Extrait du journal écrit par Stéphane Fuchs (prisonnier politique) au quartier cellulaire d’Eysses entre le 19 février et le 30 mai 1944 (archives de l’amicale d’Eysses)
Perdons-nous notre temps en prison ?
Si ce titre peut paraître à la majorité d’entre nous une plaisanterie d’un goût douteux, je tiens cependant à le mettre en évidence car il pose d’emblée un problème auquel je ne crois pas inutile de réfléchir. À l’heure où de grands événements se préparent, à l’heure où l’aube de la Libération semble proche et où toutes les énergies vont être nécessaires à la France pour chasser l’envahisseur, nous ressentons plus que jamais la douleur d’être inutiles, impuissants, enfermés. Nous sommes fiers, mais aussi un peu jaloux en pensant aux exploits des groupes francs et des maquisards qui peuvent participer autrement, glorieusement à la lutte, alors que nous nous engourdissons physiquement et moralement. À l’heure où s’ouvriront enfin les portes, quelle part pourrons-nous prendre à la lutte ? Arriverons-nous après la bataille comme les carabiniers d’Offenbach ? Serons-nous amoindris, incapables de tenir la place que nous voudrions au côté de nos frères endurcis par des années d’action ? Pourrions-nous au contraire tirer de cette expérience des ressources nouvelles et apporter une contribution active à cette oeuvre de libération et de reconstruction ? Peut-être cela dépend-il un peu de nous, même dans les conditions où nous nous trouvons… À nous de réagir, de faire de la culture physique, de la course à pied dans nos modestes préaux. À nous maintenant qu’il fait chaud de nous doucher et de nous frictionner énergiquement pour activer la circulation. Nous n’atteindrons peut-être pas ainsi la grande forme mais nous serons capables de reprendre vite notre place et nous y aurons gagné au moins de bonnes habitudes et une victoire de notre volonté.
Est-ce là tout ?... nous avons appris à ne pas être des esclaves de ces plaisirs. Nous saurons sans hésiter et presque sans y penser nous priver de tout si les besoins de la lutte l’exigent. Nous saurons que bien peu de choses sont indispensables… Nous entendons parfois autour de nous des camarades se plaindre “on s’abrutit en prison... on s’empoisonne en cellule”… Cependant, ce qui est un défaut peut devenir une qualité et notre vie intellectuelle toute entière peut en tirer avantage… Savoir lire ! Quelle source inépuisable de joie… Voilà une occupation d’ordre supérieur à laquelle bien peu d’entre nous ont eu le temps de se livrer autrefois… Et ainsi, nous n’aurons peut-être pas tout à fait perdu notre temps... en cellule ! (La lecture, la conversation sont les deux grandes occupations de notre vie recluse).
Conversations, bavardages avec nos compagnons, c’est là que la plupart d’entre nous peuvent constater combien les relations que nous avions avec les autres étaient superficielles lorsque nous étions libres. Libres, nous fréquentions, et c’était bien naturel nos amis et nos compagnons de travail, chez tous plus ou moins, nous retrouvions la même préoccupation et par là, la même opinion liée au milieu commun dans lequel nous évoluions. Les autres, nous ne les évitions pas, mais c’étaient les occasions de les rencontrer et surtout de pouvoir parler librement de tout qui étaient rares. Ici nous sommes réunis à la fois par la force des événements et par une grande communauté de base dans nos idées. Tout, bien souvent dans la vie nous aurait séparé, nous avons évolué dans des milieux différents pratiqué des professions diverses, nous avons eu des goûts, des activités, des préoccupations de toute nature. Nous avons réagi de manières différentes aux grands problèmes de la vie. Libres, nous étions souvent surpris de voir les autres penser autrement que nous, nous les désapprouvions, souvent nous étions prêts à entrer en lutte contre eux. Presque jamais nous n’avions le temps ni la volonté de vraiment chercher à les connaître et à les comprendre. Ici tout nous rapproche. À la fois les petites misères de la vie quotidienne et les principaux [?] parmi les grands problèmes de demain. Ici nous pouvons et nous avons le devoir de parler librement...
Apprendre à se connaître est une joie et un devoir. C’est une joie, car en chaque homme que nous découvrons, il y a quelque chose que nous ne possédons pas et dont nous pouvons tirer à tous points de vue un grand profit : c’est la somme de ces expériences passées et de ces réactions humaines devant la vie. C’est un devoir aussi d’apprendre à nous connaître, car ce n’est pas seulement demain, c’est dès aujourd’hui que doit commencer le grand travail de reconstruction de la France. Et la France ne sera libre, forte et heureuse que dans la mesure où tous les hommes de bonne volonté sauront s’unir dans un même effort de compréhension. Se connaître pour pouvoir se comprendre, se comprendre pour pouvoir s’estimer. Et voilà déjà un grand moyen d’éclairer l’avenir. Que ceux qui n’ont pas profité de leur séjour en prison pour faire cet effort bien facile comprennent qu’ils ont perdu une occasion unique d’ouvrir leur esprit et de servir la France… Une France libre, forte, heureuse. C’est peut être une simple formule pour bien des gens qui jamais n’ont eu l’occasion d’y réfléchir, mais pour celui qui entre les murs d’une cellule a pris la peine de se pencher sur ces pensées, ces mots sont une réalité rayonnante digne de tous les sacrifices. Ils l’avaient bien compris ceux qui tombèrent héroïquement et qui pour toujours nous montrent notre chemin et notre devoir.