2. La camelote au bagne : peintures et dessins

Plan du chapitre

La camelote permet la réalisation d'œuvres particulièrement élaborées. Certains condamnés disposent effectivement de talents artistiques dans les domaines du dessin et de la peinture et produisent une œuvre dont certains exemplaires sont encore visibles aujourd'hui. « LK », caricaturiste du bagne, a produit ainsi de nombreux dessins mettant en scène des personnages célèbres du bagne. Ce dernier les vendait et les reproduisait en grand nombre. Certains d'entre eux illustrent par exemple des articles de l'enquête menée par Albert Londres au bagne de Guyane pour le compte du Petit Parisien à partir du mois d'août 1923. D'autres peignaient directement sur des toiles (originales ou issues d'uniformes règlementaires), comme Louis Grilly ou Casimir Prénéfato, des scènes naïves de paysages guyanais ou des scènes de vie au bagne. Car ces œuvres pouvaient être vendues directement par le condamné à des particuliers ou bien être l'objet de commandes passées auprès d'anciens condamnés libérés du bagne. Parmi ces artistes, un en particulier se distingue par son style et par l'abondance de sa production, il s'agit du relégué Francis Lagrange (matricule 14 912). Parmi ses œuvres les plus célèbres figurent notamment les fresques qu'il exécute dans l'église de la transportation de l'île Royale qui, avec celles du peintre forçat Pierre Huguet à l'église Saint-Joseph d'Iracoubo, demeurent sans conteste les expressions les plus abouties des œuvres de forçats-artistes en Guyane.

Peintures

Né le 13 février 1899 à Frenneville (Somme), Louis Grilly est condamné le 15 octobre 1917 à cinq ans de travaux forcés par la cour d'assises de Caen pour un vol commis à l'âge de dix-huit ans. "La conduite du transporté Grilly a été médiocre dès son arrivée dans la colonie (1922) jusqu'en 1926. Transporté de 1ère classe depuis le 1er avril 1928." Le transporté s'est ensuite amendé et n'a plus jamais encouru aucune peine ni punition disciplinaire jusqu'à sa libération. Le 17 décembre 1929, Louis Grilly demande à être porte-clef (c'est-à-dire à devenir un forçat auxiliaire de l'administration pénitentiaire) ; sa demande est rejetée au motif que "ce transporté actuellement à l'hôpital est peintre aux travaux". Il s'évade du bagne en tout à quatre reprises. Sa dernière évasion a lieu au terrible camp disciplinaire de Charvein, il n’a alors que vingt-cinq ans... Libéré en 1936, il reste deux ans à Saint-Laurent du Maroni pour épuiser le reliquat d'une peine antérieure avant de partir s'installer à Saint-Jean du Maroni.

Daniel Capbal s'est particulièrement illustré par des séries d'assiettes en tôle peinte. Ce relégué, qui faisait partie des forçats ayant le statut de peintre, était particulièrement connu pour ces scènes de fleuve et de chasse en forêt, mêlant dans un style naturaliste, Amérindiens, Noirs-Marrons et animaux. Ces assiettes métalliques étaient réalisées à partir de rond d'ovales, découpés dans des futs d'huile de 200 litres, puis aplatis et peints à la demande.

Casimir Prénéfato est né en Espagne le 17 février 1888. Condamné par la cour d'assises de l'Ariège en 1922 aux travaux forcés pour évasion, il réalise ses œuvres au début des années 1940, alors qu'il est officiellement "peintre aux travaux publics". Lui-même se déclare d'ailleurs "peintre en lettres" et sur les relevés de ses diverses condamnations pour évasions figure la mention "profession : peintre". Sa notice individuelle conservée aux Archives nationales d'outre-mer indique qu'il "vivait du vol, intelligent mais d'un cynisme et d'une audace inouïs. Spécialiste du vol qualifié. A plusieurs évasions à son actif." Il portait le tatouage d'un "oiseau de mer sur branche, nid, oiseau au vol", et sur le poignet gauche "AMOR". Il est libéré en 1945 et décède le 5 octobre 1946 à Cayenne d'une hémorragie interne et d'un pneumothorax.

Selon toute vraisemblance, LK serait un ancien transporté de Guyane qui a produit un nombre important de dessins représentant des scènes de vie du bagne et des caricatures de forçats célèbres. Ses œuvres sont souvent produites en série et il existe parfois trois à quatre versions d'un même thème. En août 1923, quelques-unes de ses œuvres illustrent le reportage mené par le reporter Albert Londres au bagne de Guyane. Ce dernier y est présenté comme "un artiste du bagne". Les scènes qu'il dépeint confirme l'hypothèse qu'il s'agit d'un ancien bagnard qui a connu les différentes étapes de l'internement au bagne : le dépôt de Saint-Martin de Ré, le voyage à bord du navire Loire, le camp de la transportation de Saint-Laurent du Maroni, les îles du Salut et le pénitencier ainsi que l'hôpital de Cayenne.

Dessins

Artiste-peintre, Francis Lagrange commet de nombreuses escroqueries qui lui valent d'être condamné à la relégation. Arrivé à Saint-Jean du Maroni en 1931, il s'en évade et parvient à falsifier des billets de banque ce qui lui vaut une condamnation à dix ans de travaux forcés par la cour d'assises de Cayenne. Interné aux îles du Salut, il produit énormément de tableaux et de dessins sur le bagne qu'il signe sous le pseudonyme de « Flag » et qu'il revend la plupart du temps au personnel administratif. Parmi ses œuvres les plus célèbres figurent notamment les fresques qu'il exécute dans l'église de la transportation de l'île Royale. Durant la Seconde Guerre mondiale, Francis Lagrange, comme d'autres forçats, réclame la possibilité d'être engagé volontaire au sein de l'armée pour partir se battre contre l'Allemagne. La même tendance s’était observée également lors du premier conflit mondial où des forçats tentaint de s'engager pour rejoindre la France en arme, espérant par là obtenir le relèvement de leur peine. Mais ces demandes sont toutes déboutées par le ministère des colonies. Après la défaite, les gouverneurs qui se succèdent en Guyane à partir de 1940 demeurent fidèles au régime de Vichy.

Au Maroni, un véritable « exode » comme le surnomme l'administration pénitentiaire s'organise et des forçats répondent à l'appel du capitaine Claude Chandon. Réfugié en Guyane hollandaise, ce dernier refuse l'armistice et lance un appel destiné à des volontaires souhaitant rejoindre la France Libre. Des forçats et des membres de l'administration pénitentiaire le rejoignent alors. Mais la sévère répression menée par le gouverneur et par le chef des services pénitentiaires limite rapidement la portée de cet appel.

À Saint-Laurent du Maroni, Francis Lagrange exerce ses talents de peintre. Libéré de sa peine de transportation en juillet 1942, il est placé en relégation collective puis individuelle. Lagrange répond ainsi aux commandes de particuliers qui lui réclament des portraits de famille, de décorer leurs établissements, des images pieuses ou bien encore des portraits du maréchal Pétain. Mais Lagrange contracte également de nombreuses dettes auprès de ses commanditaires et évite soigneusement de les rembourser. Ces derniers le paient souvent d'avance en argent ou en fournitures et il parvient ainsi à escroquer huit d'entre eux pour près de 9 499 francs de novembre 1943 à septembre 1944.

Pressé par ses créanciers, Lagrange décide de partir s'installer à Mana. Là, au bout de deux mois de présence, il parvient encore à soutirer 1 345 francs à trois individus dont le révérend père Le Lay, ministre du culte à Mana, qui lui a commandé une série de tableaux d'images pieuses. En tout, les sommes dues par Francis Lagrange tant à Mana qu'à Saint-Laurent du Maroni s'élèvent à plus de 10 000 francs. Sa parade est immuable et ses talents lui permettent d'abuser de nombreux commerçants qui sont essentiellement d'anciens condamnés relevés de la relégation ou des libérés de la transportation. Grâce à ses talents d'artiste, il parvient à les escroquer et lorsqu'il est acculé par les ardeurs de ses créanciers, il rembourse les uns et les autres à tempérament en contractant de nouveaux emprunts. Mais rattrapé par ses dettes, Francis Lagrange est relevé de la relégation individuelle en janvier 1945.

La production de Francis Lagrange est extrêmement variée : on y trouve des portraits, des académies, des paysages, des cartes géographiques illustrées, des sujets de piété, des scènes galantes, des copies d'après des maîtres et des pastiches, le plus souvent peints à l'huile. Mais son sujet de prédilection fut le bagne lui-même, objet d'une expérience douloureuse et d'observations quotidiennes, au long de quinze années, en même temps que sujet de fascination pour les acheteurs de ses dessins et de ses toiles. La plupart des dessins ou des carnets de dessins de Francis Lagrange ont été réalisés pour partie au bagne, pour partie après la fermeture de celui-ci mais toujours en Guyane et ils racontent la vie des pénitenciers avec une grande véracité.