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Les prisons de Guillaume Apollinaire

Les mauvaises fréquentations de Guillaume

Franck Balandier

L’histoire se passe au début du vingtième siècle à Paris. L’homme dont il est question se nomme Wilhelm Apollinaris de Kostrowitzky. Jusque là, tout va bien. Il écrit des poèmes et toutes ces sortes de choses qui ne servent à rien. Il signe Apollinaire, Guillaume de son prénom. 


Après sa mort, on le trouve dans les manuels scolaires. Côté poésie. Avec son “Pont Mirabeau”, il fait un malheur. Encore aujourd’hui. À la limite, il aurait pu n’écrire que ça. Parfois, on ne connaît des gens que l’écume du fleuve. Sous le Pont Mirabeau, pourtant, coulent d’autres mots, moins connus, moins accessibles peut-être. Sous le Pont Mirabeau, il y a tous les verbes et toutes les pages écrites. C’est ailleurs qu’il faut fouiller. Dans le lit du fleuve. Là où les remous sont les plus forts. Là où la légende dérape. Là où l’histoire commence.

L’histoire se passe en septembre 1911. Précisément du 7 au 12 septembre 1911. Six jours de l’existence d’un poète. Six jours à l’ombre de son œuvre. Six jours seulement. L’histoire se passe en prison. À la Maison d’arrêt de Paris La Santé. Au début, on ne comprend pas tout. À la fin, on n’est pas sûr non plus d’avoir tout compris. L’histoire se révèle par bribes et par énigmes, en couches successives. Comme une affiche qu’on décolle, qui laisse apparaître, derrière, d’autres squames plus anciennes. Ce sont des géologies profondes qui, loin d’éclaircir, obscurcissent parfois.

Le séjour d’Apollinaire en prison est de courte durée, mais l’expérience n’en demeure pas moins fondamentale pour les traces qu’elle laisse dans son œuvre et dans sa vie.

On retient surtout du poète, le patriote qui s’engagea plus tard pour la France avec, pour finir, cette blessure glorieuse, une petite étoile au front qui annonce la mort. Les légendes se construisent sur des omissions et des réputations. C’est dans la naphtaline d’une décoration qu’il ne reçut jamais (à cause de son incarcération probablement) qu’on aimerait conserver le souvenir du grand homme quand c’est, à travers cette affaire, dans les relents de soufre qu’il nous apparaît.

Il faut pour écrire, sans doute, des écorchures. Il faut, également, oser s’égarer aux frontières de la banalité. La bohème, pour Apollinaire et ses amis, fut plus qu’un snobisme littéraire et artistique, plus qu’un jeu. C’était l’élément fondamental, le terreau originel dans lequel le poète puisait ses mots et son inspiration. C’est dire que toutes les expériences lui furent bonnes pour rompre avec un siècle qui, sournoisement, avait su déborder sur le nouveau, s’étaler, voler quelques années supplémentaires, que toutes les rencontres, même interlopes, devenaient nécessaires pour s’en émanciper et jeter, avec quelques amis, les bases d’une poésie et d’un art nouveaux.

Les mauvaises fréquentations de Guillaume le conduisirent en prison. Ses bonnes relations l’en sortirent. Il eut de la chance. Il y avait cependant assez, dans toute cette histoire, pour l’y laisser moisir quelque temps et dans son passé suffisamment d’indices pour le porter, presque tout naturellement, vers l’enfermement ou tenter de l’expliquer.

Faut-il pour autant en conclure que Guillaume fut un délinquant ? Certes non. D’ailleurs, le non-lieu qu’il obtint dans cette affaire, le 12 janvier 1912, tend à le prouver. Il n’empêche. S’il n’était pas coupable, il ne fut pas non plus tout à fait innocent. L’enquête le laisse supposer. Qu’il fût un grand poète ne change rien à l’affaire et n’excuse rien. Ses origines, ses expériences, les traumatismes de sa vie annoncent d’une certaine manière l’incarcération. Ils ne l’expliquent pas : ils l’éclairent.

L’errance, l’absence du père, une mère aventurière et quelque peu légère, tout porte Guillaume, naturellement, à la marge de l’existence. Sans père et sans repères. D’un casino l’autre. D’un pays l’autre. L’enfant suit, comme un bagage, et son frère cadet pareil, les pérégrinations et les itinéraires compliqués d’une dame en quête de fortune et de respectabilité perdue. Qui fut le père de Guillaume ? La naissance du poète et sa re-co-naissance s’entourent de secrets et d’ombres. Fils bâtard condamné par une faute originelle, masque de fer d’une trop haute lignée ? Autre chose encore ? Déjà l’abandon.

Plus tard, en Belgique, à 19 ans, il commet un délit. Depuis trois mois, il est à la pension Constant, à Stavelot, avec son frère Albert. Sa mère, à qui l’on refuse l’entrée des casinos, est retournée en France avec son amant. L’hôtelier s’impatiente. Qui va payer la chambre ? Guillaume écrit à sa mère pour lui demander l’argent nécessaire. Elle lui ordonne, par retour du courrier, de revenir à Paris par ses propres moyens. Il s’exécute. Son “plan d’évasion”, au petit matin du 5 octobre 1899, réussit. À Paris, il retrouve sa mère. Elle se fait, à présent, appeler Olga de Karpoff. Elle fait croire qu’elle a 26 ans. Au logeur qui les accueille, elle déclare Guillaume et son frère comme ses neveux. Mais, la police française, alertée par une plainte de l’hôtelier de Stavelot, retrouve la trace des fugitifs. Sur commission rogatoire envoyée de Verviers, le juge d’instruction Lascoux les interroge. Les explications sans être convaincantes émeuvent le magistrat. Un non-lieu est prononcé, le 18 janvier 1900, par le tribunal de Verviers, le délit de grivèlerie n’existant pas en Belgique à cette époque.

Guillaume l’a échappé belle. L’hôtelier ne sera jamais remboursé, malgré les promesses de la mère.
Apollinaire aime les masques. Il change de nom. Prend des pseudonymes. Devient femme pour un temps et signe une série d’articles sous le nom de Louise Lalanne. Une fois, il critique un livre qui n’existe pas. Apollinaire aime le canular et la mystification. Avec ses amis, les poètes et les peintres, il invente un art de vivre nomade. L’errance toujours. Le monde de la nuit. Les expériences interdites. L’opium de façon certaine et relativement régulière. Le haschich, l’éther. Peut-être.

Son goût pour l’étrange et l’occulte le fait approcher également toutes sortes de personnages plus ou moins douteux. L’ésotérisme est à la mode. Guillaume a des colères aussi. De saines colères qui lui font aimer Zola lorsqu’il se fait le défenseur de Dreyfus et les anarchistes lorsque leurs attentats éveillent en lui un rêve social impossible.

Comme beaucoup d’artistes, il est à la fois en recherche de respectabilité et d’instabilité. Sur le fil. En équilibre.

Il cultive ses mauvaises fréquentations. Oserait-on dire qu’il les provoque ? En tout cas, il ne les fuit pas lorsqu’elles se présentent. Elles constituent pour lui autant de modèles potentiels, de personnages plus ou moins pittoresques et curieux dont il pourra s’inspirer. Ses mauvaises fréquentations sont d’abord de bonnes inspirations.

Au centre, se trouve Géry Pieret. L’homme est belge. En 1904, il a vingt ans lorsqu’il croise Apollinaire pour la première fois. Ils travaillent dans le même établissement financier. Ils sympathisent. Ils sont jeunes tous les deux, ils possèdent encore la même insouciance de la vie, même si celle-ci ne les a pas épargnés. Le père de Géry vient de se suicider. Guillaume ne connaît pas le sien. Géry fréquente assidûment une académie de billard. Géry est joueur. Flambeur. Un peu escroc. Peut-être que Géry, d’une certaine manière, dans son comportement et dans son mode de vie, est un reflet au masculin de la mère de Guillaume. Madame de Kostrowitzky est joueuse aussi. On l’a vu. Comme Géry, elle change d’état-civil, selon l’humeur ou les besoins du moment. Pour certains, elle n’est plus Angélica mais Olga. Elle s’invente des descendances, des neveux. Elle se rajeunit. 

Bientôt, Géry Pieret est renvoyé de la banque pour une sombre affaire de chantage au préjudice de l’un des directeurs. Guillaume ne le laisse pas tomber. Il n’ignore pas ses activités peu recommandables mais le personnage le fascine au point qu’il décide d’en faire, dès 1906 - 1908, le héros d’une de ses nouvelles. Dans “L’Hérésiarque et Cie”, un recueil paru en 1910, l’ami peu recommandable devient ainsi le Baron d’Ormesan, un personnage récurrent et louche aux multiples combines. Certes, Apollinaire transpose. Mais, quelle est la part du réel dans cette histoire ? Il serait intéressant d’en tenter une lecture comparée. D’autant que D’Ormesan s’appela d’abord d’Ormespant et que d’Ormespant n’est autre que l’anagramme d’Aspremont, lui-même désignant formellement l’un des pères présumés de Guillaume. Nous voici, à nouveau, au livre des origines, aux quêtes identitaires, aux masques et aux substitutions.

Pour ce qui suit, Géry constitue le coupable idéal. Mais il manque encore à l’histoire un décor (le Louvre), un mobile (l’Art), un commanditaire (un mystérieux artiste dont le nom n’est jamais cité), ami d’Apollinaire et alchimiste de la peinture à ses heures.

L’artiste s’appelle Picasso. Il est en train d’inventer le cubisme. Lorsque Géry Pieret dérobe deux statuettes au Musée du Louvre, en mars 1907, le peintre, par l’intermédiaire d’Apollinaire, s’en rend acquéreur pour la modique somme de 50 frs. Les statuettes sont ibériques. Elles ne possèdent pas une grande valeur marchande mais leur intérêt archéologique est considérable pour comprendre l’art qui les compose. Picasso est espagnol et ses recherches, à cette époque, portent justement sur les civilisations protohistoriques sur la terre de ses origines. De là à avancer qu’il commandite le vol ! En tout cas, il prétendra plus tard (Dor de La Souchère, Picasso à Antibes, 1960), accusant même formellement Apollinaire du vol :
“Vous vous rappelez de cette affaire à laquelle j’ai été mêlé, lorsqu’Apollinaire a dérobé au Louvre des statuettes ? C’étaient des statuettes ibériques… Eh bien, si vous regardez les oreilles des Demoiselles d’Avignon, vous reconnaîtrez les oreilles de ces sculptures !”
 

Apollinaire s’inspire de ses mauvaises fréquentations pour écrire des histoires, Picasso s’inspire, lui, de statuettes volées par certaines de ses fréquentations pour composer lesDemoiselles d’Avignon.

En mai 1911, après de multiples aventures dont il tient le poète informé (il est d’ailleurs un des rares à pouvoir tutoyer Guillaume dans ses lettres), Géry loge chez Apollinaire. Il en profite pour dérober au Louvre une troisième statuette qu’il laisse chez son hôte.

Le 21 août 1911, la Joconde disparaît à son tour. Guillaume se convainc que Géry est aussi le voleur de Mona Lisa. D’autant que, quelques jours plus tard, Pieret se présente au siège de Paris Journal pour y restituer la troisième statuette. Il accepte même de répondre aux questions du journaliste sur la manière dont on vole dans les musées. Apollinaire juge plus prudent de lui faire quitter Paris. Picasso, parti en vacances, rentre précipitamment à Paris. Les deux compères, après avoir hésité toute une nuit sur le sort des deux statuettes détenues par le peintre, décident de les rapporter à Paris Journal qui se chargera de les restituer au Louvre.

Le Petit Parisien du 9 septembre, apparemment bien renseigné, relate l’affaire en ces termes : […] l’écrivain mena alors à Paris Journal l’antiquaire qu’on lui avait désigné comme étant le dépositaire des objets d’art… Connaissant cette intervention, Monsieur Drioux a convoqué Apollinaire et lui a demandé les noms de son ancien secrétaire, le voleur, et de l’antiquaire, le receleur. L’homme de lettres a refusé de dénoncer les deux hommes.[…] 

Apollinaire est placé sous mandat de dépôt le 7 septembre 1911.

L’affaire commence.

 

Source des photographies : Musée des Antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye