Il y a bien des façons d’entrer au Dépôt de la Préfecture de Police : la plus ordinaire et la moins souhaitable consiste à y pénétrer entre deux gardes municipaux, nous pensons avoir choisi la meilleure, en priant maître Henri-Robert, l’éminent avocat, de nous en ouvrir les portes. Notre rendez-vous avait été pris dans le Palais de Justice, au vestiaire de Madame Sosc, l’un des derniers salons où l’on cause. Ici pas de vain luxe, pas de table de bridge, pas de dressoirs à thé ; deux ou trois petites salles basses, étroites, encombrées de vêtements, de paquets, de dossiers, de cannes, de parapluies, de chapeaux de feutre ou de paille ; le long des murs, appendues à des clous, des centaines de robes d’avocats, fripées, noires, solennelles et sur une planche des toques, encore des toques, toujours des toques. Ce légendaire vestiaire est l’un des organes essentiels du Palais. C’est ici que les maîtres du Barreau, jeunes ou vieux, célèbres ou débutants, reçoivent leur correspondance, professionnelle, administrative ou folâtre ; les jolies missives bleu-pâle voisinent avec de rebutantes enveloppes jaunes gonflées de papiers timbrés à l’effigie d’une grosse dame tenant des balances, d’où ce mot amer d’un philosophe désabusé : « Le Juge n’a, la plupart du temps, qu’à choisir entre deux intérêts, également délictueux. ». Ce vestiaire est la sacristie poussiéreuse où les néophytes viennent revêtir leur première « toge ». L’aimable Madame Sosc leur offre du même coup un beau rabat bien blanc et un gracieux sourire ; c’est leur entrée dans le Temple de Thémis.
Aujourd’hui le Palais est nerveux ; les groupes semblent conspirer dans les coins sombres, des mots d’ordre s’échangent à voix basse - « Old ( ?) angusta per angusta » - on nomme les membres du Conseil de l’Ordre. C’est le plus désirable des honneurs que d’être élus par ses pairs, ses camarades, ses compagnons de travail. Les avocats ont le juste souci de leur bon renom professionnel et savent tout le prix que comportent leurs suffrages.
Or les méritants sont nombreux et les places sont rares. Les secrétaires des « illustres » battent le rappel, pressent les hésitants, encouragent les timides ; les élus d’hier proclament les mérites de leurs collègues de demain, et la troupe serrée des robes noires se hâte d’aller voter dans l’étroite galerie de la « Première Présidence ».
L’éminent Bâtonnier, l’aimable et spirituel Me Chenu, sort en coup de vent, très rouge, soufflant… « Je n’en puis plus, il est deux heures, je meurs de faim… »
Mes Léon Renault, Ployer, Le Serquier, Brizard, Albert Danet, Decori, Vonoven, Martini, sont les centres d’imposants conciliabules. Me Cruppi, le cigare à la bouche, très entouré, très gai, nous quitte pour aller endosser sa robe « Attendez-moi, je vais voter, puis nous irons flaner dans le vieux Palais… ». Michel Pelletier, Georges Clasetie, Blondont et Tezenas rient et causent avec Mes Villard et Audouin, les avoués Parisiens ; et les stagiaires nerveux contemplent avec émotion les sept affiches apposées sur le mur indiquant les résultats des premiers tours du scrutin.
Abandonnant la fourmilière frémissante, nous grimpons les étages, nous en descendons, nous longeons d’interminables couloirs et suivons de longs souterrains éclairés le soir par des ampoules électriques et le jour par des meurtrières datant du XVIe siècle, nous voici parvenus au Petit Parquet et M. Loubeyran de Saint-Prix, le plus aimable des Juges d’Instruction, veut bien se faire notre érudit cicerone. Notre petit groupe traverse vivement les longues galeries du Dépôt où ces souterrains aboutissent.
Dans l’ombre des cellules grillées, des yeux brillants reluisent sur notre passage, des mains nerveuses s’agrippent aux barreaux de fer, et l’on devine dans ces regards aigus, suppliants ou anxieux, dans ces prunelles de bêtes forcées, des drames de colère, de terreur ou de haine ; mais la silhouette bien connue d’Henri-Robert et la gigantesque stature de l’excellent Albert Dusart, son dénommé secrétaire, rassurent ces malheureux et les regards s’attendrissent…
Devant nous, une porte surmontée de cette déchirante inscription « Enfants égarés ou abandonnés », et c’est bien la pire des misères qu’abrite cette triste maison.
Nous entrons, dans un petit jardinet qui s’épanouit entre quatre murs sombres, nous rencontrons une fillette pâle, avec des yeux de violette ; timide, comme résignée, elle attend sa maman qui « tout à l’heure va sortir de prison ». – quelle tragédie dans cette phrase – nous nous regardons émus jusqu’aux larmes, l’enfant est là souriante, encore charmée des soins qui lui furent prodigués… on l’a baignée, purifiée (et elle en avait grand besoin) ; par les soins paternels du Préfet de Police, si tendre aux tout petits, elle a eu des chaussures neuves, de beaux jouets et un mouchoir, … un vrai mouchoir, en toile, qu’elle brandit comme un trophée…
Nous parcourons cet asile de détresse où des mains de femmes douces et charitables se sont efforcées de masquer les tristesses avoisinantes ; Polichinelle préside un dortoir où s’alignent dix minuscules couchettes, et Guignol érige son théâtre sur une cheminée où évoluent des régiments de soldats de plomb… Pauvres petits !....
Nous reprenons le chemin du Palais par ces longs souterrains qui se déroulent sur plus de deux cent mètres, nous croisons des détenus encadrés de gardes, c’est une navette incessante, un continuel va et vient entre le Dépôt et le Petit Parquet, puis au débouché, nous retombons dans les couloirs où la fièvre électorale continue à sévir. Quelle sera l’issue du vote, on discute, on dispute et nous entrevoyons congestionnés et furieux deux vieux protestataires qui roulent des yeux terribles et exhibent des dentiers flamboyants… Des bravos retentissent « Maurice Bernard est nommé ! » Triple hurrah !
M. Cruppi qui était allé « introduire une conciliation chez le Président du Tribunal » nous fait à son tour les honneurs de ce vieux Palais qu’il connaît si bien. – nous circulons à nouveau dans de zigzagants corridors et arrivons enfin devant la « Première Chambre » comprise entre les deux tours pointues donnant sur le quai, dont elle n’est séparée que par une salle de délibérations, ce fut jadis la Chambre Dorée, - la « Grand Chambre » du Parlement de Paris – construite sous Louis XII, elle comportait un plafond aux caissons « dorés d’or aussi fin que ceux des ducats de Hollande », les murs étaient tendus de velours bleu « a fleurs de lis d’or relevées en bosse », les hautes fenêtres à vitraux n’y laissaient pénétrer « qu’un demi jour empreint des plus riches teintes, au fond de la salle », un riche tableau avec sentences de l’Ecriture sous le crucifix. – François Ier y tient un Lit de Justice – Le Maréchal de Siron y est condamné à mort en 1602 et en 1614 le Parlement y proclame la majorité de Louis XIII. Le 16 août 1655, Louis XIV – survenant à franc-( ?) de Vincennes, pénétra en habit de chasse et tout botté dans la Grand’Chambre ; il se plaça sous le dais toujours dressé dans le soin de gauche et ordonna tout net d’enregistrer les Edits « sans les discuter à l’avenir ». Ceci-dit, il sortit et ne reparut plus au Palais pendant les 60 ans de son règne.
Juste revanche des d’ici-bas, dans la salle où s’était déroulé ce coup de force, se tient le 12 septembre 1715, le Lit de Justice qui cassa le testament du Roi Soleil en faveur des Princes Légitimes. Le Petit Louis XV âgé de 5 ans, mais déjà décoratif ( ?), présidait cette séance, assis sur les coussins fleurdelisés et sous la surveillance de sa gouvernante, Madame de Vantadour ; à ses pieds le Régent, les Ducs et Pairs, le Parlement… C’est de la Grand’Chambre ou il venait souvent roder que partit Damien pour aller frapper Louis XV à Versailles – Sous Louis XVI, on s’y dispute, on s’y bat.
En 1791, changement de décor, un plafond lisse masque la voûte de Louis XII et sur les murs on gratte les armoiries inconstitutionnelles. Arrachées les tentures fleurdelisées, enlevé le retable qui décorait le fond de la pièce, au feu le dais du Lit de Justice : c’est aujourd’hui le Tribunal de Cassation, ce sera le 10 mars 1793 le Tribunal Révolutionnaire et de l’ancienne « Chambre Dorée », les architectes administratifs font une grande salle sinistre, lugubre.
La salle de l’Egalité – Au mur, la statue de Socrate, encadrée plus tard par celle de Marat et de Lepelletier. Le Président siège au fond, sur une estrade, à sa droite les Jurés, à sa gauche, entassés sur des gradins, des accusés… et quels accusés ! Charlotte Corday – Marie-Antoinette - Les Girondins – Madame Roland, c’est là que par centaines ils sont venus agoniser avant de partir pour l’échafaud.- C’est le garde-manger de la guillotine, Dumas, Hermann ou Coffinhal président, et Fouquier-Tinville requiert en frac noir, la tête couverte d’un chapeau de feutre empanaché de plumes noires au-dessus d’une large cocarde tricolore, tous portent au cou, également suspendus par des rubans tricolores, les médailles emblématiques de leurs fonctions de Juges ou d’accusateurs-Public.
C’est le 14 octobre 1793 à huit heures du matin que commença « l’affaire de la Veuve Capet » ainsi s’appelait alors Marie-Antoinette, La Reine de France avait été amenée de son cachot au Tribunal par un escalier intérieur – qui s’ouvre encore près du poêle placé à gauche de la salle, face au Président, dans la partie réservée au Public – Hermann présidait, parmi les jurés on comptait Deydier, serrurier, Grenier-Erey, tailleur, Gannay, perruquier, Jourdeuil, ex-huissier, Deveze, charpentier, Trinchard, menuisier, Chatelet, peintre, Antonelle, ex-marquis. Fouquier, les yeux féroces sous les touffes de sourcils noirs, requérait contre celle qu’il comparait « à Messaline, Frédégonde et à Marie de Médicis… » et il était réservé à l’ignoble Hébert de grandir encore Marie-Antoinette en essayant de l’avilir par d’infâmes accusations… Les débats commencés à huit heures du matin continuèrent sans interruption jusqu’à quatre heures de l’après-midi, suspendus jusqu’à cinq heures ils reprirent jusqu’au lendemain, quatre heures du matin ; si bien qua sauf un instant de relâche, ils durèrent environ vingt heures consécutives ! La nuit qui précéda la condamnation fut effroyable : quelques fidèles seuls restèrent, mêlés à des furies de guillotine, pour veiller « l’agonie de la Royauté » - Le silence n’était troublé que par le passage d’émissaires ( ?) qui, de quart d’heure en quart d’heure, portaient à Robespierre les détails circonstanciés de cette longue séance… enfin à quatre heures l’arrêt fut prononcé et les gendarmes firent évacuer la salle du Tribunal, pendant que l’on reconduisait à son cachot de la Conciergerie - par le petite porte qui s’ouvre encore aujourd’hui près du poêle à gauche - Marie-Antoinette qui devait être guillotinée à midi un quart. Fouquet se jetait tout habillé sur un lit de camp, et les Jurés harassés attendaient le jour à la buvette, autour d’un souper commandé d’avance.
Ce sont tous les fantômes sanglants qui sont venus agoniser ici que nous évoquons dans cette salle où rien ne rappelle le décor dramatique d’autrefois.
Les caissons du plafond, de nouveau visibles, sont plus dorés que jamais et cadrent mal avec la banale simplicité du Tribunal, la pièce tronquée du côté de la Seine a perdu ses majestueuses proportions.
Jadis on y coupait des têtes, aujourd’hui on y sépare des ménages mal assortis. C’est beaucoup moins tragique, et parfois, ça se recolle.
14 juillet 1906 Avesnes sur Helpe
Transcription du tapuscrit : Musée Carnavalet-Histoire de Paris.