Tout en haut du faubourg Saint-Denis, un peu avant l’intersection du boulevard de Magenta, apparaît un grand bâtiment triste et noir ; un drapeau tricolore déteint pend au-dessus d’une voûte sombre ; c’est l’entrée de Saint-Lazare, un hôpital-prison.
Ils se font de plus en plus rares, les décors où se jouèrent les sanglantes tragédies de notre histoire : les Tuileries n’existent plus, la Conciergerie est à ce point saccagée, refaite et maquillée, qu’il faut, pour s’y retrouver, faire appel à des prestiges d’imagination, l’ancien Hôtel de Ville a disparu… Seuls les Carmes et Saint-Lazare subsistent intacts ; la couche de crasse qui les saumure atteste qu’ils ont échappés aux grattages et aux badigeonnages administratifs. Mais combien de temps posséderons-nous encore ces reliques ? Les Carmes tombent en ruines et la démolition de Saint-Lazare est décidée.
Pénétrons sous le porche, le guichet d’entrée s’ouvre à droite : en face, assis sur un long banc de bois , se dissimulant soigneusement dans le renfoncement du mur, des hommes, des femmes, des enfants attendent immobiles l’heure officielle de la visite aux détenues. Tous serrent contre eux de petits paquets de linge ou des sacs de papier contenant des oranges et des gâteaux. Nous frappons du heurtoir de fer, une clef roule en une serrure énorme, et la lourde porte à judas grillé tourne sur ses gonds. Nous sommes dans la porterie régie par deux gardiens à la tenue impeccable – tunique foncée, liserée de jaune, collet jaune, boutons de métal blanc - .
Ce premier guichet franchi, nous voici dans la prison. Immédiatement nous constatons la triple caractéristique des maisons de détention : la pénombre, le silence, l’odeur spéciale, que complique ici un vague relent d’iodoforme provenant de l’infirmerie. Le jour perd de sa clarté en passant à travers cette forêt de barreaux obturant baies et fenêtres. A Saint-Lazare beaucoup de ces barreaux proviennent de la Bastille – ils sont horizontaux et percés de losanges destinés à encastrer d’autres barreaux. Lors de la démolition de la célèbre forteresse, une partie des ferrures fut affectée à St-Lazare, qui d’hôpital devint caserne puis prison.
Nous voici dans le greffe : l’on y écroue les malheureuses prévenues, condamnées, ou détenues administratives (services des mœurs). A droite, les fenêtres s’ouvrent sur d’immenses préaux, en face, deux parloirs ; l’un destiné aux avocats et à leurs clientes, l’autre servant aux visites. Deux grilles le divisent, au milieu, circule un gardien : à gauche les détenues, à droite, les amis et les parents ; des deux côtés l’on s’accroche aux barreaux, les mains s’agrippent aux mailles serrées du grillage de fer : c’est un assourdissant tapage, chacun parlant d’une voix forte et aiguë pour se mieux faire entendre parmi les vingt conversations voisines… c’est le vacarme de la ménagerie des perroquets au Jardin d’acclimatation.
A part cette pièce ahurissante, partout plane un silence monacal et la vision des Sœurs surveillantes – statues de cire fades vêtues de vêtements noirs et dont la pâleur s’encadre d’un voile bleu, précise l’impression claustrale que dégage Saint-Lazare.
Tout près, une vaste cour pavée bordée d’arbres bas que l’hiver fait tout noirs. D’immenses bâtiments grisâtres l’enserrent sur les quatre côtés ; des rangées de bancs de pierres ; au milieu, une large cuve de pierre et une fontaine. Des femmes lavent, sans parler, leur linge et celui de leurs enfants – car St-Lazare renferme nombre de bébés dont beaucoup, hélas ! naissent en prison – ; on entend claquer les sabots sur le sol gelé ; leurs pauvres vêtements déteints, rapiécés, marquent la détresse matérielle de ces malheureuses comme leurs tristes yeux de chiens battus disent leur détresse morale.
D’autres tournent silencieusement, à la queue leu leu, le long des quatre murs, sous la surveillance de Sœurs disant leur bréviaire : c’est l’heure de la promenade. Lorsque la Sœur s’éloigne, ces pauvres filles s’efforcent d’échanger quelques mots en remuant à peine les lèvres, d’une voix pour ainsi dire mimée. Quelques unes sont élégamment vêtues, leurs bottines à hauts talons sortent de chez le bon faiseur, leur chemisette de soie rose ou bleue trahissent une élégance professionnelle ; la plupart - pour ménager leur robe - ne gardent que leur jupon ; toutes sont coiffées du même petit bonnet…
C’est l’estampille de Saint-Lazare et ces bonnets différencient les Lazaréennes : noirs pour les détenues administratives, ils sont blancs pour les malades hospitalisées et marrons pour les condamnées. – quelques unes de ces promeneuses ont conservé dans leur démarche le coquet balancement des petites Parisiennes, elles ont même trouvé le moyen – par quel prodige d’adresse – de chiffonner artistement, galamment leurs minables bonnets de prisonnières, qui, sous leurs doigts habiles deviennent presque élégants ! Aux fenêtres grillées apparaissent des yeux brillants, des chevelures ébouriffées, brunes, blondes ou rousses qui font passer comme des rayons de soleil derrière ces affreux barreaux noirs ; ce sont les « prévenues » de luxe qui pour loger « à la pistole » paient un supplément quotidien de 25 centimes en hiver et de 20 centimes en été… elles sont rares !
Sous la Terreur, alors que la « Maison-Lazare » était l’un des plus abondants garde-manger de la guillotine, les prisonniers, hommes et femmes, emplissaient ces mêmes cours, jouant, causant, écrivant, lisant, brodant. C’est sous l’un de ses vieux arbres, peut-être, qu’André Chénier rima pour la belle Mademoiselle de Coigny qui ne s’en souciait guère, la Jeune Captive, dont elle ne conserva même pas le manuscrit ! Cet angle de mur abrita probablement le peintre Le Roy – élève de Suvée – lorsque, le 7 Thermidor, il dessina le portrait de Roucher. Le malheureux poète qui venait de recevoir pour le lendemain son mandat de comparution devant le Tribunal Révolutionnaire, il écrivit, pour sa famille, au bas de sa mélancolique effigie :
Ne vous étonnez pas, objets charmants et doux,
Si quelqu’air de tristesse obscurcit mon visage :
Quand un savant crayon dessinait cette image,
On dressait l’échafaud… et je pensais à vous !
Que de fantômes se lèvent en cette maison à l’évocation de leurs noms glorieux … Les de Maille, les de Flavigny, le Comte de Soyecourt, le Comte de Vergennes et son fils, l’Abbesse de Laval-Montmorency (ex noble-abbesse de Montmartre, soixante-douze ans, dit l’acte d’accusation), le Président de Bérulle, MM. de Villepreux, de Montesquiou, de Saint-Aignan, de Montalembert, captifs comme André Chenier, Roucher, Moncrif, Roquelaure, Créquy-Montmorency, la Bonne d’Hinninsdal et le Baron de Trenck… combien d’autres encore ont agonisé entre ces tristes murs de prison !
L’odieux et imaginaire « complot de St-Lazare » fit guillotiner 76 victimes en trois fournées ! La dernière comprenant 25 condamnés date du 8 thermidor !
Voici les geôles où pendant des mois, vécurent ces malheureux marqués pour l’échafaud, là s’ouvre la porte basse par où passaient les prévenus et qui a gardé ce nom sinistre « le casse-gueule ». Les corridors n’ont pas été modifiés, ils sont restés tels que les dépeignait Roucher le 19 Pluviôse an II (7 février 1794) dans une lettre à sa fille « Parvenus au troisième étage, un long, large et lugubre couloir, bien éclairé, nouvellement blanchi se présente à nous. Toutes les chambres sont ouvertes et un chiffre tracé à la craie sur toutes les portes indique le nombre de détenus que chaque logement doit contenir » - « Hubert-Robert, raconte un de ses camarades de captivité, se levait à six heures du matin, peignait jusqu’à midi, et après le repas (et quels repas faisaient ces malheureux volés, rançonnés, affamés par un infâme gargotier !) jouait au ballon dans la cour avec une adresse étonnante. Sa gaîté et sa tranquillité ne l’ont pas abandonné un seul instant » - Ces jeux de ballon, représentés en un tableau conservé au Musée Carnavalet, sont aussi relatés par André Chénier.
L’un pousse et fait bondir, sur les toits, sur les vitres
Un ballon tout gonflé de vent
Comme sont tous les discours des sept cent plats bélîtres
Dont Barère est le plus savant.
Ces captifs, en attendant la mort, s’ingéniaient à adoucir les heures atroces de prison – « les dames avaient clavecins et harpes » - La « Société » possédait même un singe qui servait au divertissement de tous. – on trompait la vigilance des gardiens en emplissant de « vieux malaga, des grosses bouteilles portant l’étiquette « Tisane » » - on remplissait de café prohibé un bocal étiqueté « tabac en poudre » ; plusieurs détenus élevaient des fleurs sur les rebords de leurs fenêtres, n’en accusa-t-on pas certains de cultiver ostensiblement des lys ?… c’étaient des tubéreuses…
Hubert-Robert dessinait des allégories ou faisait les portraits des prisonniers, voire celui de l’allumeur de réverbères ; et lorsque ses panneaux, ses cartons, ses toiles étaient épuisés, bravement il empoignait une assiette de faïence ou d’étain et l’on voyait bientôt jaillir du fond de l’écuelle un paysage ensoleillé d’Italie et chacun de s’écrier… « Que c’est beau ces forêts, ces horizons… les reverrons-nous jamais ? » - D’un couloir qui donnait sur la rue de Paradis (ainsi nommée parce qu’elle conduisait, par la rue de la Fidélité, au Temple de l’Hymen - actuellement l’église Saint-Laurent), les détenus cherchaient à entrevoir quelques parents ou quelques amis, d’autres guettaient la voix des crieurs hurlant le nom des « gagnants de la veille à la Loterie de la Sainte-Guillotine » - des « citoyennes Talleyrand- Périgord, Saint-Aignan, d’Arlaincourt » se disputaient le fils de Roucher, un bambin de cinq ans, gambadant à travers les cours, les préaux et les corridors, suivi, comme d’un chien, par un lapin que le Constituant Chabroud avait pris la peine de dresser.
Vers cinq heures, presque chaque jour, à un coup de cloche, les jeux, les conversations s’arrêtaient brusquement – Dans un silence angoissé, que troublaient seuls les jurons des geôliers hélant les prisonniers restés dans leur cellules, les détenus allaient, troupeau marqué pour la boucherie, se ranger le long du mur. Au haut d’un petit escalier de pierre, un porteur d’ordres du tribunal, apparaissait, les listes de mort à la main... L’appel commençait… Quand le sinistre messager avait terminé, les malheureux désignés faisaient leurs rapides et derniers adieux : une embrassade, un regard chargé de toute l’angoisse humaine, une ultime recommandation - puis brutalement, les geôliers entassaient leurs prisonniers dans le « cercueil roulant » ; c’était le surnom populaire du chariot emportant les prévenus… et en route pour la Conciergerie ? Nous revivons ces souvenirs… nous parcourons d’interminables corridors – coupés de grilles et tenus avec une propreté méticuleuse – nous entrons dans les officines où étincellent de grands pots de grès vernissés – où dans une bonne odeur de bouillon étincellent d’éclatantes batteries de cuisine ; nous visitons la bibliothèque ; les livres toujours demandés sont les Daudet, les Claretie, les Jules Verne, quelques numéros, hélas ! dépareillés des Annales – (à toi, Brisson !) - et le Monde moderne… Nous montons des escaliers carrelés garnis d’énormes rampes de bois admirablement cirées, nous voici maintenant dans le campanile de Saint-Lazare – sous la « cloche d’argent » donnée en 1649 par la Reine Anne d’Autriche à Saint Vincent de Paul, son confesseur. Quel splendide panorama !… Paris semble comme enveloppée d’un papier gris dont un coin déchiré laisse entrevoir le dôme du Sacré-Cœur, clair sous un grand pan de ciel argenté.
Entrons maintenant en une petite pièce garnie de casiers étiquetés. C’est ici que les « insoumises » déposent leur chapeau (strictement interdits à Saint-Lazare) et les objets qu’elles consignent jusqu’à leur sortie de prison : on trouve là tous les échantillons des chapeaux féminins, depuis l’humble toque du trottin, ornée d’un coquelicot fané jusqu’au feutre largement empanaché de la « dame de Chez Maxim ». On y voit encore des réticules, des souliers à talons Louis XV, des chemises en dentelles et des parapluies… il y a quelques années, on y entreposait nombre de costumes de cyclistes… et une très vieille femme, édentée, chassieuse ajouta en nous donnant quelque détails techniques… « C’est moins rempli qu’autrefois… que voulez-vous, la police est aujourd’hui bien autrement tolérante que de mon temps… » - De mon temps !
En quittant cette maison si mélancoliquement évocatrice, la vision nous hantait d’un jupon de soie rose de Chine – d’un ton délicieux, rappelant les roses éteints des fresques de Tiepolo – qui pendait tristement, en un couloir cellulaire accroché à un noir barreau de prison… c’est tout St-Lazare que cette vision-là !
Dimanche 10 février 1907 Par un temps ignoble – Il gèle – il vente – il bruine et l’on n’y voit pas clair
Transcription du tapuscrit : Musée Carnavalet-Histoire de Paris.