Dans de nombreuses villes flamandes (Gand, Lille, Bruges) et brabançonnes (Bruxelles, Louvain, Bois-le-Duc) de la fin du Moyen Âge, les autorités urbaines établissent une fonction d’ « apaiseurs », « appaisiteurs » ou « faiseurs de paix », sorte de médiateurs chargés d’apaiser les querelles entre bourgeois. Ces arbitres ont pour fonction de réconcilier les gens pour empêcher les désordres et maintenir la paix constitutive de l’autonomie des « bonnes villes ». Dans la petite ville de Nivelles, on les voit œuvrer à la « bonne paix » pour réparer la « paix brisée ». Bien qu’au fil du temps son rôle décline, cette institution médiévale est conservée jusqu’à la fin de l’Ancien Régime dans certaines villes comme Lille, où les apaiseurs, continuent de régler nombre de petites disputes de voisinage (Catherine Denys).
1. Apaiseurs et faiseurs de paix dans la ville médiévale
Plan du chapitre
« Apaiseurs » et artisans de la « bonne paix » urbaine
Juger les violences : le récit des sources
[Verso] : Mention dorsale : Che contre escript est à Jehan Goisse.
[Recto] : Sachent tous presens et advenir que par devant Michiel del Keelle, ad ce jour maieur de Nivelle, et les eskevins de ce meisme lieu, chy dessous només, se comparut personnellement Symon Goisse et pluiseurs et grande quantitet de ses proismes et amis et Jehan Goisse, sen frere, parmentier, d’une part, et Lambiert Cotte d’autre.
Et là endroit le devant dit Symon, pour et ou nom doudit Jehan Goisse, se frere, soy deplaindy et requist audit maieur qu’il sceuist le cause et raison pour quoy il avoit mis et emprisonnet ledit Jehan, sen frere.
Acquoy ledit maieur dist que c’estoit et avoit estet à le deplainte et requeste dou devant dit Lambiert Cotte, là presens estant, disant en oultre que le cause principaul pour quoy c’estoit et avoit estet pour tant que icellui Lambiert s’estoit, presens lui et les eskevins di ce meisme lieu, deplaint et avoit fait plainte sur le personne doudit Jehan que en le grande eglise de madamme Sainte Gertrud, après bonne paix faite et dite par les paix mackeres de Nivelle entre lui et ledit Jehan Goisse, icellui Jehan l’avoit batut en icelle eglise, dont par ce il disoit que ledit Jehan avoit paix brisié et de ce se deplaindoit qu’il fuist mis en ferme, à tel fin que il se obligoit que s’il le faisoit empechier à tort que del deligier [délivrer] à droit, comme tout ce il presentoit à prouver et monstrer.
Acquoy ledit Symon et ses proismes et amis, al recharge doudit Jehan Goisse alliga que ja ce, au plaisir de Dieu, ne seroit trouvet, mais veritet estoit que il, ledit Jehan, doudit Lambert et ses complices avoit piteusement estet navrés et blechiés en ses deux mains et de ce avoit estet faite boine paix, le quelle icellui Lambiert avoit mise enfrante et brisié, car lui estant en main de justice et le menant en prison à le requeste doudit Lambiert, il, ledit Lambiert, l’avoit huchiet [apostropher] qu’il venist avant avecq pluiseurs choses ainsy qu’il presentoient de prouver et monstrer.
Et leur monstrances oyés et toutes resnes [arguments] et parolles sur ce faites et dites par les ditez parties, li devantdit maieur, à le deplainte et requeste d’eulx, tout leur dit different, prouves et monstrances mist et tournat aux eskevins et les ensommonit [semoncer] de dire loy.
Et yaux, lesdits eskevins, sur ce bien et deuement consilliet, ont dit et raportet par loy, par jugement et par plaine sieut l’un de l’autre, attendu les resnes, parolles, prouves et monstrances de l’une partie et de l’autre, et par especial les boins et loyaux consel sur ce pris bien et deuement, que pour certaine cause et negligence faite par le devant dit Jehan Goisse, icellui Jehan fache une amende de monseigneur saint Servay de Trecht à partir devens le jour Saint Jehan Baptiste proisme venant ou le raccater aux signeurs, et parmy ce faisant et ses despenses payant, ledit Jehan del devant dite admise [accusation] en demeurt et soit purs, quitte et innocens sans ce que on l’en puist riens poursuir ne demander en nulle maniere quelconques.
Auquel jugement rendre et sentenchier furent comme eskevins de Nivelle Jehan le Bisse, Bauduin dou Four, Willeme Maryet, Jehan de Cockere, Symon de Samme, Jehan de Luttre et Jehan de Bertenchan. Che fut fait l’an de grasce mil IIIIc XLVIII, le VIIIe jour d’avrilh.
(Transcription : Xavier Rousseaux)
Le 8 avril 1448, dans la petite ville de Nivelles, dans le duché de Brabant, Simon Goisse comparaît devant le maire et les échevins de l’abbesse de Saint-Gertrude, formant tribunal dans la cité. Il demande au maire pourquoi son frère Jehan est emprisonné. Celui-ci répond que c’est à la demande de Lambiert Cotte qui accuse Jehan de l’avoir battu dans la grande église de Nivelles après qu’une « bonne paix » a été faite par les « faiseurs de paix » de la ville. Lambert accuse ainsi Jehan de « paix brisée » et requiert de le mettre en prison pour qu’il confirme qu’il respectera ses obligations de paix. La version de Simon est tout autre. Jehan a été blessé aux deux mains par Lambert Cotte et deux de ses affidés. Suite à quoi une paix a bien été conclue mais c’est Lambert qui, lorsque l’on emmenait Jehan en prison, est venu le provoquer.
Chaque partie expose sa version et présente ses « preuves » c’est-à-dire ses témoins. Le maire « tourne » ensuite l’affaire devant les échevins. Les sept échevins, après avoir pris conseil, décident que Jehan Goisse a commis une faute et négligence et le condamnent à un « voyage » judiciaire à Saint-Servais à Maastricht, pèlerinage à effectuer ou racheter avant le 24 juin 1448. Moyennant les frais du procès à la charge de Jehan, celui-ci est acquitté et déclaré « pur et innocent du cas... ». Une attestation de la sentence est délivrée à son frère Simon Goisse sous forme de parchemin chirographé, c’est-à-dire établi en double exemplaire. Ce résumé de l’audience est rédigé en autant d’exemplaires que de parties, et l’une est gardée dans le coffre (ferme) des échevins. Aujourd’hui, cet exemplaire est conservé dans le fonds des Archives de la ville de Nivelles, aux Archives de l’État à Louvain-la-Neuve.
D’autres documents témoignent de la suite de cette sentence d’acquittement conditionnel. Ainsi les comptes du maire de Nivelles de 1447-1448 rendus à la Chambre des comptes de Brabant confirment le rachat du pèlerinage pour 36 plaques de Brabant et précisent que celui-ci a été infligé pour « certaine négligence » touchant la plainte de Lambert Cotte l’accusant de paix brisée, ce que « point n’at approuvet ». Les mêmes comptes mentionnent également trois amendes de quatre oboles payées par Thiery Janiaul, Lambiert Cotte et Jehan Depons pour le « fait mandet del navrure » de Jehan Goisse.
Amendes de quatre oboles payées par Thiery Janiaul, Lambiert Cotte et Jehan Depons pour le « fait mandet del navrure » de Jehan Goisse.
Rachat par Jehan Goisse du pèlerinage à Saint-Servais à Maastricht, qui lui avait été infligé pour « certaine négligence » touchant la plainte de Lambert Cotte l’accusant de paix brisée, ce que « point n’at approuvet ».
La reconstitution des faits
L’affaire s’éclaire donc grâce au croisement des sources. Jehan Goisse, parmentier, a été blessé aux deux mains par le tanneur Lambert Cotte, Thierry Janiaul et Jehan Depons lors d’une rixe. Ceux-ci « mandent le fait » c’est-à-dire déclarent devant deux échevins ou deux bourgeois la blessure et en négocient les conséquences, suivant en cela la procédure fixée par une ordonnance de 1390 qui organise la gestion des conflits violents dans la cité. Une trêve est conclue, pour permettre aux parties de conclure une paix. Celle-ci est conclue devant les apaiseurs, instance créée entre 1423 et 1430 et qui garantit la résolution de la réparation.
Jehan Goisse, cependant, « néglige » de respecter la paix conclue et s’emporte contre Lambert Cotte dans l’église principale de Nivelles, où siègent probablement les apaiseurs. Ce qui conduit Lambert à le faire mettre en prison par le maire (en présence de deux échevins) pour l’obliger à respecter le traité et à déposer plainte pour rupture de la paix. Ce que contestent les proches et amis de Jehan qui assignent le maire devant les échevins. Ces derniers, après audience publique, sanctionnent Jehan pour ne pas avoir respecté les termes de la négociation mais déboutent Lambert de l’accusation criminelle de paix brisée, qui aurait pu déboucher sur une peine criminelle prononcée par les échevins au nom du seigneur haut justicier de la ville, l’abbesse de Nivelles.
Du fait divers au fait de société : la ville médiévale face à la violence
C’est à travers un dysfonctionnement que l’affaire Jehan Goisse vs Lambiert Cotte jette une lumière sur cette procédure souvent invisible. Cette affaire met en branle tous les acteurs et dispositifs qui interviennent pour juguler le fléau majeur des communautés médiévales qu’est la violence physique. Tout au long du XIVe siècle, comme de nombreuses cités des Pays-Bas, Nivelles connaît un essor économique, notamment lié à la fabrication textile. L’afflux de population dans cette ville d’environ 4000 habitants génère des tensions nouvelles entre les élites traditionnelles, les bourgeois enrichis et les artisans regroupés dans les métiers, dont de nombreux « étrangers » à la cité. Dans ce contexte, rixes et querelles constituent un danger pour la cohésion sociale. En feuilletant les comptes d’amende du maire, on apprend que Jehan Goisse avait déjà payé une amende de deux oboles à la place de Jehan Lantenois qui avait « thiret sa daghe » sur Jehan, mais « sur corps deffandant », et que Jehan Lantenois avait été « battu hors maison » par Simon Goisse en 1443-1445.
Le pouvoir urbain, le magistrat ou conseil de ville est composé de trois groupes : les représentants du seigneur haut justicier l’abbesse de Nivelles : le maire et ses échevins, les représentants des bourgeois, les jurés, qui souhaitant s’affranchir de la tutelle de l’abbesse et cherchent du soutien chez le puissant voisin, le duc de Brabant (Philippe le Bon, duc de Bourgogne), et les dix métiers. Réunis en conseil de ville, ils négocient une série d’ordonnances visant à pacifier les relations collectives et individuelles dans la cité. Deux textes fondamentaux sont ainsi promulgués en 1390 suivis de plusieurs ordonnances jusqu’en 1438, qui organisent une véritable économie de la violence, autour d’un système d’amende dont témoignent l’impressionnante série des comptes du maire et les sentences des échevins.
À l’instar de nombreuses villes flamandes (Gand, Lille, Bruges) et brabançonnes (Bruxelles, Louvain, Bois-le-Duc), les autorités nivelloises établissent une fonction d’apaiseurs. Chaque année, un échevin, un rentier (receveur des comptes), un juré et un maître de métiers composent une cour, chargée de régler les « dissensions » entre bourgeois, tant de blessures « à sang coulant », de coups, de paroles injurieuses, à l’exception de l’homicide. Au XVe siècle, en matière de coups et blessures et injures, l’initiative de la procédure revient aux parties, les protagonistes et « leurs proches et amis ». Pour éviter l’accusation de crime, il leur incombe de se dénoncer devant deux bourgeois ou deux échevins, puis de respecter une période de trêves (4 x 14 jours) permettant la négociation d’une paix sanctionnée par les apaiseurs. Outre la surveillance de la période de trêve permettant la fixation d’une paix « définitive », les apaiseurs veillent au bon règlement des frais de guérison de la blessure (chirurgiens, pansements, médicaments), des indemnités en cas d’interruption du travail ou d’incapacité définitive, dans le but d’éviter la reprise de la violence entre groupes familiaux. En cas de refus de négocier d’une ou des deux parties, ils peuvent prononcer des amendes de pèlerinage rachetables ou non, à répartir entre les échevins et la ville. Les échevins interviennent en cas de recours ou d’incident dans la procédure. Quant au maire de la ville, il perçoit les amendes directement infligées après la reconnaissance du fait (mandement) en fonction d’un tarif précis d’amendes, élaboré au XIVe siècle.
(Auteur : Xavier Rousseaux)