1. Le droit colonial : fabrique de l’Autre

Plan du chapitre

Le pluralisme juridique colonial en Afrique

Dans le second empire colonial français, dont le début est conventionnellement fixé au moment de la conquête de l’Algérie en 1830, le principe d’égalité en droit ne trouve pas d’application. Les normes juridiques et les procédures judiciaires varient d’un individu à l’autre, suivant son appartenance aux habitants originaires, désignés d’« indigènes » par les juristes et par les administrateurs français, ou à celle des nouveaux arrivants. Suivant le statut juridique du territoire (colonie, protectorat ou territoire sous mandat international), les « indigènes » peuvent être des « sujets », des « protégés » ou des « administrés ».
Bien que ne jouissant pas des droits des citoyens, les « sujets » sont des nationaux français, puisque la France acquiert la souveraineté pleine et entière sur le territoire qu’ils habitent. Dans les cas des protégés et des administrés, en revanche, la souveraineté demeure une prérogative de l’autorité locale et, dans le deuxième cas, de la Société des Nations. Les « indigènes » de ces territoires ne sont donc ni des nationaux français ni des citoyens.
Dans les trois cas, alors que le « citoyen » relève à quelques exceptions près du droit français en vigueur en France hexagonale, l’« indigène » ne jouit pas des mêmes droits civils et politiques et conserve son statut personnel en matière de droit privé (mariage, filiation…). À partir de ce clivage fondamental, entre « citoyens » et « sujets », une panoplie de conditions juridiques se déploie : « étrangers assimilés aux indigènes », « étrangers assimilés aux Européens », « métis », « évolués ». La coprésence de ces différents statuts légaux est appelée « pluralisme juridique colonial ».

Un droit spécial pour la « mentalité indigène »

Dans le discours des juristes et des administrateurs coloniaux, la disparité de traitement juridique se fonde sur la constatation du décalage culturel, physique, mais aussi psychique entre les Européens et les populations autochtones. À compter de la dernière décennie du XIXe siècle, des occurrences telles que « mentalité indigène » ou « primitive », « esprit indigène » ou « âme indigène », deviennent courantes dans les écrits des spécialistes du droit colonial et des administrateurs pour désigner un univers mental différent, pourvu de caractères spécifiques qui feraient obstacle à la compréhension du droit occidental. La nécessité de l’adéquation de la législation applicable aux indigènes à leur niveau de développement mental est théorisée de manière systématique et devient un impératif partagé par les juristes.
Dans certains cas l’énonciation de caractères mentaux spécifiques se résume à des remarques généralistes, valables pour tous les « indigènes », sans spécification territoriale : « Sa mentalité [de l’indigène] ne connaît que l’usage de la force », « la mentalité des juges indigènes ne leur permet pas toujours de saisir la gravité des crimes » (Alexandre Merignac, Précis de législation et d’économie coloniale, Paris, Sirey, 1912). Dans d’autres cas, les administrateurs et les juristes peuvent se référer à une population donnée. Les habitants de l’Afrique subsaharienne, par exemple, se voient attribuer les étiquettes de simplistes, ainsi que la tendance à l’ivrognerie. Oisiveté, paresse, malléabilité, impressionnabilité, corruptibilité, inclination à la culpabilité sont certains des caractères spécifiques attribués aux Malgaches que le droit se doit de prendre en compte.
Les discours coloniaux soumettent le psychisme de l’Autre à des formes d’essentialisation qui se départagent difficilement des processus de pathologisation et laissent émerger un indigène « fou » en raison simplement de sa culture et de son origine. L’Africain serait donc en partie ontologiquement malade, porteur d’une altération qui lui serait consubstantielle et qui le distinguerait de l’Européen. Le discours juridico-administratif relate une non-étanchéité des frontières entre l’« ordinaire » et le « pathologique » de la « mentalité indigène ». Cette ambiguïté n’est pas sans conséquence sur la manière dont la folie de l’Autre est appréhendée dans le cadre de la législation et des procédures
À compter de 1927, la psychologie coloniale est une matière enseignée à l’École coloniale qui forme les futurs administrateurs et juges d’outre-mer, témoignant de la conviction de la connaissance de la mentalité des populations installées dans les différents territoires de l’empire français. Des mémoires sur la psychologie des peuples colonisés sont rédigés par les élèves.

La loi du 30 juin 1838 sur les aliénés en Afrique

Le droit en vigueur dans l’espace ultramarin diffère donc du droit applicable en France métropolitaine. La loi du 30 juin 1838, qui en France réglemente la condition juridique des aliénés et les procédures d’internement dans les asiles, n’est pas en vigueur en Afrique. Font exception l’Algérie (décret du 5 octobre 1878), Madagascar (décrets du 28 décembre 1895 et 9 juin 1896) et la Côte française des Somalis.
Les archives de l’administration coloniale témoignent des tentatives émanant du ministère des Colonies et du corps médical, dans la première moitié du XXe siècle, d’introduire la loi Esquirol dans l’espace ultramarin.
Le XXIIe Congrès des médecins aliénistes et neurologistes, qui a lieu à Tunis en 1912, est consacré à l’assistance des aliénés aux colonies. À cette occasion, les psychiatres Henri Reboul et Emmanuel Régis dressent un rapport, essentiellement adressé aux instances législatives, qui plaide pour une réorganisation de l’assistance psychiatrique aux colonies passant par l’adoption d’une législation en la matière. Se montrant sensible à ce sujet, en 1914, le ministre des Colonies, Albert Lebrun, demande aux gouverneurs généraux dépendant de son ministère de s’exprimer autour d’une proposition de loi qui, amendant la loi Esquirol, est censée être appliquée aux espaces ultramarins à des conditions préalablement déterminées par règlement d’administration publique. La proposition du ministre n’est pas favorablement accueillie par les gouverneurs sur place qui considèrent inopportun et contreproductif le fait d’adopter le même système qu’en métropole. Ils opposent, entre autres, la nécessité de prendre en compte la conception locale de la folie.
La tentative d’extension de la loi sur les aliénés dans l’outre-mer, réitérée la décennie suivante toujours sur initiative du ministère des Colonies, connaît un épilogue analogue.

Récits administratifs sur la folie de l’Africain

Les lettres adressées par les gouverneurs généraux en 1914 et 1926 s’arrêtent sur les conceptions locales de la folie et de la santé, ainsi que de l’intolérance des indigènes aux moyens juridiques et administratifs occidentaux de leur prise en charge.
La « séquestration arbitraire » des personnes atteintes psychiquement n’existe pas dans les territoires de l’AOF, observe le gouverneur général William Ponty dans sa missive. Il explique au ministre des Colonies que, dans la culture locale, la folie est considérée comme la manifestation d’une puissance divine et que les personnes qui en sont atteintes sont rarement enfermées et jamais maltraitées. Des propos similaires sont tenus par le gouverneur générale de la Côte française de Somalis qui rappelle que « le statut religieux et social de la population rend celle-ci réfractaire à toute idée d’internement des aliénés, sauf, naturellement, dans les cas de nécessité d’ordre public fourni par un sujet dangereux » (figure 15). Le gouverneur général de l’AEF signale, que « chez les indigènes on rencontre très peu d’aliénés » et que normalement leur état est dû à des maladies infectieuses réversibles. Il rappelle à son tour que « les indigènes s’accommodent fort mal de la privation de la liberté » (figure 16). Le Commissaire par interim de la République française dans les territoires du Cameroun explique que la coutume indigène est spécialement stricte à l’égard des « déments dangereux » qui sont gardés « en forêt, la cangue aux pieds ». Dans le cas d'un nouveau crime, ils sont tués et la responsabilité des dommages commis par leurs actes reposent sur la famille.