1. Introduction

Plan du chapitre

Les photographies d’un administrateur pénitentiaire à Cayenne

Plus qu’un cauchemar, le bagne de Guyane fut une réalité, engendrant son cortège de représentations comme autant d’interprétations subjectives. Pour échapper à une vision simpliste, la diversification des éclairages et la mobilisation de toutes les sources documentaires sont indispensables. Les vues présentées dans cette exposition appartiennent à cet ensemble de documents. Parvenues jusqu’à nous après un long séjour dans une boîte en carton, bordées de journaux vieillis, les fragiles plaques de verre dont elles sont tirées révèlent un aspect méconnu du bagne guyanais1. Elles donnent à voir non pas seulement l’univers sinistre du bagnard, mais une vie en société pleine d’oisiveté. Dans un travail historique, l’image photographique est toujours séduisante et par conséquent dangereuse si l’on ne s’en méfie pas. Sa valeur ne vient pas seulement de son contenu mais aussi de sa raison d’exister. Bien moins complexe que la réalité elle-même, l’objet photographique nécessite aussi une exploration attentive pour être compris. Il est le produit d’une situation, d’un destin personnel, d’une technique, d’un environnement social, autant de points que nous proposons d’aborder à travers ces photographies. Replacées dans leur contexte, ces images prennent alors une dimension qui dépasse le cadre pourtant très marquant du bagne guyanais.

1. Le fonds est constitué d’une centaine de plaques en verre 4,5 x 11 cm. L’exposition présente une quarantaine de tirages après restauration numérique afin de les rendre plus lisibles (contraste, rayures, poussières, moisissures) mais sans nettoyer leurs défauts d’origine.

Un siècle de pénitence

Du XVIe au XVIIIe siècle d’âpres combats se déroulèrent entre Anglais, Hollandais, Portugais et Français, avant que les limites de la Guyane française soient définitivement fixées en 1817. Après les grands travaux de sécurisation dans Paris, menés par le baron Haussmann, le prince président Louis Napoléon Bonaparte donna son accord à l’exil des condamnés aux travaux forcés, voyant en cela une peine "plus efficace, moralisatrice et humaine si elle était utilisée aux progrès de la colonisation française". Le décret de 1852, puis la loi de 1854 officialisèrent la "transportation". Cette loi s’appuyait sur trois axes : l’utilisation de la main d’œuvre pénale pour les travaux d’utilité publique, l’envoi de femmes permettant la création de familles et la possibilité d’obtenir des "concessions agricoles" en fin de peine. L’afflux de la population pénitentiaire fut tel que jusqu’en 1867 des camps fleurissaient un peu au hasard : Saint-Georges sur l’Oyapock (1853-1860), La Montagne d’Argent (1853-1864), La Comté (1854-1859), Sainte-Marie (1854-1863), Saint-Augustin (1854-1860), Saint-Philippe (1856-1857), Saint-Louis (1855-1864). Les bagnards étaient aussi bien des condamnés de droit commun, les "transportés", que des politiques, les "déportés". Les premiers, selon leur dossier, restaient à Saint-Laurent du Maroni, ou pouvaient être envoyés vers les îles du Salut ou les camps forestiers comme Charvein pour les plus mal notés. Les seconds étaient internés soit à Cayenne, soit à l’île du Diable comme le fut le capitaine Dreyfus, de 1895 à 1899. Une fois sa peine achevée, le forçat devait effectuer le "doublage", c’est-à-dire, l’obligation de passer un temps identique à sa condamnation sur le sol guyanais après sa libération si la peine était inférieure à 8 ans et à vie, si la peine dépassait 8 ans. La difficulté à trouver du travail était alors telle que l’on disait volontiers : "le bagne commence à la libération" . De 1867 à 1887, du fait d’un taux de mortalité très important, la transportation en Guyane fut ralentie. En 1885, une loi contre les récidivistes, met en place la "relégation", c’est-à-dire une peine complémentaire a la prison, qui exile à vie en Guyane les multirécidivistes (y compris pour des fautes mineures).

Partant de Saint-Martin de Ré en Charente, les bagnards furent près de 70.000 à participer à tous les travaux de la vie courante dans la colonie. Mêlés à la population et contrôlés par un nombre insuffisant de surveillants (4000 bagnards pour moins de 200 gardiens en 1925), les bagnards tentaient de s’évader dès que possible. Les conditions de vie déplorables laissaient d’ailleurs peu d’espoir de vivre vieux (la moyenne de vie est estimée à cinq ans). Certaines années comptèrent jusqu’à 800 évasions vers le Brésil ou le Venezuela. Au total, près de 9000 bagnards s’évanouiront de "la terre de la grande punition" : certains finirent "péons" en Amérique du sud d’autres dans le ventre des requins. Les gardiens, sous la responsabilité de la puissante Administration pénitentiaire partageaient pratiquement les mêmes conditions de vie que les condamnés. Cette promiscuité rendait ambiguës les relations entre les condamnés et leurs gardiens, mêlant cruauté et pitié, respect et trafic intéressé. Dans les années 30, après une campagne de presse particulièrement efficace d’Albert Londres, grand reporter au Petit Parisien et alors que les journaux du monde entier (surtout ceux des U.S.A) mettaient en cause ce système carcéral "odieux et rétrograde", le pouvoir politique mené par Gaston Monnerville, député de la Guyane, œuvre pour la suppression de cette institution. Lors d’une grande réunion, le Garde des sceaux, Marc Rucart s’exclame : "on peut condamner un coupable à la détention perpétuelle, à mort, mais notre cœur, notre sentiment intime, nos croyances diverses, notre christianisme, en particulier, nous interdisent de condamner aucun homme à descendre plus bas qu’il n’est". Le 17 juin 1938, le président de la République Albert Lebrun signe un décret-loi mettant fin à la peine des travaux forcés dans les colonies (lire le texte). La seconde guerre mondiale empêcha sa mise en application, mais dès 1944, le général De Gaulle dépêcha un émissaire pour régler ce problème et fermer le bagne. Le 1er Août 1953, les derniers témoins, bagnards ou surveillants rentraient en France avec l’aide de l’Armée du Salut sur le "San Matteo", un siècle après les premiers "transportés", le bagne était mort.

Documents involontaires

Les photographies présentées ici nous viennent d’un responsable de l’Administration pénitentiaire qui vécut en Guyane entre 1897 et 1906. Ont-elles été réalisées par ce responsable ou par un photographe, à sa demande ? Nous l’ignorons, elles donnent en tous cas à voir, non pas l’univers sinistre du bagnard, mais la société de fonctionnaires expatriés qui constituait l’encadrement hiérarchique des simples gardiens. Le spectateur assoiffé d’images sensationnelles sera donc déçu, il devra plutôt exercer son regard à déceler les indices, parfois discrets, mais souvent criants, de la situation tragique, mêlant dans une cohabitation forcée une société bourgeoise, des gardiens dévorés de compromission, des hommes à demi esclaves. Il sera aussi plongé dans le cadre de vie de ces différentes destinées dont il pourra apprécier l’exotisme ou soupçonner la rudesse.
Aucune intention documentaire ne semble accompagner ces photographies. Alors qu’elles se situent dans le cadre d’un établissement pénitentiaire, leur cadrage en évite soigneusement les éléments caractéristiques. Leur valeur informative sur ce point reste donc assez ténue. Cependant il ne s’agit pas pour autant d’images de propagande. Le photographe de circonstance mêle des souvenirs familiaux à la description de la colonie, l’exotisme du pays à une activité professionnelle. Cet ensemble de photographies ressemble d’abord à l’album d’une excursion touristique : les protagonistes posent sur les sites à visiter, arpentent la jungle, effectuent des rencontres, admirent les constructions naturelles et humaines. Cette naïveté, teintée d’un certain cynisme, en détournant le regard de l’opérateur des images attendues du bagne, nous permet de tirer une quantité d’informations. Si nous essayons d’en rester aux faits, voici par exemple ce que nous apprennent ces photographies.

Les familles du personnel de l’Administration pénitentiaire s’occupent en promenade, déjeuner sur l’herbe, partie de Whist, invitation, spectacle de carnaval. La toilette des femmes est soignée ; les hommes, coiffés du casque "pain de sucre", sont emmenés au cours de leur visite sur des sortes de chaise à porteur. Le cadre de vie est marqué par les éléments naturels : la luxuriante forêt alterne avec des palmiers omniprésents, les rapides des fleuves succèdent aux rouleaux de l’océan. Apparaissent aussi quelques espaces peu reluisants : les rues terreuses de Cayenne, les baraquements autour du Canal Laussat. Les constructions officielles comme les bâtiments de l’Administration pénitentiaire, l’hôpital de Cayenne ou les bassins de rétention d’eau font par contre bonne figure. Les bagnards sont très actifs : ils déchargent les bateaux, travaillent le balata (gomme proche du caoutchouc), défrichent la forêt, tirent des troncs d’arbre, conduisent des barques, et tentent aussi de s’évader. L’Administration pénitentiaire exploite les ressources naturelles : l’or des cours d’eau avec des machines à vapeur, le balata, le bois. Mais nous devons mesurer tout ce qui échappe à ces images, comme le souligne ce bagnard rencontré par le journaliste Albert Londres lorsqu’il mène son enquête en Guyane :
« […] vous avez été au Diable, déjà ?
Oui.
Ah ! cela ne fait pas mal en photographie, n’est-ce pas ? Quand je suis arrivé sur la Loire en 1908, moi aussi j’ai dit : c’est coquet. »

Il est bien clair que ces photographies sont censées nous présenter un bagne présentable. Même les images les plus dures, restent à distance et ne font rien ressentir d’une réalité parfois insoutenable. Par exemple cette image intitulée " Halage d’une pièce de bois à Charvein " qui semble d’une neutralité très factuelle, prend un relief saisissant placée à côté de ce témoignage :
Aux troncs à déplacer sont fixées de fortes amarres les long desquelles s’échelonnent des bricoles où s’attèlent les forçats.[…] Lorsqu’un obstacle se dresse sur le chemin, au lieu de le tourner, la corvée doit le franchir malgré tout. […] Et les malheureux font des efforts désespérés. Pieds-nus et les vêtement en lambeaux, ils barbotent dans la vase ou se déchirent les chairs aux chicots et aux ronces. Et les serre-files hurlent et frappent jusqu’à ce que la pièce de bois soit dégagée1 De l’autre côté, l’image épanouie des familles de "la Pénitentiaire" ne semble pas convaincante. Ces activités légères paraissent masquer une évidence : l’ennui. Les familles cherchent à reconstituer une vie en société pour mieux passer le temps. Dans Papillon, Henri Charrière évoque d’une phrase cette impression. Alors qu’il est ramené au bagne après des mois de cavale et d’aventures, il remarque dépité : Au débarcadère, un monde fou […] comme nous arrivons un dimanche, cela fait une distraction pour cette société qui n’en n’a pas beaucoup.2
A côté de cette lassitude morale, l’état physique n’est probablement pas satisfaisant. La présence parmi les photographies du cimetière de La montagne d’argent ou de l’hôpital de Cayenne n’est pas anecdotique. En Guyane, tous les témoignages convergent, les conditions de vie et le climat font craindre sans cesse la maladie. Dans une lettre adressée à son supérieur, un médecin militaire rapporte par exemple : "Je devais m’établir à Iponçin, sur une crique se jetant dans l’Approuague, précisément là où je suis tombé malade pour la première fois. Je fus alors hospitalisé à Cayenne, puis une dizaine de jours après, je rejoignis Regina où la fièvre me prit avec violence et ténacité" . Il poursuit un peu plus loin : pour le bagnard l’hôpital est une sorte de paradis terrestre. (Lettre du Médecin capitaine Perro, 1945. Fonds privé F. Sénateur).
Pourtant, à travers ces photographies la Guyane et son bagne paraissent un pays où il fait bon vivre, la bonne humeur semble régner parmi le personnel administratif. Le bagnard ne se présente pas non plus comme un être détestable ou dangereux, il apparaît comme un élément du cadre de vie. Tel le condamné "à l’air si caninement résigné" de la Colonie pénitentiaire de Kafka, il semble participer passivement à la vie sociale. Sa position est cependant troublante, car s’il se situe au plus bas de la hiérarchie, il est celui qui en donne toute la raison d’être. Pour autant, ces images mentent-elles ? Certainement pas plus que d’autres, mais face à une situation à ce point polarisée en deux camps, elles apparaissent comme un parfait exemple de regard photographique orienté. Elles révèlent en même temps le malaise d’une histoire humaine. Le décalage entre les scènes de vie familiale et la raison d’être de cette vie quotidienne est renforcée par la technique stéréoscopique. Curieusement, ce surplus de réalité donné par la troisième dimension, donne un effet spectaculaire qui accentue la mise à distance d’une souffrance omniprésente.

1. Auguste Liard-Courtois, Souvenirs du bagne, Toulouse, Les Passés Simples, 2005 (1903), p. 277.

2. Henri Charrière, Papillon, R. Laffont, 1969, p.16.

Deux images pour une troisième dimension

La perception du relief, c’est-à-dire l’appréciation des distances entre l’observateur et les objets qui l’entourent, est un phénomène beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. De l’Antiquité à Vinci, le rôle de la vision binoculaire était attribué à la compréhension des formes. Au XVIIe siècle, Kepler et Descartes introduisirent l’idée que cette double vision permettait d’apprécier les distances entre les objets. En 1832, l’anglais Wheaston appliqua ce principe en inventant le stéréoscope qui permettait de donner une impression de relief à partir d’un couple de dessins vus indépendamment par chaque œil. Physiologiquement, ce principe est convaincant, mais il faut souligner que la perception du relief peut aussi avoir lieu face à de simples images à deux dimensions. L’effet perspectif grâce aux lignes fuyantes, l’utilisation pertinente des couleurs (rouge en premier plan, bleu à l’arrière), la disposition de motifs géométriques, ou encore, la perception d’image à travers un dispositif optique (lentille, miroir) ou par transparence, donnent aussi des effets de relief efficaces, comme l’illustrent les décorateurs en trompe-l’œil ou les adeptes de l’Op Art. C’est la synthèse effectuée par le cerveau des différents indices visuels du relief qui donne l’illusion d’une troisième dimension.

L’intervention du réalisme photographique dans le dispositif stéréoscopique permit d’atteindre une illusion saisissante. Dès 1849, Brewster appliqua l’idée de Wheaston à l’image photographique. Le principe consiste à réaliser deux photographies correspondant au point de vue de chaque œil, puis à les restituer en faisant en sorte que chaque œil ne voie que l’image qui le concerne. La photographie stéréoscopique ne connut pas un succès immédiat. Son entrée sur la scène commerciale eut lieu à l’Exposition Universelle de Paris en 1851. L’événement déclencha alors l’effervescence des inventeurs : Duboscq, Claudet, Quinet, Bertsch, Almeida, Disderi, Richard pour les plus fameux. Stéréoscopes à miroirs, appareils de prise de vue à deux objectifs, systèmes de borne pour visionner des séries, stéréoscopes à vues transparentes, formats des couples stéréo, chaque étape de la stéréoscopie donna lieu à de virulentes batailles de brevets. L’anaglyphe (deux images rouges et bleu-vertes superposées, observées à travers des lunettes bicolores) représente la dernière innovation, découlant de l’apparition de la photographie en couleur. Au-delà de ces péripéties technicistes et commerciales, on assiste en fait à l’émergence d’un bouleversement des représentations visuelles qui prépare l’avènement du cinéma et annonce la réalité virtuelle du XXe siècle. De même que les origines de la photographie ont puisé dans l’univers du spectacle par l’intermédiaire du diorama de Daguerre, l’image stéréoscopique se situe dans la lignée des illusions théâtrales. Très vite, ces images furent utilisées pour reconstituer les différents tableaux d’un spectacle. Tel un théâtre miniature, le dispositif stéréoscopique permet de raconter des histoires, de bâtir des décors, de mettre en scène des personnages.

N’est-ce pas d’ailleurs une des caractéristiques de l’ensemble de stéréophotographies qui nous occupe ici : un ensemble de personnages, évoluant dans un même décor, pendant un temps déterminé ? Les images représentant une scène en costume à l’occasion du carnaval renforcent également cette sensation. Elles rappellent aussi ces représentations théâtrales que les bagnards étaient autorisés ou parfois encouragés à organiser. Liard-Courtois raconte ainsi une expérience théâtrale à Saint-Laurent du Maroni qui connut un grand succès mais tourna court après qu’il eut tenu le rôle d’un avocat et improvisa un plaidoyer à tendance anarchiste.1 Un peu plus tard il fut enrôlé comme décorateur d’une comédie donnée sur les Iles du Salut. Le soir de la première il découvre dans le public toute l’administration, tous les geôliers, gardiens, surveillants et soldats.2
Parfois à l’occasion de ces représentations la photographie était directement convoquée. Albert Londres rapporte une scène où au cours d’un répétition les bagnards appellent un photographe pour fixer l’événement :
"- Eh ! le photographe, tu ne nous prends pas ? Les deux plus beaux descendirent au pied de la case et posèrent. Ils avaient deux splendides gueules de fripouille. L’un tenait un poignard à la main"3 Cette scène frappe par sa cocasserie et souligne l’ambiguïté de la vie de bagnard : individu rejeté par la société sur "le chemin de la pourriture", il peut devenir soudain un élément tristement pittoresque. Dans ce même récit, Albert Londres évoque un photographe professionnel faisant poser quelques bagnards tuberculeux. " Et Jeanin, le photographe Jeanin, vient de recruter quelques escouades pour " faire une plaque ". […] Ils collaborent de bonne grâce. Devant l’appareil - ils s’en souviennent - il faut sourire. Ils sourient "4 La présence de ces photographes pourrait nous inciter à attribuer les plaques stéréoscopiques à un professionnel ; quoi qu’il en soit, la quantité (une centaine) et la qualité des photographies méritent que l’on précise les motivations qui ont pu conduire à leur réalisation.

1. Liard-Courtois, ibid., p.342
2. Ibid.Souvenirs du bagne, p.411.
3. A. Londres, Au bagne, Paris, Arléa, 1999, p. 192.
4. ibid., Au bagne, p.173.

« Revivre à volonté les moments heureux »

Une des particularités des vues stéréoscopiques provient de leur mode d’observation. Si elles relèvent bien du spectacle, elles s’adressent cependant à un spectateur individuel. Jusqu’au succès de l’anaglyphe des années 1920 qui permettait l’observation d’une même image stéréo scopique par plusieurs observateurs, les dispositifs stéréoscopiques donnent l’illusion du relief dans l’isolement. Cette disposition, à fort pouvoir suggestif, entraîna d’ailleurs très rapidement des dérives vers la production d’images licencieuses qui suscita de nombreux procès dans les années 1860.

La capacité de fascination de ces images doubles qui assura leur succès auprès du grand public, procède du divertissement optique et donne lieu à une distraction presque magique. Les séances de visionnage stéréoscopique se présentaient comme une réponse à l’ennui, un passe- temps efficace. Leur place dans une vie en société bercé de nonchalance n’est donc pas étonnante. De manière plus générale, cette activité a participé de l’expansion de la photographie amateur de la fin du XIXe siècle. En effet, alors que la stéréophotographie souffrait des réticences du monde artistique aux amusements optiques, sa diffusion dans le milieu amateur fut importante, renforcée par la simplification de la technique à partir des années 1880. Cet engouement marquait aussi l’essor de l’usage envahissant de l’image photographique dans la vie quotidienne, renforcé par le succès d’une intense activité éditoriale. L’image stéréoscopique qui permettait de voyager par procuration, de faire partager des paysages et des coutumes exotiques ou pittoresques, fut un marché rentable pour les éditeurs comme Gaudin et Richard, bien que balayé au début du XXe siècle par le succès de la carte postale.

C’est donc dans ce cadre qu’il faut situer la réalisation de cet ensemble de plaques stéréoscopiques. Plus précisément, si nous ne pouvons affirmer qui est l’auteur de ces images, nous savons que le fonctionnaire qui les possédait était sensible aux arts visuels. Nous avons pu en effet retrouver quelques témoignages de la première étape de sa carrière en Nouvelle Calédonie. Là-bas, ses supérieurs lui reprochèrent souvent son manque de conviction pour les tâches administratives au profit de sa pratique de l’aquarelle et de la photographie, "il s’adonne trop au dessin et à la photographie en dehors de son bureau, et celui-ci en souffre" se lamentait par exemple son chef de bureau en 1885.

Les photographies réalisées une dizaine d’années plus tard en Guyane témoignent encore de ses goûts artistiques. La composition attentive des poses, dont une nous rappelle irrésistiblement "Le déjeuner sur l’herbe de Manet" (comparer avec le modèle original sur le site du Musée d'Orsay), la recherche du pittoresque ou la qualité technique de ces plaques, manifestent un zèle passionné pour l’art photographique. Le regard de l’intérieur sur cette société coloniale se révèle aussi d’une sensibilité attentive à son entourage. Ainsi, certaines images de l’exposition comme cette promenade "Sur la plage de Montabo" évoquent un grand professionnel de l’amateurisme, Jacques-Henri Lartigue.
Le haut-fonctionnaire fut peut-être sensible, parmi les nombreuses réclames pour les appareils stéréoscopiques, à cet argument commercial irrésistible : "permet de revivre à volonté les moments heureux ". Le bonheur enregistré sur ces images se teinte pour nous d’un étrange malaise, une fois situé dans le contexte pénitentiaire . Quelle curieuse expérience que de plonger aujourd’hui parmi ces souvenirs heureux, irrémédiablement associés à cet épisode terrifiant que fut le bagne de Cayenne.

Pour aller plus loin, voir le dossier thématique n° 2 "Les bagnes coloniaux"