin 1848, Commune, Résistance sont des mouvements qui veulent incarner la résistance populaire à une oppression (sociale ou nationale) et qui ont d’ailleurs un programme social très avancé, qui sert encore aujourd’hui de référence aux mouvements contestant l’organisation présente de la société. Du côté de ceux qui répriment ces mouvements, on n’est pas loin de considérer que c’est la canaille, la populace, les barbares, les classes dangereuses qui se rebellent et qu’il faut mettre à la raison. Très souvent d’ailleurs les élites criminalisent ces mouvements sociaux ou révolutionnaires, insistant sur leurs liens avec le milieu criminel. À titre d’exemple, très significative est une remarque faite en 1908 par un médecin, le docteur A. Corre, à l’occasion du compte rendu de l’ouvrage de Lacassagne sur Peine de mort et criminalité, paru la même année (Archives d’anthropologie criminelle, 1908, p. 230-241). Il dénonce la « pitoyabilité » des abolitionnistes à l’égard des condamnés à mort, expression d’une philanthropie mal placée, et ajoute : « il ne convient pas qu’elle soit déversée sur une catégorie, complaisamment appelée celle des prolétaires et des miséreux, que l’on transforme en caste d’exploitation, dont on exalte les appétits, que l’on pousse vers le parasitisme et la délinquance, vers les conditions les plus antisociales au nom du socialisme. ». On se rappelle également la conception pessimiste de l’homme chez les rétentionnistes, plus ou moins partisans de l’élimination des dégénérés, des irrécupérables. 

Or si l’on fait la sociologie des condamnés à mort, comme Jean-Michel Bessette l’a fait, force est de constater que cette « plaie du corps social » émane principalement du quart monde. Faisant le bilan des 3 dernières décennies d’exécutés, il dresse le portrait d’un homme jeune, le plus souvent célibataire, issu du milieu populaire, voire prolétarien, presque toujours un travailleur manuel, et près d’une fois sur deux né hors de France. Ce tableau d’un quart monde a été fait également par R. Martinage pour le département du Nord. D’où les formules percutantes de Jean-Michel Bessette : « la guillotine apparaît alors clairement pour ce qu’elle est : l’expression ultime, et mutilatrice, de l’emprise d’un groupe social sur un autre », elle opère « la liquidation physique des éléments parmi les plus aliénés du système social ». Constatant que la statistique sociale des guillotinés ressemble comme un sœur à la plupart des statistiques sociales, il voit dans la guillotine « l’ultime instrument d’oppression d’un groupe sur un autre, l’épreuve dernière par laquelle le peuple perdait la face. » 

Cette thèse prête sans doute à discussion, mais elle a le mérite de nous rappeler que le maintien de la peine capitale s’inscrit sans doute, pour une partie plus ou moins importante des élites ou des classes dominantes dans le souci de maintenir le peuple en respect, un peuple dont l’histoire montre qu’il a tendance, périodiquement, à se révolter contre une oppression politique, sociale ou nationale. 
 

c) La gauche, l’abolition et le contexte révolutionnaire 

Si cette hypothèse est exacte, on comprend mieux pourquoi c’est la gauche, qui se veut la représentante des intérêts populaires, qui est très majoritairement - et quasi exclusivement jusqu’aux années 1960 - abolitionniste. Et, de fait, le rappel historique réalisé le montre : c’est au début de la Révolution, parmi le parti patriote le plus avancé qu’on trouve les partisans de l’abolition (Robespierre) ; ce sont les premiers radicaux qui la proposent à la fin du Second Empire, c’est lors de la victoire radicale que la proposition est portée au Parlement en 1906... Notons aussi que c’est lors des mouvements populaires influents sur la scène politique que cette revendication est faite : au début de la Révolution française en 1791, au lendemain de la révolution de juillet 1830, de celle de 1848 (et un premier succès obtenu en matière politique), et au printemps 1871, quand les Communards découvrant les guillotines que Crémieux avait commandées, les brûlent, place Voltaire, le 6 avril 1871, Henri Rochefort déclarant à cette occasion que l’heure n’était « plus à couper les têtes mais d’ouvrir les intelligences ». 

Portée par les mouvements populaires et la gauche, l’abolition ne l’a cependant emporté qu’après une très longue période. Alors pourquoi seulement en 1981 ? Quelle différence entre 1981 et les autres périodes où des partis marqués à gauche (au sens radical du terme, c’est-à-dire prenant réellement en compte la défense des classes populaires) ont été au pouvoir ? Au XIXe siècle et jusqu’à la guerre de 1914, ces périodes ont été très courtes, presque toujours à la suite de révolutions (1789, 1848, 1871). La victoire de la République dans les années 1870 est celle de bourgeois modérés. Le passé révolutionnaire est très présent dans les esprits, il l’est encore lors du débat de 1908 où les références de Jaurès à Robespierre suscitent les exclamations dans les rangs de droite, de la gêne parfois sur les bancs des radicaux. Le mouvement ouvrier, inspiré de doctrines marxistes ou libertaires (le syndicalisme révolutionnaire) fait peur dans les classes dirigeantes. On craint la révolution, surtout lorsqu’elle gagne à l’étranger, en Russie, temporairement en 1905, puis très durablement après 1917 en s’étendant au lendemain de la seconde guerre mondiale. Peu importe si la réalité des pays alors communistes est sans doute très éloignée de l’idéal d’une société libre et juste qu’ont les classes populaires en France, ce qui importe c’est qu’un tel horizon entretient une espérance révolutionnaire qui inquiète les classes dirigeantes, surtout quand cet horizon paraît se rapprocher en 1936, puis à la Libération. 

Or depuis la parenthèse de la Libération, la gauche dans son ensemble, intégrant le parti communiste qui se veut révolutionnaire, n’a jamais eu le pouvoir, 1968 n’ayant pas entraîné un changement de régime politique. En 1981, la coalition de gauche est dominée par le parti socialiste : le parti communiste est affaibli, en écho à la perte de prestige du modèle soviétique. À considérer l’histoire sur une longue durée, on a l’impression qu’alors le temps des révolutions est achevé. Dans la mesure où les bases de la société libérale (au sens économique de l’expression) ne sont pas réellement remises en cause, la peine de mort ne devenait plus une nécessité politique : l’abolition en matière de droit commun pouvait être votée en 1981. 

Cette hypothèse peut être discutée, et elle nécessiterait des études comparatives, avec l’histoire de la peine capitale dans d’autres pays. Mais, même discutable, elle cherche l’explication du retard français, souvent remarqué, quant à l’abolition de la peine capitale, dans la spécificité de l’histoire de notre pays. Or c’est justement l’une des originalités de l’histoire française que d’avoir été marquée par une Révolution radicale pour imposer une société bourgeoise, de libéralisme économique, et par une succession de changements de régime réalisée très souvent lors d’insurrections populaires. Et à lire les écrits des rétentionnistes, il est clair que la guillotine, supposée exemplaire pour lutter contre la criminalité, est perçue aussi comme une machine de gouvernement, utile pour tenir en respect le peuple et le réprimer au besoin. Il nous semble que c’est en ne séparant pas usage politique et usage pénal classique de la peine de mort que l’on comprend mieux pourquoi il a fallu deux siècles - d’une histoire tourmentée jusqu’à la Libération et aux années 1960 - pour que la France suive la majorité des états européens dans la voie de l’abolition. 
 

Jean-Claude FARCY
 

Bibliographie sommaire



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