Dans la portion du continent africain colonisée par la France, le vide législatif en matière de santé mentale laisse la porte ouverte au bricolage de modalités inédites. L’attention que le droit et l’administration portent sur les formes d’altération psychique des populations locales se fait dans une variété de contextes et suivant des procédures atypiques qui peuvent diverger largement de celles utilisées dans le cadre métropolitain. Faisant abstraction de toute préoccupation d’ordre sanitaire, le recours à ces procédures répond plutôt à l’impératif du maintien de l’ordre public colonial.
Les procédures disciplinaires de répression des révoltes, de la dissidence, de crimes rituels ou de certains agissements illicites spécifiques aux populations locales entrent dans ce cas de figure. Il s’agit plus précisément du « régime de l’indigénat », à l’époque également désigné comme « code de l’indigénat » ou simplement « indigénat », introduit pour la première fois en Algérie en 1881 et par la suite progressivement étendu à l’ensemble de l’empire français, aussi en dehors de l’Afrique.
Des pouvoirs disciplinaires d’une large étendue – qui vont jusqu’à la possibilité d’infliger des peines telles que l’assignation à résidence, l’internement administratif décennal ou des punitions collectives à des villages entiers – sont attribués aux gouverneurs généraux et administrateurs locaux sur la base d’un décret du Président de la République, par le biais du ministre des Colonies, dans le but de réprimer les agissements délictueux et criminels commis par les « indigènes » et qui ne tombent pas sous la loi pénale. Parmi ceux-ci figurent les « faits d’insurrection », les « troubles politiques graves » et les « manœuvres susceptibles de compromettre la sécurité publique ». Un arrêté du gouverneur général de chaque territoire établit par la suite la liste détaillée des comportements passibles de sanction de police administrative.
2. « Fous », « mystiques », dissidents : le détournement du régime de l’indigénat
Plan du chapitre
Contextes juridiques et administratifs de la « folie »
« Folie collective » et répression des révoltes
Dans les années 1920 et 1930, une série de mouvements de révolte spécialement violents, éclatent dans les régions centre-occidentales du continent africain, en particulier dans la colonie de l’Oubangui-Chari, du Moyen-Congo et du Gabon (qui correspondent actuellement à la République Centrafricaine, à la République démocratique du Congo et au Gabon). Ces mouvements sont définis par l’administration et la justice comme « politico-religieux », qualification qui insiste sur la dimension surnaturelle et irrationnelle de ces mouvements aux yeux des acteurs français. En 1920, une rébellion menée par la société Le Soh sévit dans la région du Kadéi Shanga. En juillet 1928, une révolte dans le pays du Yangheré est conduite par le dénommé Karinou, décrit par l’administration comme un sorcier capable d’avoir sur les foules une mauvaise influence. Ensuite, Midengui, émulateur de Karinou, agite de nouveau les populations locales. Ces révoltes sont réprimées par l’envoi de l’armée et punies par les sanctions administratives prévues par les décrets du 31 mai 1910 et le décret du 15 novembre 1925, réglementant les sanctions de police administratives en AOF, AEF, à Madagascar et à la Côte française des Somalis. Les procédures judiciaires sont initiées moins fréquemment, principalement en raison des délais prolongés qui contrastent avec la nécessité d'une répression immédiate de tout désordre.
Une enquête administrative sommaire est conduite sur les faits et, dans les cas cités, les sanctions sont prononcées par arrêté du gouverneur général de l’AEF, rendu en commission permanente du conseil de gouvernement, après avis du procureur général.
Les récits administratifs évoquent, à des différents niveaux, des phénomènes qui sont assimilés à une dimension psychopathologique ou, du moins une forme d’altération collective des facultés mentales. Les rapports administratifs relatifs aux révoltes mélangent et confondent sorcellerie, fétichisme, mysticisme, magie, dimension religieuse, folie et « mentalité indigène ». Définis « féticheurs », « mystiques », « sorciers » ou « marabouts », les « meneurs » des révoltes sont pourvus d’un certain charisme et d’une forte influence sur les populations locales ils peuvent conduire ces dernières à des états d’altération profonde ou à des formes de trans collective qui se concrétisent dans l’accomplissement de crimes et de rituels spécialement violents.
Le terme « folie » est d’ailleurs souvent utilisé dans un sens métaphorique pour simplifier la description des événements, pendant qu’un langage évocateur de comportements psychopathologiques décrit les actions individuelles et collectives.
La prison de M’Bigou (AEF)
Les procédures judiciaires peuvent se coupler avec celles de l’indigénat. Dans ces cas, les condamnés purgent leur peine, ou attendent leur condamnation à mort (pour les crimes d’anthropophagie) dans des prisons où la question de l’intégrité psychique peut être soulevée et concerner tantôt les prisonniers tantôt le personnel de l’institution carcérale. Dans la prison de M’Bigou, chef-lieu de la circonscription de la population Banjabis, dans le moyen Congo, vingt-deux membres de la Société secrète des Hommes-Tigres attendent l’exécution de leur condamnation à la peine de mort, infligée le 20 octobre 1924 pour les crimes de meurtre et anthropophagie commis au cours d’un mouvement de rébellion.
Entre le 15 mars et les 23 novembre, soixante-douze détenus décèdent au sein de la prison. Les enquêtes administratives et médicales, visant à éclaircir les causes du haut taux de mortalité, font état des conditions d’une profonde détresse matérielle et morale des condamnés. Les détenus faisant partie de la société secrète et condamnés à mort se trouvent dans un état de « dépression morale » qui n’est pas sans retentissement sur leur état général de santé. Le Dr. Beurnier soulève aussi la question de la responsabilité et de la condition mentale dans laquelle ces condamnés se trouvent :
Des actes de maltraitance sont en effet reprochés au Sergent-Major Dewidehem qui dirige la prison et qui est parallèlement chargé de l’instruction devant le tribunal indigène de la région de Banjabis qui a condamné les vingt-deux Hommes-tigres. Le rapport du Service de santé souligne les mauvaises conditions de santé psychique et physique du directeur, au point qu’il est décidé de l’évacuer sur Libreville pour le présenter au Conseil de santé : « Il m’a paru très anémié et fort déprimé au point de vue nerveux, il fait de très fréquents abus de boissons, il ne possède pas tout son libre-arbitre ».