Sur le fond des événements politiques et juridiques liés aux mouvements de révolte des trois premières décennies du XXe siècle, dans l’espace politique de l’actuel Gabon, un jeune lettré orungu, Benoît Ogoula Iquaqua, comptable de profession, est plébiscité par sa communauté pour être le nouveau « chef supérieur des Orungu », en mai 1932. Informée de cette élection, l’administration coloniale refuse le choix des Orungu et propose à Benoît Ogoula Iquaqua le poste de chef de canton, qu’il refuse.
3. L’affaire Benoît Ogoula Iquaqua
Plan du chapitre
Le « dernier » roi des Orungu
La condamnation de Benoît Ogoula est au centre d’un quiproquo entre le ministère des Colonies, le gouverneur général et le procureur général de l’AEF Joseph Sanner (qui est le chef du service judiciaire). Le ministre des Colonies reproche à Raphaël Antonetti des entorses à la procédure prévue par l’article 24 du décret du 15 novembre 1924 et, surtout d’avoir utilisé la peine de l’internement administratif à l’encontre d’une personne atteinte psychiquement, donc potentiellement irresponsable pénalement. Antonetti justifie l’arrêté d’internement non seulement sur la base de l’argument de la dangerosité d’Ogoula, évoquant par ailleurs les mouvements de dissidence qui travaillent la région, sans se soucier du respect des principes de l’État de droit. Tout en comprenant les objections soulevées par le ministère, Sanner justifie le détournement du dispositif du régime de l’indigénat par l’absence de dispositions législatives relatives à l’hospitalisation psychiatrique. Le chemin entamé par le gouverneur est le seul qui peut être parcouru, suivant le procureur qui rassure le ministre autour des soins qui seront administrés à l’interné.
Un dispositif hybride, en dehors de toute légalité, se met ainsi en place.
La déportation de Benoît Ogoula, « l’évolué dangereux »
Benoît Ogoula Iquaqua est donc déporté vers le centre de Bambari, en Oubangui-Chari, afin de le maintenir éloigné « des agglomérations où la présence d’Ogoula offrirait des dangers » (figure 12).
La prison de Bambari est connue pour être un lieu d’exil et d’enfermement des opposants politiques, particulièrement en provenance du Gabon. Son statut de prison politique sera maintenu après l’indépendance, sous le régime de Bokassa.
Bambari est également le lieu où était exilé, depuis 1931, Léon Mba, alors chef de canton et qui deviendra le premier Président du Gabon indépendant.
Dans ses « mémoires », Benoît Ogoula Iquaqua livre un petit texte intitulé L’alibi de ma déportation en Oubangui, dans lequel il revient sur les raisons qui ont motivé la décision de l’administration :
« Si fou ou malade autrement je suis, ce n’est qu’auprès des miens que je pourrai trouver soins et guérison et non dans cette cellule qui chaque jour mine ma santé déjà affaiblie par la maladie (…) voulant par conséquent que si le ‘délire’ dont je suis parfois l’objet était une espèce de maladie, je fusse soigné et guéri. Je cherche en vain comment je puis être un danger pour l’ordre public et mon peuple » (2019 : 70).
« Enfermé dans un cabanon »
Depuis son exil, Benoît Ogoula Iquaqua confie : « Pour épargner un chagrin trop vif à ma famille et notamment à ma mère (…) je me suis efforcé jusqu’à présent de leur cacher la vraie et triste situation qui m’était réservée ici » (2019 : 75)
Benoît Ogoula Iquaqua est accompagné d’un « parent » (son cousin) chargé de veiller à sa sécurité. Par une lettre adressée au Gouverneur Général de l’A.E.F., du 7 septembre 1932, il demande le rapatriement de son cousin :
« Si […] mon internement était maintenu, il serait humain de renvoyer le parent affecté par ma famille pour m’accompagner et veiller sur ma sécurité, qui par affection pour moi couche devant ma cellule et est malade de chagrin. Ce serait un soulagement moral pour moi ».
Dans une Lettre du Gouverneur Général (p.i.) de l’A.E.F. du 13 août 1935, Benoît Ogoula Iquaqua est désigné comme « détenu politique à Bambari », révélant ainsi le fondement réel de la procédure entamée contre Benoît Ogoula.
De retour au Gabon, « la traversée du désert »
Lors de la victoire du Front Populaire, en 1936 et de sa loi d’amnistie, Benoît Ogoula Iquaqua est libéré au terme de quatre années de détention et de déportation. De retour au Gabon, Benoît Ogoula, qui se présente comme « comptable, membre de la tribu des anciens rois du Cap Lopez » adresse au Gouverneur Général de l’A.E.F. une missive faisant état de l’ostracisme dont il est victime au titre de sa détention passée.
Candidat à des emplois dans l’administration et au sein de sociétés privées ou de Banques de la région de Port-Gentil, il se voit systématiquement opposé un refus :
« Toutes les sociétés ou compagnies installées à Port-Gentil (…) nous ont toujours fermé leurs portes, disant n’avoir besoin de personne, quand le lendemain elles embauchaient d’autres personnes aux mêmes places déclarées non vacantes pour nous » (Lettre au Gouverneur Général de l’Afrique équatoriale française, Brazzaville, le 27 janvier 1956 in Owanga, p. 134-135).
À la veille de l’indépendance du Gabon et durant le gouvernement de Léon M’ba, son ami et co-détenu à Bambari, Benoît Ogoula sera conseiller municipal à Port-Gentil (1957-62), puis Attaché de Cabinet au ministère de la Justice (1962-67), directeur de Cabinet au ministère des Affaires étrangères et de la Coopération (1969-71) pour ne citer que quelques exemples.
Il ne parvint cependant jamais à intégrer le jeune gouvernement indépendant au sein duquel il aurait souhaité œuvrer au développement du Gabon, notamment au ministère de la justice (Lettre à Monsieur le Président de la République Gabonaise, Léon M’ba, Libreville, le 13 mars 1961, in Owenga, p. 145)
Réhabilitation et mémoire de Benoît Ogoula dans le Gabon contemporain
Benoît Ogoula a finalement eu une carrière politico-administrative qui le destinait à jouer un rôle de leader dans sa communauté, rôle par lequel il retrouva sa dignité et l’estime de sa communauté, tels qu’en témoignent les hommages rendus au Gabon depuis 2017 sous la forme de colloques et de publications impliquant notamment des universitaires gabonais tels que Guy Rossatanga-Rignault, juriste et spécialiste de sciences politiques :
« Je considère qu’Ogoul’Iquaqua est l’un des illustres grands inconnus de l’histoire ce pays. » Guy Rossatanga-Rignault, Libreville, janvier 2024.
Concluant que Benoît Ogoula était surtout dangereux pour les intérêts de l’administration coloniale qui n’hésitait pas à réprimer ces jeunes lettrés autrefois ses auxiliaires, Guy Rossatanga-Rignault ajoute :
« Ogoul’Iquaua fait partie des jeunes évolués de l’Ogooué maritime, comme il y avait Léon M’ba à Libreville et d’autres à Lambaréné et, il devient dangereux pourquoi ? Et le problème n’a pas disparu : les revendications d’Ogoul’Iquaqua sont celles de la chefferie Orungu, jusqu’à présent à Port-Gentil. Les revendications n’ont quasiment pas changé sauf que maintenant elles s’adressent à l’état post-colonial, et non plus à l’état colonial. (…) Et c’est là qu’il y a la manipulation politique, comme pour Léon M’ba, on avait besoin d’un prétexte pour l’éloigner et il retrouve effectivement Léon M’ba à Bambari. »
Le « mystique » qualifié de « fou dangereux » est donc un résistant de la première heure, désormais honoré. Une affaire, de fait, plutôt gabonaise que congolaise, même si l'A.E.F., dirigée par Brazzaville, est l'espace politique et judiciaire des années 1920-1930.
« L’affaire Ogoula » constitue un dossier inédit qui transcende l'étude de cas, à la croisée des regards et des compétences. Ces affaires, les procès éventuels et leurs termes d'accusation, dont les usages anthropologiques de la démence par les administrateurs coloniaux soulèvent un certain nombre de questions, à commencer par la définition des catégories, de ce dont on parle, et particulièrement ici, l’usage de l’accusation de folie pour neutraliser les effrontés de la situation coloniale.
Pourtant les revendications de ce jeune lettré Orungu et son ambition d’accompagner l’entreprise coloniale de « modernisation » du Gabon, étaient plus que légitimes, comme en témoigne le rôle des Orungu contemporains dans la gestion de l’exploitation pétrolière dont Port-Gentil est le port principal.
Les entretiens menés à Libreville en 2024 ont tous confirmé la vitalité de la mémoire et l’actualité de la pensée de Benoît Ogoula, particulièrement dans la situation de transition politique que connaît le Gabon actuel suite au putsch de 2023 qui a porté l’armée à la tête d’un gouvernement de transition.
« Dans mon milieu, les pleurs, la souffrance, l’injustice m’ont toujours inspiré le désir, parfois irrésistible d’y remédier » Benoit Ogoula Iquaqua
Dans la démarche de réhabilitation de l’œuvre et de la personne de Benoît Ogoula, son fils Auguste Ogoula Mowè a créé et anime un site web qui lui est entièrement consacré : https://ogoulaiquaqua.com |