1. Entrer « dans la nuit sinistre et sombre »

Plan du chapitre

Un rayon mortel

Dans la saga Fantômas (1911-1913), les scènes choc ne manquent pas pour susciter l’émotion des visiteurs d’une exposition, qui déambuleraient comme dans un château hanté : sur le seuil un fiacre conduit par un cadavre (Le Fiacre de nuit), dans l’entrée des gants de peau humaine (Le Mort qui tue), plus loin un matelas rempli d’arsenic, partout des ombres et des fantômes, au-dessus de caves et de souterrains secrets. Si Fantômas se nourrit bien de « l’atmosphère trépidante et romanesque dans laquelle la génération de 1900 vécut ses premiers rêves »1, il tient tout autant, dans ses dispositifs, de l’univers des farces et attrapes et du spectacle morbide pour foules en quête de sensations. « Dans la nuit sinistre et sombre [… A]llongeant son ombre immense », Fantômas, « spectre aux yeux gris », « se dresse » comme un des mythes criminels les plus puissants de l’époque contemporaine2.

 

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1
Robert DESNOS, « Le Rayon mortel », Journal littéraire, 15 novembre 1924.
2 Robert DESNOS, « La complainte de Fantômas », 1933.

En collaboration avec la Bibliothèque des littératures policières (BILIPO), Criminocorpus a consacré en 2015 une exposition à René Navarre, premier Fantômas à l’écran (1913-1914) et une autre en 2018 au « Maître de l’Effroi ». Les grandes étapes éditoriales de ce qui fût un succès médiatique majeur de la Belle Époque, d’abord par l’imprimé puis, très vite, au cinéma, sont bien connues. Les tirages importants des Fantômas entre 1911 et 1913, déclinant néanmoins au fil des volumes de 100 000 à 40 000 exemplaires, fruits des logiques commerciales de la maison Fayard, inscrivent les aventures du « Génie du crime » dans le champ des fictions de grande consommation. Sur les couvertures signées Gino Starace (1859-1950) comme sur celles des nombreuses traductions européennes, on meurt, on brûle, on vole, on prend la fuite, on se grime, on menace, on se cache, jeté en prison pour en sortir aussitôt. Mais, avant tout, on est saisi d’effroi.

Le contrat éditorial oblige les auteurs à enchaîner les romans comme autant de maillons d’un « collier d’esclave », comme ils l’écrivent en privé. L’éditeur insère à la fin des épisodes la promesse publicitaire du suivant : « Le 20 juillet paraîtra : Fantômas XVIIIL’Assassin de lady Beltham – un fort volume : 65 centimes ». Le soulignement de la date de parution affirme le caractère sériel de l’entreprise, le prix et le gabarit rappelant la nature marchande du livre proposé.

L'irruption de la violence radicale

Le personnage et son succès méritent de poursuivre l’examen : leur intérêt historique dépasse la seule question éditoriale et médiatique. Fantômas est un tableau outré de la société de la Belle Époque et de sa culture du crime. Il signe l’irruption de la violence radicale dans la culture de masse. Derrière les crimes racontés, les lecteurs reconnaissent sans peine ceux de la bande à Bonnot et d’autres criminels dont la presse relaie les méfaits.
Les élites politiques et religieuses, qui confondent l’exposition des actes et des motivations des personnages avec celle des auteurs, condamnent fermement Fantômas. La critique refuse par principe toute capacité de mise à distance au lectorat populaire, considéré comme fragile et influençable. En février 1911, dans Comœdia, Armand Massard, relatant l’évasion acrobatique d’un criminel, ajoute : « Et nous compterons une victime de plus de tous les Raffles, Arsène Lupin, Fantômas et autre Mystérieux Jimmy ». Il conclut que, « hantés » par la littérature policière, des « criminels de toutes natures allaient jusqu’à se cacher […] dans les prisons ».
Comme nous l’avons souligné avec Matthieu Letourneux

à la source de la série, se trouve une parole collective : celle des romans populaires, feuilletons et journaux de faits-divers, dont se saisit l’œuvre en s’assumant dès l’origine comme le résultat de discours multiples. La série des romans de Souvestre et Allain peut en effet être lue comme un moment de synthèse d’un imaginaire conçu au fil du XIXe siècle à travers l’avènement progressif d’une culture médiatique déclinée dans la presse et les avatars successifs de la littérature populaire (feuilletons, journaux-romans, livraisons, fascicules, collections populaires, etc.). Tandis que la presse impose ses représentations du monde – du réel – la littérature le reformule en un récit partagé, produisant un imaginaire collectif décliné en lieux communs, oppositions récurrentes et personnages types1

Maître des machines et des machinations, Fantômas participe du vacillement de la réalité, cette entreprise sociale et cognitive au cœur du projet de l’État-nation2. On croise dans les pages des romans des personnages hallucinés, considérés comme fous et enfermés, parce que leur raison a été mise à l’épreuve par les entreprises invraisemblables du criminel.

 

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1
Loïc ARTIAGA et Matthieu LETOURNEUX, Fantômas! Biographie d’un criminel imaginaire, Paris, Les prairies ordinaires, 2013.
2 Luc BOLTANSKI, Énigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes, Paris, Gallimard, 2012.

Le musée apache

Dans les années 1910, lire Fantômas c’est d’abord entretenir une forme d’exotisme social, nourri par le quotidien des « Apaches », jeunesse criminalisée dont l’existence est dramatisée par la presse de l’époque. Avec eux, une part des aventures de Fantômas s’enracinent dans la « zone », telle que la bourgeoisie d’alors peut la fantasmer. Les dialogues, que les auteurs oralisent en usant d’un dictaphone avant que leurs textes ne soient saisis par des secrétaires, laissent une large part à l’argot des faubourgs. Cette question de la langue est parfois problématique pour les traducteurs, qui demandent, comme Verlag Schneider & Co (Vienne) des dictionnaires spécifiques aux auteurs1. Souvestre et Allain installent au fil des romans une galerie de figures secondaires dont les actions alimentent une vision inquiétante du peuple. « Comment va-t-on lui faire passer le goût du pain ? » demande un personnage avant de commettre un meurtre dans Le Cercueil vide. Et l’autre de répondre :

« Le crever, bien sûr, ça c’est couru d’avance qu’on va le crever ! Seulement, voilà, faut faire attention. C’est pas des trucs à faire au hasard, sans quoi on risque de se faire poisser » (Le Faiseur de reines, 1913).

Le Bedeau, brutal, comme le peu scrupuleux Bec-de-Gaz ou l’effrayant Jean-Marie l’Équarrisseur louent ainsi leurs services au « Maître de l’effroi ». La fiabilité et l’efficacité relatives de ses sbires conduisent cependant celui-ci à en faire périr un grand nombre dans l’épisode final, La Fin de Fantômas (1913). Des pierreuses qui « font leur persil » et des prisonniers complètent ce panorama peu engageant des classes populaires. Celles-ci sont représentées comme pittoresques, mais surtout avides, changeantes, violentes. Les figures inverses, comme l’honnête céramiste Jacques Dollon ou sa sœur Élisabeth, se muent d’ailleurs rapidement en cibles pour Fantômas.

 

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1
IMEC, MAL 11.1. Lettre de MA à Verlag Schneider & Co, Vienne, 23 juin 1932

Cet imaginaire et cette langue de la zone ne semblent pas avoir pour fonction première d’attirer un lectorat d’apaches à Fantômas. Ils alimentent un exotisme de classe pour des lecteurs dont les témoignages n’apparaissent que par bribes dans les courriers adressés aux auteurs. En parvenant à mobiliser des thèmes modernes – la question de l’identité, celle de la technologie – au service d’une lecture inquiétante de la ville et de ses dangers, les deux jeunes romanciers jouent avec les fantasmes et les peurs de la Belle Époque.
Créant le chaînon manquant entre les deux formes du roman noir – le gothique et les pulps – mais aussi entre la forme du feuilleton et celle plus moderne de la série, ils signent une des œuvres clés de l’entrée du populaire dans le XXe siècle. Paradoxalement, l’expérience de la lecture de Fantômas offre le fantasme de la maîtrise d’un univers potentiellement anxiogène. Les romans coexistent d’ailleurs avec des guides du « Paris dangereux », des faubourgs et des rues malfamées, assortis de glossaires.

L’imaginaire fantômassien du crime n’est-il emblématique que du crépuscule parisien de la Belle Époque ? Ou permet-il de documenter des représentations plus largement partagées, qui disent la pénétration de représentations médiatiques nouvelles dans l’ensemble de l’Europe ? Et peut-être au-delà ? L’œuvre de Souvestre et Alain et ses adaptations au cinéma rencontrent un important succès à l’étranger. Mais surtout, Fantômas vient grossir les rangs d’une Européenne du crime où les génies fictifs du Mal sont légion.