Mythe et réalités
La bande d’anarchistes illégalistes connue sous le nom de « bande à Bonnot » (Garnier, Valet, Callemin, Soudy, Monier et quelques complices) a sévi moins d’un an, entre décembre 1911 et mai 1912. Ce n’est donc pas à la durée de son activité qu’elle doit sa postérité, mais bien plutôt à la fulgurance des actes commis et leur dimension politique.
Près d’un siècle après, l’expression de « bande à Bonnot » conserve une forte puissance évocatrice. Pourtant, qui veut connaître de nos jours l’histoire et la perception de « la bande » en son temps doit se dégager de l’imaginaire romanesque dont elle a été peu à peu recouverte. Alors que Bonnot fut représenté de son vivant comme un dangereux criminel, son image est aujourd’hui auréolée d’un franc capital de sympathie.
En 1926, un journaliste anarchiste sympathisant retraçait l’histoire et la genèse des « bandits tragiques » en renvoyant à la situation sociale : « Pesez les inégalités, les injustices, l’intolérable opulence d’une minorité jouissante face à la misère morale et matérielle du plus grand nombre plongé dans les geôles du travail qui tue...Oui, voyez tout cela. Scrutez le visage angoissé et grimaçant de notre aimable société... Et vous aurez découvert, en dehors des causes purement accidentelles, la vraie logique et la seule explication des Bandits Tragiques » (Victor Méric, Les bandits tragiques, Paris, S. Kra, 1926, p. 216)
Moins d’un demi-siècle après les faits, la vie de Bonnot était devenue une épopée des temps modernes, son nom, le symbole d’une révolte violente et généreuse contre une société répressive et corrompue.
Signe de cette transfiguration, on donnait en 1955 au théâtre du Quartier Latin une pièce en trente tableaux de H.F. Rey, mis en scène par Michel de Ré ; et pour laquelle Boris Vian avait composé quelques chansons, dont « La complainte de Bonnot » :
« Parmi tous ceux qu'on a connus
Dans l'Histoire de France et d'ailleurs
Il en est un qu'a tout perdu
Mais qu'a vraiment l'air d'un vainqueur
Un de ceux qui rêvait de voir
Tous les flics et tous les gradés
En chômeurs ou bien en clochards
Pour que l’on vive en liberté »
Dans une autre chanson, l’enfance de Bonnot était dépeinte comme une série de malheurs ; et la dernière phrase de l’ultime couplet reprenait (sciemment ?) un aphorisme du docteur Alexandre Lacassagne, l’un des pères fondateurs de la criminologie française :
« Si tout ce qui précède ne suffit à l'excuser
On y trouve pourtant l'explication de ses méfaits
Depuis qu'elle tourne mal et que la liberté s'effrite
La société a les criminels qu'elle mérite
La société a les criminels qu'elle mérite »
En 1968, l’idéalisation de la figure de Bonnot prenait un nouveau tour avec un film de fiction entièrement dédié à l’histoire de la bande. Philippe Fourastié – ce fut là son second et dernier film en qualité de réalisateur – n’eut alors aucune peine à rassembler une belle équipe d’acteurs : Bruno Cremer (Jules Bonnot), Jean-Pierre Kalfon (Octave Garnier), Annie Girardot (Maria la Belge) et un Jacques Brel très inspiré pour interpréter Raymond Callemin, dit « Raymond la science ». Bonnot n’était plus ici, comme le notait François Guérif, « un bandit 1900, mais un contestataire d'après mai 68. » (Le cinéma policier français, H. Veyrier, 1983, p. 145). En cette même année, Joe Dassin chantait une variété de « Bande à Bonnot » édulcorée et espiègle, qui « rêvait des palaces et du ciel d'azur de Monte-Carlo » en escamotant au couplet final la fin tragique des bandits :
« Sur les routes de France, hirondelles et gendarmes
Etaient à leurs trousses, étaient nuit et jour en alarme
En casquette à visière, les bandits en auto
C'était la bande à Bonnot »
Ces manifestations culturelles ont contribué à forger et entretenir une mémoire collective de la bande à Bonnot encore bien vivante de nos jours (elle a été réactivée récemment par le film « Les brigades du tigre »). Si cette postérité fait bien partie intégrante de l’histoire, il convient de retourner aux sources documentaires pour ressaisir la succession des événements en leur temps.
Anarchie, propagande par le fait et reprise individuelle
La bande à Bonnot ne fut pas une simple bande organisée de voleurs assassins. Elle prit naissance à un moment précis de l’histoire du mouvement anarchiste, auquel elle appartient sans conteste. Il faut donc commencer par un petit retour en arrière.
Nourri au XIXe siècle des idées de Proudhon, Stirner, Bakounine, Marx, l’anarchisme ne se résume pas à la formule initiale de Proudhon : « L'anarchie, c'est l'ordre sans le pouvoir ». C’est un courant international de théories bien plus complexes qui tend à se diviser, après l’opposition de Bakounine et Marx et la scission de la première internationale des travailleurs (1872). L’un de ces courants prône « la propagande par le fait » afin d’accélérer l’effondrement de la société « pourrie » et la marche vers la révolution. Conçue comme une action politique, cette stratégie consiste à commettre des actes illégaux tels des attentats (pour Emile Henry, auteur de l’attentat du café Terminus, le 12 février 1894 : « Il n’y a pas d’innocents » ), du sabotage, la fabrication de fausse monnaie et des actions de « reprise individuelle » (vols). L’un des objectifs de ces coups d’éclat est d’éveiller la conscience des opprimés. D’abord mis en oeuvre en Italie, en Espagne et en Allemagne, les attentats à la dynamite visent des lieux ou des personnes incarnant le pouvoir en place. Quelques attentats isolés sont commis en France dans les années 80 mais ils se multiplient à partir de 1892, sous l’action conjuguée de Ravachol, Théodule Meunier, Pauwels, Emile Henry et Auguste Vaillant. Cette vague culmine en 1894 avec l’assassinat du président Sadi Carnot, à Lyon, le 24 juin, par Caserio. L’Etat défend l’ordre établi et organise la répression par la voie judiciaire (Ravachol, Vaillant, Henry et Caserio furent condamnés à mort et guillotinés) et législative. Trois mesures sont emblématiques de cette réaction :
- la loi 12 décembre 1893 modifie la loi du 29 juillet 1881 sur la presse, afin de permettre la poursuite de la provocation indirecte et de l’apologie de l’anarchisme.
- la loi du 18 décembre visait large en permettant d’incriminer l’entente ou la participation à une entente en vue de commettre des attentats contre les personnes et les propriétés, tout en incitant à la délation.
- la loi du 28 juillet 1894 vise explicitement les anarchistes et leurs organisations.
Cet ensemble de loi – qui sera bientôt qualifié de « lois scélérates » - marqua un tournant pour les anarchistes français, qui se tournèrent dès lors vers le mouvement ouvrier. L’objectif de l’action syndicale prête une nouvelle fois à débat entre les réformistes et les partisans de la révolution. L’émancipation par la grève générale fait long feu après la dure répression des grèves organisées par la CGT (infiltrée par la police) en 1908. Nombre de militants sont découragés. Une partie des anarchistes décident alors de retrouver la voie de l’illégalisme. Le temps des grands attentats est révolu, celui de la « reprise individuelle » reste d’actualité.
Ces réseaux d’anarchistes sont, dans la continuité des lois répressives de 1894, surveillés et infiltrés par la police.
Rassemblés en groupes de « compagnons », les anarchistes illégalistes vivent autour d’un journal, de conférences de propagande et d’infractions, tels que des vols et de la fabrication de fausse monnaie. L’un de ces journaux fédérateur est « L’anarchie », fondé par Albert Soledad en 1905 et repris en 1908 par André Lorulot. Au siège du journal, à Romainville, il y a trois jeunes qui se sont connus à Bruxelles. Raymond Callemin, dit « la science » parce que ses nombreuses lectures le pousse à un scientisme naïf, compose à l’atelier. Edouard Carouy, plus rustique, tourne la presse à imprimer et Octave Garnier, impulsif et révolté, donne un coup de main au jardin. Lorsque Lorulot laisse en 1911 la direction du journal à Henriette (dite Rirette) Maîtrejean et Victor Kibaltchiche (futur Victor Serge), la politique éditoriale change de ton. L’ancienne équipe disparaît à la suite d’un cambriolage. La nouvelle direction ne prône plus l’illégalisme, tout en restant solidaire avec les « compagnons » anarchistes.
Vivant d’expédients, Callemin, Carouy et Garnier furent rejoints fin 1911 par un nouveau « compagnon » : Bonnot.
Jules-Joseph Bonnot est né le 14 octobre 1876 à Pont-de-Roide dans le Doubs. Il fit son service militaire au 133e régiment d’infanterie à Belley et trouva une place de mécanicien au dépôt des machines du PLM à Ambérieu. Son comportement violent l’expose toutefois très tôt à des condamnations : amendes et brefs séjours en prison se succèdent, pour rébellion envers la gendarmerie notamment . En 1903, il se marie et s’installe à Lyon, occupe plusieurs places, tente de s’établir à Genève, où il se fait expulser, revient à Lyon où il travaille pour différents employeurs, dont l’entreprise Berliet. C’est certainement à Lyon qu’il fréquente les cercles anarchistes et illégalistes. Sa femme est resté à Genève avec son enfant, elle ne veut plus le revoir. A partir de 1907, Bonnot bascule définitivement dans le banditisme. Il loue plusieurs domiciles sous différentes identités et vit de trafic et de vols. Repéré par la police, il quitte précipitamment la région pour Paris avec un compagnon, dans une voiture volée. Le 27 novembre à Châtelet-en-Brie, la voiture volée est retrouvé avec le compagnon de Bonnot, Sorrentino (dit Platano), abattu de deux coup de feu. Sorrentino faisait partie du cercle du journal L’Anarchie. Bonnot l’a-t-il tué ? Il expliquera à ses futurs compagnons parisiens que Platano s’était blessé en maniant son arme. La déflagration aurait attiré l’attention d’un garde forestier. Bonnot n’aurait eu d’autre choix que d’achever son ami, mortellement atteint...
La police lui attribua rapidement le crime lorsqu’elle retrouva chez la maîtresse de Bonnot – restée à Lyon - la somme d’argent que Sorrentino avait touché en héritage. A Paris, Bonnot fréquente les anarchistes illégalistes et entre ainsi en contact avec plusieurs membres de l’ancienne équipe de l’Anarchie.
A l’époque, Carouy exerce le métier de camelot, ce qui lui permet de revendre le produit de ses vols. Il produit également de la fausse-monnaie. Garnier et Callemin vivotent de petits coups.
Bonnot, en comparaison, fait figure de vétéran : il est de dix à quinze ans l’aîné de ses nouveaux compagnons, il connaît la mécanique et il est seul capable de conduire une automobile. Il a, enfin, une solide expérience de la « reprise individuelle ».
Garnier, Callemin, Valet et Carouy décident de s’associer à Bonnot pour organiser un cambriolage avec perçage de coffre-fort. Callemin vient d’acheter un chalumeau oxhydrique, reste à se procurer une auto pour le transporter. Celle-ci est volée, à Boulogne-sur-Seine, dans la nuit du 13 au 14 décembre 1911, puis remisée chez un compagnon (Dettweiler). Le 20 décembre, le cambriolage initialement prévu est ajourné au dernier moment. Pour ne pas être bredouille, l’équipe décide d’attaquer le garçon de recette d’une succursale de la Société générale, 146 rue Ordener. Le « coup » avait été repéré, mais non préparé. Chaque jour, peu avant neuf heures, l’encaisseur descend du tramway pour livrer les valeurs et la monnaie nécessaire à la banque. Il est escorté du tramway à l’agence par un homme non armé. Sa sacoche paraît être une cible facile.
Le jeudi 21 décembre au matin, la voiture volée est en stationnement, moteur en marche, Bonnot au volant. Garnier s’approche de l’encaisseur, Callemin tente de lui dérober sa sacoche. L’employé Caby résiste, Garnier tire deux coups de feu. Callemin coupe la sangle de la sacoche, la voiture part en trombe en évitant les charretiers.
Cavale sanglante
L’attaque perpétrée par les « bandits en auto » fait la Une de la presse. Le vol a en effet eu lieu en plein jour, ce qui démontre l’audace des bandits qui n’ont pas pris la peine de cacher leur visage et n’ont pas hésité à tirer sur la foule pour couvrir leur fuite. L’opération a été couronnée de succès par l’usage d’une automobile, ce qui ne s’était jamais vue auparavant.
La réussite de ce premier coup d’éclat est pourtant toute relative. Le butin est maigre, fait essentiellement de titres nominatifs. Ce crime passible de la peine capitale a été commis pour 5000 F de monnaie... Arrivée à Dieppe, alors qu’ils voulaient partir vers Le Havre, les bandits abandonnent l’auto au pied de la falaise, et retournent à Paris par le train de la marée.
Dépités par le produit de leur attentat, ils se savent désormais traqués par une police qui ne manque pas d’indices. La voiture abandonnée est en effet rapidement retrouvée et, peu après, le lieu où elle avait été remisée. Le propriétaire, Dettweiller, est arrêté, et la police découvre qu’il hébergeait Carouy, connu des services de police. Comme le notait Rirette Maîtrejean, « ce qui manquait le plus à la bande, c’était l’organisation » (R. Maitrejean, Souvenirs d’anarchie, Editions La Digitale, 2005, p. 58)...
L’attentat de la rue Ordener marqua ainsi le point de départ d’une fuite en avant, désespérée et suicidaire, ponctuée de crimes sordides et de hold-up sanglants. Dans la nuit du 2 au 3 janvier 1912, un rentier âgé de 91 ans et sa domestiqué furent assassinés à Thiais. Alphonse Bertillon, chef du service de l’identité judiciaire se rendit sur les lieux pour réaliser des photographies métriques et relever les empreintes digitales.
Les forces de l’ordre s’organisèrent pour une chasse à l’homme, en ciblant dans le milieu anarchistes les proches de Carouy et tous les sympathisants susceptibles de leur donner asile. Les lois de 1894 facilitèreent ce travail, car la plupart de ces individus étaient fichés. En janvier, Marius Metge, un ami de Carouy, fut arrêté, ainsi que Marie Vuillemin, la maîtresse de Garnier. Ce dernier fut formellement identifié par Caby comme l’un de ses agresseurs. Le bureau du journal L’Anarchie fut perquisitionné, Kibaltchiche arrêté puis, 45 jours après, Rirette Maîtrejean. L’enquête se poursuivit également à Lyon, où la maîtresse de Bonnot fut interrogée. En février, les anarchistes Eugène Dieudonné et Jean de Boë furent à leur tour arrêtés. Dieudonné fut peu après reconnu par erreur par Caby comme étant l’un de ses agresseurs.
Début mars, la surveillance des gares donne ses premiers résultats : deux anarchistes sont arrêtés en possession d’une partie des titres volés rue Ordener. Bélonie reste muet mais Rodriguez parle, en échange d’une promesse de non-lieu : c’est Bonnot et Garnier qui ont fait le coup de la rue Ordener. Garnier et Dieudonné ont tiré sur l’encaisseur. Les arrestations se multiplient au fil des jours, et le bruit court que les bandits seraient prêts à prendre d’assaut la préfecture de police pour délivrer leurs complices. La protection des abords est renforcée.
Pendant ce temps, les bandits vont en Belgique pour tenter d’écouler les titres, reviennent sur Paris, volent le 27 février à Saint-Mandé une automobile et renverse le même jour rue du Havre à Paris un agent de police (François Garnier) qui décède de ses blessures. Deux jours après, c’est l’échec d’une tentative de cambriolage nocturne chez maître Tintant, notaire à Pontoise, qui n’hésita pas à défendre son bien en tirant sur les malfaiteurs. Le 19 mars, Garnier fait parvenir un courrier à la préfecture de police de Paris, adressé à « MM. Gilbert, Guichard et compagnie » :
« Depuis que par votre entremise la presse a mis ma modeste personne en vedette à la grande joie de toute les concierges de la Capitale, vous annoncez ma capture comme imminente ; mais croyez-le bien tout ce bruit ne m’empêche pas de gouter en paix toutes les joies de l’existence. Comme vous l’avez fort bien dit à différentes reprises ce n’est pas a votre sagacité que vous avez pu me retrouvez mais bien grâce à un mouchard qui c’était introduit parmis nous ; et soyez persuader que moi et mes amis nous saurons lui donnez la récompense qu’il mérite ainsi d’ailleurs qu’a quelques témoins par trop loquace.
Et votre prime de 10 000 francs ! offerte à ma compagne pour me vendre, quelle misère pour vous si prodigue des deniers de l’Etat ; décuplez la somme Messieurs ! et je me livre pieds et poings liés à votre mercie, avec armes et bagages.
Vous l’avouraige votre incapacité pour le noble métier que vous exercez est si évidente, qu’il me prit l’envie il y a quelques jours de me présenter dans vos bureaux pour vous donnez quelques renseignements complémentaires et redressez quelques erreurs voulus ou non.
Je vous déclare que Dieudonné est innocent du crime que vous savez bien que j’ai commis, je déments les allégations de Rodriguez, moi seul suis coupable.
Et ne croyez pas que je fuis vos agents ; je crois même ma parole que ceux sont eux qui ont peur.
Je sais que cela aura une fin, dans la lutte qui c’est engagé entre le formidable arsenal dont dispose la Société, et moi. je sais que je serai vaincu, je serai le plus faible, mais j’espère vous faire payer cher votre victoire.
En attendant le plaisir de vous rencontrer : Signé : Garnier.
La lettre (dont l’orthographe originale a été ici respectée) est authentifiée par l’apposition des empreintes digitales de la main droite, avec ce commentaire : « Bille de Bertillon mets les lunettes et gaffe »
Le 20 mars, tentative de cambriolage du garage Palmas, à Chatou. Le même jour, la femme de Bonnot obtient le divorce aux torts et griefs de son mari. Le 21, la lettre de Garnier est publiée in extenso dans Le Petit Parisien.
Le 25 mars, assassinat à Montgeron du chauffeur Mathillé, pour voler un laudelet De Dion Bouton de 18 chevaux. Improvisation, là encore : l’équipe monte jusqu’à Chantilly, où elle commet une attaque brutale de la Société générale en n’hésitant pas à faire feu sur deux employés, qui meurent sur le coup. Trois morts en un jour. Une fois de plus, les bandits ont agi à visages découverts, ce qui permis aux témoins d’identifier formellement Bonnot, Garnier, Carouy et le jeune homme qui tenait la foule à distance en tirant : André Soudy, dit « pas de chance ». La police scientifique confirme ces présences par les relevés d’empreintes.
Mise à prix, mise à mort
- « Eux » toujours ! « Eux » partout ! -, titre l’Excelsior, excédé (mardi 26 mars 1912). La presse doute de l’efficacité de la police, certains titres jouent sur la peur du crime en exigeant la protection des citoyens honnêtes. Qu’attend donc la police pour mettre hors d’état de nuire les dangereux criminels ? Le soir même de l’attaque de Chantilly, la Société générale offrit par voie de presse une récompense de 100 000 F à la personne qui donnerait l’information permettant l’arrestation des malfaiteurs ; ce qui provoqua une avalanche de signalements... Les bandits en cavale ont désormais le don d’ubiquité, ils sont signalés aux quatre coins de la France à la fois, en Belgique, en Suisse ou au-delà des Pyrénées...
L’étau policier se resserre. Soudy, tuberculeux, est parti se soigner dans un sanatorium à Berck où il est arrêté, le 30 mars. La compagne de Carouy est repérée, et Carouy est arrêté le 3 avril près de Fresnes. Il nie tout en bloc, mais ses empreintes permettent d’attester sa présence sur les lieux du crime de Thiais. Lors de l’instruction, Carouy tente de se suicider. C’est ensuite le domicile parisien provisoire de Raymond la science qui est livré à la police par un indicateur. Callemin est arrêté sans heurts, le 7 avril, ainsi que Jourdan, qui lui avait offert l’hospitalité. La presse de gauche raille pourtant cette police mise en échec par quelques bandits. L’Humanité publie le 24 avril 1912 une chanson - « La ballade des bandits fantômes » - qui reprend à chaque fin de couplet : « Mais où sont Bonnot et Garnier ? »
Le premier est retrouvé dès le lendemain. L’arrestation du suspect « Simentof » a permis de révéler sa véritable identité (Monier) et, par acquis de conscience, Jouin, sous-directeur de la sûreté, décide de perquisitionner chez l’une de ses relations avérées, Gauzy, qui tient une petite boutique de vêtements de soldes, à Ivry. Surpris dans la chambre du premier étage, Bonnot ne peut fuir. Acculé, il tire sur l’inspecteur Colmar et sur Jouin, qu’il tue, puis parvient à échapper aux policiers en sautant par la fenêtre. Reste Gauzy, arrêté aux cris d’une foule vengeresse « Jetez-le à l’eau ! A mort l’assassin ! » que la police contient tant bien que mal.
Le meurtre du sous-directeur de la sûreté suscite une forte émotion dans le pays. Bonnot est coupable et il s’est évadé au nez et à la barbe des policiers présents ! Le lendemain, un chauffeur de taxi est attaqué dans la forêt de Sénart. Bonnot est soupçonné, mais c’est une nouvelle perquisition qui va permettre de le retrouver. Les recherches se sont en effet concentrées sur les relations de Gauzy, près d’Ivry. Le 28 avril, à 7 heures du matin, rue Jules Vallès à Choisy-le-roi, Dubois, qui loue un garage au richissime Fromentin, sympathisant anarchiste, est approché par la police. Il tente de dégainer une arme mais les policiers sont plus rapides et tirent. La présence de Bonnot dans les lieux étant confirmée, les policiers opèrent une retraite prudente dans l’attente de renforts. Le garage est isolé, facile à cerner. On se prépare pour un assaut. La bande des malfaiteurs est enfin prise au piège. Le siège va durer cinq heures, attirant une foule de plus en plus nombreuse, évaluée à 10 000 personnes selon Le Petit Parisien (lundi 29 avril 1912). A 10 heures du matin, plus de 400 coup de feu ont été tiré. Les assiégés ripostent toujours. Il faut en finir. Le préfet de police Lépine autorise l’emploi des grands moyens. A 11h15, on tente en vain de dynamiter l’édifice. La deuxième et la troisième tentative, à 12h avec une charrette en guise de protection, échouent également. L’explosion n’est pas assez forte. La quatrième sera la bonne : Une énorme déflagration détruit partiellement le garage, le reste prend feu sous un épais nuage de fumée. La foule applaudit. Depuis quelque temps déjà, les assiégés ne répondent plus aux coups de feu. On sonne l’assaut. C’est l’hallali, le public présent veut sa part et court vers le garage. Mais la police est prudente. Elle parvient à contenir la foule pour entrer avec précaution dans le garage, protégé par des matelas. Les murs et les meubles sont partiellement détruits. Au rez-de-chaussée gît Dubois, probablement mort dès les premiers coups de feu. Au premier étage, Bonnot est effectivement présent, mais seul, agonisant sous un matelas, percé de onze balles. A ses côtés, quelques feuillets rédigés de sa main. La presse en publie des extraits choisis : « Je suis un homme célèbre. La renommée claironne mon nom aux quatre coins du globe, et la publicité faite par la presse autour de mon humble personne doit rendre jaloux tous ceux qui se donne tant de peine pour faire parler d’eux et qui n’y parviennent point » (Excelsior, 29 avril 1912). La dernière page, rédigée lors du siège, à la hâte, au crayon, est pour ses proches : « Mme Thollon [sa maîtresse] est innocente, Gauzy aussi. Dieudonné aussi. Petit-Demange aussi. M. Thollon aussi » (La Libre Parole, 29 avril 1912).
Après le siège, une bonne partie de la presse exulte : Jouin est vengé ! « La bête est prise... La bête est morte ! ». On s’arrache les journaux d’informations et leurs multiples retirages. Extraits :
- « l’aventure de Bonnot s’est terminée comme il convenait pour que la morale publique y trouvât son compte [...] Force reste à la loi. Comme dans les fables, les méchants paient leurs dettes » (Excelsior, 29 avril 1912).
- « Avec Bonnot meurt la légende qui transformait ce misérable en héros. Les braves gens peuvent respirer et se féliciter : ils prennent de l’existence la meilleure part. Dévaliser sur les grandes routes, tuer à droite et à gauche, est-ce que cela ne finit pas le plus atrocement et le plus bêtement du monde ? Encore une fois, les images d’Epinal ont raison et la morale des enfants reste encore la meilleure (La Libre Parole, 29 avril 1912).
Le public se presse sur place en pèlerinage, l’allégresse est de mise, et le garage n’échappe au pillage que parce qu’un important service d’ordre le protège désormais, jusqu’à la complète extinction de l’incendie, qui ne laisse que des ruines. Plusieurs jours durant, les opportunistes fouilleront la terre sur place et aux alentours, pour récupérer des balles : souvenir ou objet de revente, il n’y a pas de petits profits.... Des brochures illustrant l’assaut sont publiés, et la reconstitution du siège alimente les actualités Gaumont.
Ne reste désormais plus, en cavale, que Garnier et Valet. Les derniers irréductibles vont finir, comme Bonnot, encerclés par les forces de l’ordre le 13 mai, retranchés dans un villa de Nogent-sur-Marne. Dès le début du siège, la compagne de Garnier (Marie Vuillemin) sort de la villa et se rend à la police, sans être prise pour cible par l’un des deux camps.
La topographie des lieux est ici moins avantageuse qu’à Choisy et l’opération débute à 6 heures du soir ; mais les forces de l’ordre ont désormais l’expérience d’un premier siège et la villa est située sous le viaduc de la ligne ferroviaire de l’Est, ce qui permet de lancer des projectiles sur son toit. Là encore, la foule ne peut retenir sa liesse ni sa soif de vengeance en criant « A mort ! A mort ! A mort ! ». Garnier et Valet vont pourtant tenir pendant plus de 7 heures au feu des policiers, des gendarmes, des zouaves et des dragons. A deux heures du matin, à force de tirs et d’explosions à la mélinite, la villa éventrée ne répond plus. On découvre, dans les décombres fumants, les corps de Garnier et Valet, inanimés, couverts de sang et de plâtras.
Là encore, la villa devra être protégée par la police pour que les curieux ne saccagent pas les lieux. Rien n’empêchera pourtant l’afflux des parisiens et des banlieusards sur les lieux, la chasse aux souvenirs, aux reliques (balles, cartouches, morceau de bois de mobilier de la villa, bout de toile de matelas ensanglanté etc.), et le petit commerce improvisé autour de cette curiosité morbide au chant des complaintes relatant l’histoire de la « bande tragique ». Pour une relation complète de l’assaut, voir l’article de Laurent López dans la revue Criminocorpus.
Le procès des survivants s’ouvre après une longue instruction, le 3 février 1913. Le verdict tombe le 27 février : Rodriguez et toutes les femmes furent acquittés. Dieudonné, Callemin, Soudy et Monier sont condamnés à mort. Carouy et Metge sont condamnés aux travaux forcés à perpétuité. Les autres complices, receleurs ou sympathisant écopent de peine de prisons.
Le soir même, Carouy se suicida dans sa cellule de la conciergerie. Le 21 avril, Callemin, Soudy et Monier furent guillotinés à la prison de la Santé. Dieudonné obtint une grâce présidentielle et partit pour le bagne, d’où il s’évada, fut repris, puis libéré, grâce à l’action d’Albert Londres, de Louis Roubaud et de l’avocat Moro-Giafferi, convaincus de son innocence. Metge termina ses jours au bagne, en qualité de cuisinier au service du gouverneur. Les autres membres de la « bande » reprirent des activités syndicales et anarchistes ou se firent oublier.
La dernière cavale
Revenons à la fabrique du mythe. Pour qui raisonne uniquement sur le plan juridique, il n’y a rien dans les actes de la bande à Bonnot qui permette de comprendre la dérive vers l’imaginaire dont elle a fait l’objet. Comment cette dérive a-t-elle pu prendre corps ? Il faudrait lister de nombreux indices et, parmi eux, l’innocence avérée de Dieudonné, qui devint au milieu des années 20 une figure de l’erreur judiciaire, grâce au soutien d’Albert Londres, qui militait alors pour la fermeture du bagne.
Mais un autre fait, au temps même de l’action, pesa également très lourd. L’assaut de la villa de Nogent fut peut-être la bataille de trop. Alors que le siège du garage Fromentin à Choisy parut légitime, la mise à mort de Garnier et Valet suscita des réactions plus contrastées. Après tout, nombre de membres de la bande avaient pu être arrêtés en douceur, sans opposer de résistance, par simple filature, pourquoi avait-il fallu, après la disparition de Bonnot, faire un nouveau carnage ? Par un étrange retournement de l’histoire, l’Etat avait obtenu le retour à l’ordre en utilisant l’arme même des premiers anarchistes : la dynamite. L’arsenal déployé et la disproportion des forces en présence laissaient songeur. A Choisy, un homme seul avait résisté 5 heures. A Nogent, deux hommes avaient tenu près de 7 heures. Jamais il ne fut pour eux question de reddition ou de soumission.
Ces hommes allaient vers la mort en conscience. Ils donnèrent leur vie pour leurs idées. Que ces idées soient condamnées et l’anarchie largement disqualifiée, l’attitude des bandits, elle, forçait – la peur du danger étant éteinte - le respect, au-delà de la morale et des images d’Epinal invoqués dans la presse.
Dès le lendemain du siège de Nogent, le journaliste Alfred Capus décela, à travers les cris haineux de la foule, la dimension romanesque d’une mémoire à venir. On citera ici sa remarque prémonitoire : « Qu’on le veuille ou non, qu’on trouve cela immoral ou indécent, il est trop tard : la légende est en train de se former dans l’imagination populaire » (Alfred Capus, Le Figaro, 20 mai 1912).
Un an plus tard, le peintre Jean Béraud immortalisait dans un tableau (huile sur toile) « La nuit de Nogent ». La Bande à Bonnot morte, le mythe ne demandait qu’à vivre.